Vision et visibilité de l’art contemporain africain

Comme l’Afrique dans sa totalité, l’art contemporain de ce continent souffre d’un défaut de structure qui entrave son développement et menace sa diffusion. L’art contemporain africain reste trop dépendant de l’Occident. Quelques initiatives prometteuses permettent cependant d’envisager un véritable avenir pour les plasticiens et les photographes africains.

African Art
Bomba Rosa, African Art, 2008
Certains droits réservés.

La 8e Biennale de Dakar s’achève, seule manifestation durable consacrée aux arts visuels sur le continent africain. Les tentatives sud-africaines demeurent incertaines et la réalisation peu lisible de la Triennale de Luanda ne produit ni écho ni incidence. La scène artistique africaine vit ce paradoxe d’un désir de reconnaissance locale et d’une nécessité – économique – d’existence dans le reste du monde.

À l’exception notable de l’Afrique du Sud, l’Afrique subsaharienne souffre d’un déficit dramatique en structures : écoles d’art, musées, centres d’art, galeries, presse spécialisée… Peu de pays se sont dotés d’une réelle politique en matière culturelle. Les initiatives pour faire connaître le travail des artistes sur le continent sont rares; les expositions ne voyagent pas, aucune synergie entre les acteurs ne parvient à voir le jour. Le concept de « galeries plastiques itinérantes » produit par les galeries ATISS à Dakar et les galeries Chab à Bamako, qui circule en Afrique de l’Ouest depuis 2006, constitue une exception.

En Europe

L’accueil réservé en Europe à la création contemporaine africaine est ambigu. Seules deux expositions monographiques lui ont été consacrées au Musée du Quai Branly (Paris) depuis son ouverture et les achats d’œuvres d’art contemporaines pour ses collections sont très ponctuels et non cohérents. L’exposition à la dernière Biennale de Venise d’une collection privée angolaise controversée dans un pavillon dévolu à l’Afrique (comme si l’Afrique était un pays – selon les codes en vigueur à Venise) n’était guère pertinente. Le concept très confus de Check-Luanda Pop se proposait de présenter, une fois de plus, «le panorama le plus signifiant de la création africaine aujourd’hui», alors que prédominaient les artistes angolais. La maladroite mise en avant de l’Afrique par le commissaire général, Robert Storr, laissait supposer que l’Afrique avait, comme toujours, besoin d’une aide et d’un traitement spécifiques.

Plus de la moitié des artistes de la Documenta 12 étaient originaires de régions négligées par les grands événements internationaux : l’Europe de l’Est, l’Asie, l’Amérique du Sud et bien sûr l’Afrique, dont dix artistes étaient issus, venant majoritairement du Nigéria et d’Afrique du Sud. Les artistes africains sélectionnés étaient connus et vivaient en Afrique. Leurs œuvres se réfèrent à l’Afrique sans pour autant s’en tenir à une imagerie convenue. Elles ont intégré l’ensemble des expositions «à égalité».

Africa remix a voyagé, de 2004 à 2007, à Düsseldorf, Paris, Londres, Stockholm, Tokyo et Johannesburg. Cette exposition prétendait établir un état de la création de tout le continent africain en 200 œuvres réalisées par 87 artistes. Africa remix n’a pas su rendre justice à des œuvres qui se justifient en elles-mêmes. Cette exposition leur garantissait une certaine visibilité, ce qui aurait été réussi avec une plus grande rigueur intellectuelle et éthique par l’intégration de certaines de ces œuvres dans le circuit des expositions collectives thématiques ou dans des expositions monographiques, hors tout label ethnique. Africa Remix se présentait comme un contenant, un projet de marketing destiné à la promotion de ses commissaires et des institutions occidentales. Cette exposition entérine une approche datée. Dans le flux mondial de l’art, les artistes africains, chinois, russes, aborigènes ou mexicains sont des artistes comme les autres. Ces expositions nationales ou, pire, continentales (alors que l’Afrique est un continent extrêmement divers) nient l’existence des artistes comme individus dans le champ mondial de l’art contemporain, lui-même par définition très éclaté et disparate. L’internationalisation est un fait précieux si elle signifie échanges et égalité. Si l’exposition du Centre Georges Pompidou, à Paris en 1989, Magiciens de la terre, révéla un art d’une originalité inconnue et suscita une vague d’expositions collectives, il est à espérer qu’Africa Remix sonne le glas de ce type de manifestation ethnique où les artistes, frappés d’ostracisme, se retrouvent pris comme dans un ghetto, sans éprouver autre chose qu’un fort sentiment d’impuissance, de non-choix. Africa Remix était une exposition fourre-tout et chant du cygne, qui n’a guère suscité d’intérêt, ni ouvert de nouvelles perspectives.

