Body of Lies ou l’écheveau du Moyen-Orient

Un an après le très bon American gangster, Ridley Scott revient en grande forme avec un thriller politique – adapté du livre éponyme de David Ignatius(1) – qui décortique le métier d’agent secret dans une région du monde ultra-sensible, le Moyen-Orient.

Freeparking,  backyard view through a viewfinder
Freeparking, backyard view through a viewfinder, 2007
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L’agent Roger Ferris (l’excellent Leonardo DiCaprio) est en mission depuis longtemps déjà dans plusieurs pays du Moyen-Orient. Il est téléguidé dans ses activités par Ed Hoffman (Russell Crowe, un habitué des films de Scott), un ponte préretraité de la CIA, qui, de sa maison cossue des États-Unis, lui dicte ses consignes par téléphone. Afin de piéger un commanditaire d’actes terroristes, Ferris doit également demander l’aide de l’omnipotent directeur des renseignements jordaniens, Hani Salaam (Mark Strong). Mais Ferris se rend rapidement compte qu’il ne peut faire confiance à personne; pas plus à ses indicateurs qu’à ses supérieurs hiérarchiques, qui le manipulent selon leurs intérêts et leurs tactiques politiques. Entre compromis et compromissions, manipulations, faux-semblants, abus de pouvoir, désinformation et intrigues politiques, Body of lies – dont le titre est d’ailleurs très judicieux – s’avère être un savant dosage entre réflexion politique et film d’action.

Un sujet de plus en plus prisé au cinéma

À une époque où l’interventionnisme (et l’enlisement) américain dans certaines régions du monde est de plus en plus critiqué par certains États et associations de toutes sortes, il apparaît normal que le sujet inspire de multiples adaptations cinématographiques. Syriana (Stephen Gaghan, 2005) a le mérite d’être le premier film à effectuer à la fois un réquisitoire contre les intrigues américaines au Moyen-Orient et à nous plonger dans les arcanes de la guerre du pétrole et des collusions entre intérêts politiques et intérêts économiques. The Kingdom (Peter Berg, 2006) semble s’être, a contrario, complètement emmêlé les pinceaux. Hormis quelques éléments intéressants (régime saoudien corrompu, société apathique et muselée par la loi du silence), le film ne tient nullement la route du fait d’un scénario invraisemblable: comment une équipe du FBI peut-elle être dépêchée si rapidement dans un pays fermé au monde extérieur? Comment une femme peut-elle y figurer alors même que les femmes saoudiennes sont inexistantes au Royaume des Saoud? Prétendant vouloir adresser un message d’espoir et expliquer que l’Arabie Saoudite et les États-Unis (deux États en froid depuis les attentats du 11 septembre 2001) peuvent à nouveau communiquer, le réalisateur Peter Berg a oublié de questionner le fond du problème, c’est-à-dire la présence américaine au Moyen-Orient. Son film se limite à des scènes de fusillades et d’explosions spectaculaires et sombre dans un manichéisme outrancier (les bons dégomment les méchants) truffé de clichés racistes et de propagande anti-terroriste(2).

Plusieurs pistes de lecture

Dans une région du monde marquée par une présence américaine de longue date et en bute à la montée de mouvements islamistes contestataires, il devient de plus en plus difficile de dissocier les innombrables protagonistes d’un monde en pleine ébullition politique, quel que soit le camp auquel ces protagonistes appartiennent. Leur imbrication est de plus en plus poussée. Dans Body of lies,Ridley Scott, réalisateur du film culte Blade Runner,et son scénariste William Monahan (oscarisé pour le scénario de The departed de Scorsese) viennent nous rappeler que les choses ne sont pas si simples et qu’il convient de remettre en question deux théories pour le moins réductrices: celle des universalistes qui pensent que la démocratie peut être implantée partout dans le monde, indépendamment de tout contexte, et celle des culturalistes et de leur chef de file, Samuel Huntington(3), qui affirment que la démocratie est l’apanage exclusif des sociétés occidentales et qu’elle ne peut nullement être appliquée dans des régions comme l’Afrique ou le Moyen-Orient.

