En novembre 2007, on apprenait que la firme pharmaceutique Merck acceptait finalement de «régler à l’amiable», pour 4,85 milliards de dollars, des milliers de poursuites judiciaires pour des cas de patients ayant subi des problèmes cardiaques après avoir utilisé le médicament Vioxx. «Blockbuster» parmi les anti-inflammatoires et retiré du marché en 2004, on estime que le Vioxx a été responsable de 138 000 crises cardiaques (dont 55 000 menant à un décès) aux États-Unis seulement. Les victimes canadiennes n’ont encore reçu aucun dédommagement. Mais le scandale Vioxx n’est pas un cas particulier, c’est un simple symptôme des mécanismes gouvernant l’ensemble de l’industrie pharmaceutique actuelle.
Éditorialiste invité, l’auteur est chargé de cours en sciences économiques à l’Université de Montréal et à l’UQAM
«Today’s medicines finance tomorrow’s miracles», nous dit le slogan de GlaxoSmithKline, la deuxième firme pharmaceutique mondiale. Les fabricants de miracles nous répètent sans cesse que le prix élevé des médicaments est justifié par les hauts coûts de l’innovation thérapeutique bienfaitrice. Ainsi, les profits exceptionnels des firmes pharmaceutiques dominantes 1 (le Big Pharma) sont justifiés par l’espoir qu’elles offrent aux malades.
Au-delà des discours, si l’industrie pharmaceutique se porte mieux que jamais financièrement, elle n’a jamais été plus mal en termes d’innovation thérapeutique. Le modèle d’affaires de cette industrie repose d’abord et avant tout sur la production de médicaments «me-too» qui cherchent à améliorer de manière très marginale les médicaments en place (modification de la posologie, gestion des effets secondaires) afin d’étendre la durée de vie des brevets. On crée des «Blockbusters» non pas en créant des médicaments apportant une contribution nouvelle à la pharmacopée existante, mais plutôt par des campagnes promotionnelles visant chaque échelon du corps médical, du domaine de la recherche et parfois du public, afin d’établir des habitudes de prescription apportant souvent bien peu de résultats thérapeutiques. Par exemple, on estime ainsi qu’entre 40% et 95% des prescriptions de statines (contre le cholestérol) sont inutiles.
La revue médicale indépendante Prescrire 2 effectue chaque année une analyse des nouveaux médicaments sur le marché français. Pour 2006, 535 nouveaux médicaments sont entrés sur le marché; 10 d’entre eux représentaient une avancée thérapeutique significative, 469 n’apportaient rien de nouveau à la pharmacopée existante et 17 ne recevaient pas l’accord des médecins puisqu’ils représentaient de possibles dangers pour la santé publique. Doit-on alors se surprendre lorsque nous apprenons que des générations complètes de nouveaux médicaments, par exemple pour traiter l’hypertension ou la schizophrénie, s’avèrent en fait moins efficaces que ceux de la génération précédente (même s’ils coûtent dix fois plus cher que les médicaments précédents dont le brevet est périmé)?
Cet état de fait ne peut s’expliquer que très difficilement pour les économistes qui croient normalement que le profit des entreprises correspond à la rétribution obtenue en contrepartie de la richesse sociale créée. Il faut comprendre que l’industrie pharmaceutique mondiale est dominée par un cartel (Big Pharma) d’une quinzaine de firmes qui existent toutes depuis les années 1920 au moins. Les barrières à l’entrée de ce marché sont si grandes que la concurrence ne peut survivre qu’en étant achetée par les firmes dominantes si elles veulent pouvoir accéder aux réseaux mondiaux de distribution. Ainsi, la recherche et le développement de nouveaux produits sont des activités relativement secondaires pour les firmes dominantes qui cherchent plutôt à transformer les habitudes médicales par la promotion à grande échelle de leurs médicaments. Dans une étude à paraître en 2008, nous avons montré que l’industrie pharmaceutique dépense deux fois plus en promotion qu’en recherche et développement 3. Les firmes pharmaceutiques sont en fait devenues des firmes de «brand-management» aux budgets promotionnels plus importants que Pepsi ou Coke. Ainsi, Pfizer dépense davantage dans la promotion de son Celebrex (un équivalent du Vioxx) que Budweiser pour sa bière.
Mais la promotion des produits pharmaceutiques touche moins le public que les médecins, à tous les échelons de la recherche médicale: du financement des universités aux essais cliniques biaisés, des pseudo-publications scientifiques aux dons massifs d’échantillons et de l’éducation continue des médecins aux visites incessantes de représentants pharmaceutiques. Les stratégies publicitaires sont des plus raffinées pour contrôler l’ensemble de la pratique médicale. Par exemple, des documents internes de Pfizer, dévoilés lors d’une poursuite judiciaire, ont permis de constater que 85 articles scientifiques portant sur la sertraline (l’antidépresseur Zoloft) avaient été rédigés par nul autre que le bureau de relations publiques de Pfizer 4. Pfizer avait lui-même produit une masse critique d’articles favorables au médicament, permettant à ses représentants de «noyer» toute étude défavorable afin de mieux convaincre les médecins.
L’histoire du Vioxx est la même: Jeffrey Lisse, un médecin «auteur» d’une étude «scientifique» sur le Vioxx qui avait «omis» de mentionner la mort de certains participants au cours de l’étude, confiait au New York Times: «Merck designed the trial, paid for the trial, ran the trial… Merck came to me after the study was completed and said, « We want your help to work on the paper. » The initial paper was written at Merck, and then it was sent to me for editing 5.»
Bien que publicisé à l’extrême, le cas du Vioxx n’est qu’une pointe de l’iceberg, l’écueil d’une pratique omniprésente dans une industrie en dérive par rapport à sa finalité thérapeutique. Combien de temps les promesses de miracles pourront-elles demeurer crédibles auprès de l’opinion publique, devant la multiplication des scandales dont le Vioxx n’est qu’un cas parmi tant d’autres?
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. Voir à cet égard Lauzon Léo-Paul et Marc HASBANI. Analyse socio-économique: industrie pharmaceutique mondiale pour la période de dix ans 1996-2005, Montréal, Chaire d’études socio-économiques de l’UQAM, 2006, [En ligne]<http://www.cese.uqam.ca/pdf/rec_06_industrie_pharma.pdf>
2. Voir l’éditorial «Quand la publicité masque l’absence de progrès thérapeutique», Prescrire, Vol. 27, no. 280, (février 2007), [En ligne] <http://www.prescrire.org/editoriaux/bilanMed2006.pdf>
3. Gagnon, Marc-André et Joel LEXCHIN, «The Cost of Pushing Pills», PloS Medecine, Vol.5, no. 1, à paraître le 3 janvier 2008, [En ligne] <http://medicine.plosjournals.org/>
4. La littérature scientifique compte 211 articles avec «sertraline» dans le titre et 479 articles avec «sertraline» comme mot-clé. Voir à ce sujet Sismondo, Sergio. «Ghost Management: How Much of the Medical Literature Is Shaped Behind the Scenes by the Pharmaceutical Industry?», PloS Medicine, Vol. 4, no. 9, (Septembre 2007), [En ligne] <http://medicine.plosjournals.org/archive/1549-1676/4/9/pdf/10.1371_journal.pmed.0040286-L.pdf>
5. Berenson, A. «Evidence in Vioxx suits shows intervention by Merck officials», New York Times, 24 avril 2005, <http://www.nytimes.com/2005/04/24/business/24drug.html>