Les musées occidentaux hésitent encore sur la place à attribuer aux œuvres africaines entre art à part entière et objet ethnologique. En des termes différents, l’art ancien comme l’art contemporain posent problème, car ils constituent des enjeux culturels et identitaires pour un continent, qui peine lui-même à reconnaître et valoriser sa production artistique et patrimoniale, mais s’indigne lorsqu’à l’étranger sa valeur atteint des montants record, et cela tout en organisant sciemment sa fuite.

L’art contemporain d’Afrique se construit dans la complexité. La modernité artistique africaine s’est élaborée en réaction aux principes de l’art traditionnel, puis pour lutter contre un art fabriqué pour les colons ou les touristes, ce qui a produit ces catégories définies par Pierre Gaudibert et aujourd’hui tombées en désuétude d’art savant et d’art populaire. L’histoire de ce concept très approximatif d’art contemporain africain est l’histoire de la promotion de l’art d’un continent. À travers ce processus de valorisation, récupéré dans les pays anglo-saxons par les cultural studies, l’Afrique est passée du statut de territoire à celui d’identité. L’art africain contemporain pourrait s’identifier en style, en mouvement artistique, en idéologie identitaire, en production culturelle d’un continent; il se définit en fait comme l’exclusion d’un continent entier du champ de l’art contemporain.

En Afrique

Les arts visuels constituent au Sénégal un domaine où les institutions sont actives, dans un cadre qui se réfère à la fois à la solidarité, à la recherche d’une hypothétique identité collective et à l’authenticité radicale d’un individualisme créateur autonome et assumé. La sphère énergétique actuelle participe plus de l’échange que de la production, et c’est en ce sens que la Biennale de Dakar est bien de son époque : elle offre une multitude d’opportunités de rencontres et de jonctions à réussir. À l’exception de la diaspora ou des artistes d’Afrique du Sud, la plupart des artistes africains ont certainement le sentiment de se trouver sur une planète inconnue lorsqu’ils sont confrontés aux structures européennes ou états-uniennes, non crédibles et décalées. L’échec de bien des tentatives provient de l’obligation faite aux artistes d’«ailleurs» par les commissaires d’«ici» de représenter une identité géopolitique.

Dak’Art 2008 se veut continuité et renouvellement. Le thème choisi pour cette édition, «Afrique: miroir», consistait en une analyse des projections réelles ou fantasmées que véhicule l’Afrique contemporaine, tout particulièrement dans sa création artistique.

La majorité des artistes africains travaillent en adéquation avec un contexte de surdétermination : ils jouent le jeu essentialiste des crispations identitaires, lesquelles se matérialisent différemment selon leur lieu d’implantation, et de leurs prescripteurs, des galeries pour touristes et expatriés des capitales africaines, aux grandes messes européennes. Par les rencontres visuelles et humaines qu’elle provoque, Dak’Art établit la preuve de sa nécessité. Malgré des difficultés récurrentes qui perturbent son organisation, cette manifestation représente une opportunité plus que jamais indispensable pour le développement de la filière des arts visuels en Afrique.

Le but de Dak’Art est de montrer la création visuelle africaine et de lui donner un ancrage fort, d’encourager la communication, l’interdisciplinarité, le débat, dans une perspective régionale et locale, et de bâtir, à long terme, un réseau culturel africain. La Biennale de l’art africain contemporain se positionne comme instrument effectif d’une politique culturelle panafricaine. Elle ne porte pas l’identité de l’Afrique, mais son unité dans la diversité.

À leurs débuts, les Rencontres africaines de la photographie de Bamako ont été une formidable fête populaire rassemblant photographes et photographies d’Afrique. En 2007, les 7e Rencontres étaient très blanches, très professionnelles, totalement orientées vers le marché. Si elles représentent une réelle opportunité pour les photographes africains, elles peinent à définir leurs propres enjeux, la bipolarité de l’organisation – malienne et française – brouillant les cartes. Une initiative totalement africaine permettrait de clarifier ses buts et son horizon.