En 1992, le philosophe et politologue américain Francis Fukuyama suscitait la polémique avec sa théorie sur la fin de l’histoire(4). Dans un essai controversé intitulé La fin de l’histoire et le dernier homme(5), il affirme que la chute du Mur de Berlin et l’éclatement de l’Union soviétique marquent la victoire finale de la démocratie libérale sur les autres régimes politiques et, par là, l’avènement de la paix perpétuelle et la fin de l’histoire telle que l’humanité l’a connue auparavant. Signifiant ainsi que l’humanité aurait atteint un stade final. Aussi, si certaines dictatures persistent, cela n’empêcherait pas, à terme, à la démocratie libérale de s’imposer partout comme le régime le plus conforme à la nature de l’homme. Fukuyama s’exprime en ces termes: «le triomphe de l’Occident […] éclate dans le fait que tout système viable qui puisse se substituer au libéralisme occidental a été totalement discrédité»(6). Or, les années post-Guerre froide, marquées par de nombreux conflits internationaux (Irak, Afghanistan, Kosovo, etc.), ont clairement démontré le caractère erroné de la théorie de Fukuyama, taxée d’idéologique étant donné le rapprochement de ce dernier avec le Pentagone. Des films comme Body of lies viennent donc rappeler que le problème de la démocratie, en ce qui concerne notamment les pays arabes du Moyen-Orient, est mal posé dès le départ. Car les sociétés arabes sont structurellement différentes des sociétés occidentales, et appliquer des grilles d’analyse classiques à l’étude de celles-ci ainsi qu’à celle de leurs systèmes politiques ne fonctionne pas.

Le film postule intelligemment qu’on ne peut traiter avec les peuples de la région sans connaître leurs us et coutumes et, par extension, que les États-Unis mènent des actions dans une région qu’ils ne connaissent pas du tout. C’est ainsi que l’agent Hoffman dicte à son agent des conduites à adopter sans tenir compte des réalités du terrain. Ce dernier, vu les exigences de son travail, se voit dans l’obligation d’apprendre l’arabe, de porter la barbe et tente du mieux qu’il le peut de se fondre dans la masse. Se développe alors une amitié entre lui et une autochtone. Il ne faut point voir en cela une constante d’un film qui veut se vendre mais, au contraire, l’argument principal du film: et si nous tentions de communiquer? Cette assertion a d’autant plus d’impact lors du dernier dialogue du film lorsque l’agent Ferris déclare à son supérieur qu’il compte raccrocher, mais rester encore quelques temps au Moyen-Orient. Ce dernier rétorque alors: «Au Moyen-Orient? Mais c’est nul le Moyen-Orient». Et DiCaprio de répondre: «Justement, c’est ça le problème».

Le film de Ridley Scott est une excellente leçon contre la dictature de la pensée unique et des vérités définitives.

Notes

(1) Né en 1950, David R. Ignatius est un grand journaliste américain. Après être passé par le Washington Monthly et le Wall Street Journal, il travaille au Washington Post depuis 1986. Il est également l’auteur de romans d’espionnage dont Body of lies (paru en 2007), inspiré de ses longues années de correspondance au Moyen-Orient.
(2) Citons également d’autres films parus ces dernières années et traitant de près ou de loin de la Guerre en Irak: Dans la vallée d’Elah (Paul Haggis, 2005), Lions for lambs (Robert Redford, 2007), Battle for Haditha (Nick Broomfield, 2007), Redacted (Brian De Palma, 2007), Grace is gone (James C. Strouse, 2007), Stop-Loss (Kimberly Peirce, 2008), Hurt Locker (Kathryn Bigelow, 2008), etc.
(3) Professeur de sciences politiques à l’Université de Harvard, Samuel P. Huntington (1927-2008) est l’auteur d’un ouvrage fort controversé, Le choc des civilisations («The clash of civilizations», 1996), dans lequel il opère une lecture identitaire des conflits. Depuis la fin de la Guerre froide, ces derniers seraient «culturels». Huntington donne appui à ce point de vue en effectuant l’énumération de divers conflits actuels ou récents: Tchétchènes musulmans contre Russes orthodoxes, musulmans contre chrétiens au Liban, musulmans contre Serbes en Bosnie, etc. Huntington voit également dans les actions terroristes d’Al-Qaïda une lutte à finir entre le monde musulman et le monde occidental. Ses thèses serviront d’ailleurs de fondement à l’interventionnisme américain dans le monde. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, il est considéré comme un visionnaire dans certains milieux américains. Son erreur principale fut d’analyser les interactions culturelles uniquement dans des contextes de guerre et d’oublier que les clivages culturels masquent dans les faits des conflits politiques.
(4) La fin de l’histoire est un concept qui apparaît d’abord dans La phénoménologie de l’esprit (1807)de Hegel. Il a par la suite été réinterprété au XXème siècle par des philosophes comme Alexandre Kojève ou Jean-François Lyotard (théorie de la post-modernité). L’idée fut surtout remise à l’ordre du jour après la chute du Mur de Berlin par Francis Fukuyama et vivement critiquée par nombreux penseurs, Jacques Derrida notamment.
(5) Paru en 1992, cet ouvrage («The end of story and the last man») reprend et développe un article paru précédemment dans la revue américaine The National Interest et intitulé «The end of story?».
(6) NORMIER, Marjolaine, «L’homme qui prédisait «la fin de l’histoire». http://www.politis.fr/L-homme-qui-predisait-la-fin-de-l,4238.html. Consulté le 24 juillet 2008.

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