L’occupation et le «néo-talibanisme»

Le 13 juin dernier, dans une prison de Kandahar, près d’un millier de détenus dits «talibans» se sont évadés. De l’extérieur, des complices ont propulsé un camion piégé sur la porte principale, tuant du coup la majorité des gardiens. La résurgence du mouvement taliban en Afghanistan est un phénomène qui met bien en lumière les pièges et les erreurs fondamentales d’un projet d’imposition exogène d’un régime politique par les forces internationales. Devant la crise sociale qui fait rage dans le pays et en réaction au fait que le régime en place à Kaboul ne gouverne pas pour les Afghans mais bien pour les forces étrangères, le «néo-talibanisme» fait le plein de nouvelles recrues.

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urban_data , 2006
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Depuis 2004, au moment où les choses ont véritablement tourné à la catastrophe en Irak, l’Afghanistan fait figure de «bonne guerre». Entérinée par l’ONU, menée par l’OTAN, l’invasion et l’occupation de l’Afghanistan avaient d’ailleurs joui dès le départ d’un appui quasi universel. Tous les gouvernements et partis majeurs occidentaux ont claironné soit l’ode civilisationnel ou le chant revanchard, les grands médias comme la BBC et CNN ont entonné le refrain, la Russie a offert aux Américains de disperser des bases militaires le long de sa frontière méridionale, l’Iran semblait bien heureux de voir son ennemi wahhabite taliban rayé de la carte. Délaissé suite à l’invasion de l’Irak, l’Afghanistan est tout de même resté au cœur des débats dans les pays dont les soldats y ont été envoyés, comme le Canada. La course à l’investiture démocrate a achevé de ramener la situation afghane à l’avant-plan, Obama et Clinton la présentant comme le véritable front de la guerre au terrorisme, marquant ainsi leur distance avec l’administration actuelle. Politiquement, en Occident, il est devenu payant de s’afficher pro-Afghanistan plutôt que pro-Irak. Tour à tour, Zapatero, Prodi et Rudd l’ont compris, et leurs gouvernements de centre-gauche ont retiré leurs troupes d’Irak pour les acheminer vers Kaboul 1.

Malgré cette belle unanimité, l’invasion et l’occupation de l’Afghanistan sont un échec. Mais quel était donc le projet de départ ? Capturer Ousama Ben Laden ! Passons. Si le projet des Occidentaux était de bâtir un État-nation solide, d’instaurer une économie de marché capitaliste qui serait liée à l’économie régionale voire globale et qui serait en mesure de sortir l’économie afghane de sa dépendance au pavot, force est de constater que l’échec est encore plus lamentable. Si le projet était d’occuper une zone géopolitique cruciale en faisant peu de cas des questions économiques et sociales, peut-être y a-t-il l’ombre d’un succès. Selon les plus récents chiffres, le taux de chômage frise les 60% et le taux de mortalité infantile est l’un des plus élevés au monde. Le trafic d’opium est beaucoup plus répandu qu’au temps des talibans ; on estime maintenant à 53% la part des narcotiques dans le PIB afghan, et 90% de l’approvisionnement global d’opium provient de l’Afghanistan. L’aide financière internationale, perdue dans des réseaux corrompus de patronage local et international, ne se rend pas aux Afghans. Les inégalités se creusent. L’électricité se fait plus rare qu’il y a cinq ans. Les combats militaires sont plutôt des échauffourées sans véritable avancée ni véritable recul. Certains estiment le nombre de civils afghans tués par les forces d’occupation à plus de 27 000, et le ressentiment envers la brutalité des forces d’occupation et la corruption de la nouvelle police afghane est, selon plusieurs rapports, de plus en plus palpable. Finalement, le président Karzaï ne réussit pas à faire fonctionner son gouvernement, qui lui ne contrôle même pas la capitale, et encore moins le reste du pays 2.

Karzaï, ce président fantoche, a vu se développer autour de lui une nouvelle élite afghane qui profite de la situation. Lui-même selon certaines sources un pion de la CIA, il aura réussi à se faire parachuter à la tête du pays suite à l’assassinat de Ahmed Shah Massoud le 9 septembre 2001 et de Abdul Haq en octobre de la même année. Protégé de Zalmay Khalilzad, le proconsul américain à Kaboul chargé de former un gouvernement afghan après l’invasion américaine, Karzaï poursuit un itinéraire tout sauf trivial. Il est passé de ministre suite à la prise de pouvoir des moudjahidines en 1992, à un appui aux talibans plus tard dans les années 90. Puis, il a quitté le pays pour un poste important au sein de UNOCAL, qui tentait d’acquérir les droits pour la construction d’un pipeline qui aurait acheminé le gaz turkmène vers le Pakistan et l’Inde. Le voilà maintenant chef d’un État qui ne représente malheureusement pas les intérêts de ses citoyens. Malgré ses origines pashtounes, Karzaï ne trouve pas sa base politique dans ce groupe majoritaire : ses gardes du corps et son entourage rapproché sont plutôt constitués de marines et de mercenaires américains. À sa décharge, son laxisme n’a d’égal que son manque de moyens, mais lorsqu’il accuse certains pays de ne pas faire assez d’efforts pour l’Afghanistan, son véritable rôle apparaît. Il symbolise l’unité afghane aux yeux des étrangers, alors que sur le terrain, la donne politique est aussi bigarrée qu’avant l’imposition par l’Empire britannique des frontières actuelles. Autour et entre les garnisons de soldats occidentaux, une immense partie du territoire afghan échappe au contrôle du régime de Kaboul. Au nord, le seigneur de guerre ouzbek Rashid Dostum possède une influence politique et militaire immense. Au nord-est, les anciens supporters d’Ahmed Shia Massoud contrôle la majeure partie du territoire. Au sud, le gangstérisme et les barons de l’opium continuent d’échapper à toute pression venant de Kaboul. D’ailleurs, lorsque Karzaï blâme le Pakistan pour l’instabilité afghane, Musharraf lui rappelle qu’il devrait peut-être intervenir au près de son propre frère, Ahmad Wali Karzaï, l’un des barons de la drogue les plus riches du pays 3.

La résurgence du mouvement taliban semble donc liée au ressentiment populaire envers une occupation, parfois brutale, qui n’en finit plus, et envers un gouvernement fantoche qui semble davantage profiter de la situation pour créer une nouvelle élite afghane légitimée et entretenue par l’occupation plutôt que de rebâtir un pays dont l’histoire récente n’est qu’une suite de guerres et d’occupations. Ce n’est pas une question de popularité des idées et du mode de vie talibane, mais plutôt de l’absence d’autre forme d’opposition au statu quo ; le néo-talibanisme semble trouver son élan dans des enjeux locaux et dans un ressentiment contre l’occupation. Après l’occupation britannique, soviétique, le conservatisme social dément du premier régime taliban et l’occupation américaine, le jour viendra peut-être où les Afghans et les Afghanes pourront eux-mêmes tenir les rênes de leur pays.

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. Sur la «bonne guerre» en Afghanistan, voir ALI, Tariq, «Afghanistan : Mirage of the Good War», in NLR, n.50, Mars-Avril 2008, pp.5-22.
2. Les données proviennent entre autres de «Failing State», in Guardian, 1 février 2008 ; «Must they be wars without end», The Economist, 13 décembre 2007, et ALI, op.cit., p.6.
3. Voir ALI, op.cit., p.13.

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