Le marché

La première foire exclusivement dévolue à l’art africain contemporain s’est déroulée du 13 au 16 mars 2008 en Afrique du Sud : la Joburg Art Fair. Très modestement, elle réunissait vingt-deux galeries, dont seize sud-africaines, une allemande, une française, une britannique, deux états-uniennes et une marocaine. Les galeries sud-africaines n’ont rien à envier à leurs homologues occidentales. Les artistes sud-africains ont largement dominé la manifestation. La qualité de leurs productions, leur professionnalisme, la force de leur création, l’existence de structures appropriées, en ce qui concerne la formation et la diffusion, confirment la suprématie absolue de ce pays sur ses voisins africains.

Par défaut, la Joburg Art Fair a ainsi mis le doigt sur les lacunes de la scène artistique africaine globale et sur les extraordinaires potentialités sud-africaines. Rien de subversif, l’esprit des années de lutte contre l’apartheid était en retrait, mais, bien que prudente et mesurée, cette première édition constitue un espoir pour un continent fort mal engagé dans la course mondiale, en comparaison des autres pays « émergents ».

Le marché, même si cela paraît regrettable, se trouve au cœur de la création artistique. Ce sont les commanditaires qui font vivre les artistes et stimulent la création : qu’ils soient simples récepteurs ou prescripteurs, en tant que destinataires, ils forment le socle sur lequel est ancré le rôle social de l’artiste, sa responsabilité dans le champ culturel. Les Sud-Africains l’ont parfaitement compris.

Reconnaissance de la création contemporaine en Afrique

La présence des artistes africains sur la scène internationale demeure faible et aléatoire. La perception de l’art venu de tout un continent, donc extrêmement disparate et comme partout marquée par de fortes personnalités – en conséquence irréductibles à des schémas nationaux, régionaux ou continentaux – reste en Occident très liée à cette notion d’africanité; le thème mortifère de la spécificité identitaire rebattu dans les expositions ne favorise pas l’éveil des consciences dans le sens de l’appréhension d’un art autonome et non contraint.

L’intérêt de la Biennale de Dakar ou des Rencontres africaines de la photographie de Bamako est de rassembler, afin de les montrer, des productions par ailleurs largement ignorées. L’africanité, voire l’authenticité, et la spontanéité ne sont pas des concepts opérants, et la réalité d’une forte diaspora annule heureusement l’origine géographique comme critère de rassemblement.

Le chemin qui mène à l’intégration des œuvres des artistes africains sur la scène artistique internationale demeure très escarpé et semé d’embûches. Le marché est scandaleusement indigent au vu de la qualité des productions. Les grandes expositions collectives font figure d’entreprise de légitimation, et, si des opérations de marketing organisées en force par une action conjointe de collectionneurs, conservateurs de musées et galeristes ont pu aider à l’émergence des jeunes artistes britanniques sur la scène artistique internationale, il n’en n’est pas de même pour l’art africain contemporain. Une telle synergie n’a pas, aujourd’hui, les moyens d’exister, ce qui rend contre-productives de telles initiatives. Si l’Afrique manque à la carte de l’art contemporain, ce n’est pas qu’elle soit un ailleurs du monde. Ce phénomène dit l’état du monde inégalitaire et injuste, où la domination économique et géopolitique remplace le colonialisme. L’avenir de l’Afrique n’a de perspectives heureuses que dans le cadre de ce nouvel internationalisme cher au philosophe Jacques Derrida, un internationalisme actif, total et libre.

Le trou noir de la reconnaissance universelle de l’art contemporain africain se trouve d’abord en Afrique même : c’est aux intellectuels, critiques, opérateurs culturels publics et privés ainsi qu’aux États de s’occuper de leurs artistes et de leurs œuvres, d’écrire l’histoire de l’art du passé et de la formation de l’art actuel, de médiatiser cet art pour un public local, de reconnaître le discours marqué par le lieu et l’Histoire qu’élaborent les œuvres. Et surtout de s’attacher à former les jeunes. C’est la gageure dans laquelle persévère le Mali à travers le Conservatoire des Arts et Métiers multimédias Balla Fasseké Kouyaté, un très original projet pédagogique pluridisciplinaire qui a l’intelligence d’aborder les enseignements traditionnels et académiques, ainsi que les nouvelles technologies. C’est l’Afrique elle-même qui offrira une légitimité et en conséquence une égalité sur le terrain international à l’art contemporain du continent.

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