À l’affiche à Montréal l’automne dernier, Control trace un portrait bouleversant de Ian Curtis, le leader suicidé du mythique groupe de musique britannique Joy Division. C’est le premier film du photographe et réalisateur de vidéoclips Anton Corbijn. Exalté et mélancolique, à l’image de Ian Curtis, Control n’est ni un hommage de plus, ni un film sur le rock.
Récompensé par la Caméra d’or au Festival de Cannes 2007, Control relate la vie et le suicide de Ian Curtis. Le scénario est une adaptation du livre Touching from a Distance de Deborah Curtis, la femme du chanteur, qui a co-produit le film.
Control n’a rien d’un hommage à un «martyr» du rock. Le film n’est pas non plus exclusivement un biopic, c’est-à-dire un film biographique axé sur la description d’un personnage réel. De morceaux de concert apothéotiques en scènes de quotidien et crises d’épilepsie, Control dresse un portrait lucide et pudique de Ian Curtis, un Ian Curtis chanteur, leader, époux, amant, ami, employé, introverti, bête de scène, malade…
Tourné dans un noir et blanc très contrasté et bien cadré, marque de fabrique de Corbijn qui n’est pas photographe pour rien, Control a pour toile de fond le quotidien de l’Angleterre du Nord, ouvrière et morose, de la fin des années 1970. Très bien documenté, le film retrace le paysage musical de cette époque: Lou Reed, Iggy Pop, David Bowie, The Velvet Underground, les Sex Pistols…
Un réalisateur issu du monde de la photo et des vidéoclips
Connu pour ses photographies et ses clips des groupes Depeche Mode, U2 et Nirvana, Corbijn est un habitué de la scène musicale depuis plus de trente ans. Ainsi, il avait collaboré avec Joy Division du vivant de Ian Curtis, en réalisant notamment le vidéoclip du morceau Atmosphere et en fixant l’image du groupe sur la pellicule photo.
Possédant une mémoire en noir et blanc de l’Angleterre des années 1970, Anton Corbijn a choisi de tourner dans ces tons pour mieux refléter l’époque historique. En effet, le réalisateur a expliqué que l’époque d’une part, et l’univers du groupe d’autre part, sont perçus par les gens en noir et blancàcause des photos, des films d’archives1 et des pochettes bichromes des albums du groupe. Parfaitement approprié aux sentiments de désespoir et de tragédie imprégnant Control et auréolant Joy Division depuis la disparition du chanteur, ce choix d’imagerie ne résulte pourtant pas d’un désir d’ambiance mélodramatique et sombre2. Et, au lieu de confiner le film dans le passé et dans la pesanteur, le noir et blanc réussit au contraire à le rendre plus réel, actuel et aérien, faisant de Control une fiction atemporelle grâce à l’intensité de son iconographie, impliquant le spectateur plus que ne le ferait l’usage de la couleur, en sollicitant davantage son imagination.
Noir et blanc lumineux, plans larges et cadres très précis: l’empreinte de la photographie est visible dans l’imagerie de Control et rappelle les clichés de groupes de musique réalisés par Corbijn. Intéressé par tous les arts visuels, le réalisateur a fait de la scénographie, notamment pour les concerts impressionnants de Depeche Mode, a conçu des pochettes d’albums et a tourné de nombreux vidéoclips. On a d’ailleurs reproché à ces clips leur aspect trop statique, voire trop «photographique». Or, on ne saurait en dire autant pour Control, dont la mise en scène est très réussie. Se basant sur des archives et sur un scénario déjà existant, Corbijn a construit un récit dramatique à partir de l’histoire personnelle de Curtis, avec laquelle il a pris quelques libertés. Par ailleurs, le réalisateur a reconstitué avec beaucoup de fidélité et de minutie les scènes de concert, se rapprochant alors de la docufiction. En fait, avant de réaliser un film, Corbijn racontait déjà des histoires dans ses clips et ses clichés. La photo de Curtis prise quelques semaines avant sa mort, montrant le chanteur qui se retournait dans un tunnel, où le réalisateur dit avoir voulu dépeindre un homme se dirigeant vers l’inconnu, est devenue mythique après avoir fait la couverture du New Musical Express (NME), un magazine musical britannique, une semaine après le suicide du leader de Joy Division3.
Dans Control, Ian Curtis est incarné avec une immense grâce par Sam Riley, musicien professionnel et comédien peu connu4. Ce dernier interprète lui-même les morceaux de Joy Division avec les acteurs5 jouant les autres membres du groupe, qui sont également musiciens. Coïncidence ou prédestination, Sam Riley avait tenu auparavant le rôle de Mark E. Smith, chanteur de The Fall, un groupe de post-punk britannique contemporain de Joy Division, dans le film 24 Hour Party People sur la scène rock de Manchester. Outre la ressemblance avec le leader du groupe mancunien6, Sam Riley était intéressant aux yeux de Corbijn car, quasiment débutant au cinéma, il ne donnait pas l’impression d’être comédien7. En fait, plus vrai que nature, il ne semble même pas jouer Curtis; aussi intense que ce dernier, il devient Curtis, un Curtis dont le jeu théâtral sur scène semble lui-même inspiré de David Bowie et Brian Ferry.
Joy Division, un son précurseur et inaltéré par le temps
Outre Ian Curtis, Joy Division était composé de Bernard Sumner, Peter Hook et Stephen Morris. Joy Division s’était d’abord appelé très brièvement Stiff Kittens, puis Warsaw en référence au morceau Warszawa (Varsovie en polonais) de Brian Eno et David Bowie, qui comptent parmi les influences du groupe. Ayant appris l’existence d’une formation londonienne du nom de Warsaw Pakt, le groupe change de nom et devient Joy Division, expression issue du roman semi-autobiographique The House of Dolls de Yehiel De-nur, écrivain et survivant de la Shoah. Ce choix de nom était motivé par le désir de lutter contre l’oubli des atrocités commises pendant la Deuxième Guerre mondiale8. En effet, Joy Division correspond au nom du quartier des camps de concentration où avait lieu l’exploitation sexuelle par les soldats SS des jeunes femmes juives déportées.
N’ayant pas survécu au suicide de son chanteur Ian Curtis, survenu en 1980, Joy Division a laissé une marque indélébile sur la scène rock, après quelques singles et trois albums (dont deux posthumes). En particulier, le groupe mancunien a inventé un nouveau genre, le post-punk9, et a beaucoup influencé l’évolution de la musique. L’apparition de la New Waveet du gothique ne lui est d’ailleurs pas étrangère.
Le très beau morceau de Joy Division, Love Will Tear Us Apart, qui figure dans la bande originale du film Control, a été repris des centaines de fois. Entre autres, The Cure, José González, les Swans, Calexico, Paul Young, Simples Minds, Nada Surf, Squarepusher et Nick Cave se sont appropriés cette chanson aux paroles écrites par Ian Curtis, sortie en single un mois avant sa mort et dont le titre est gravé sur la pierre tombale du chanteur. En 2006, le morceau a été élu «meilleur single de tous les temps» par le NME. La chanson la plus populaire de Joy Division a été entendue plusieurs fois au cinéma, entre autres dans 24 Hour Party People et dans Donnie Darko10.
Le célèbre single correspond à la rencontre de trois genres musicaux: le renouveau du punk, les prémices de la New Wave avec un son synthétique et la Coldwave, avec des sonorités glaciales, une voix grave et sombre, ainsi que des paroles exprimant un profond malaise. La Coldwave française ou ColdPop dont il est question ici est un genre de post-punk des années 1980 dérivé de groupes tels que Joy Division, The Cure et Siouxsie and The Banshees et représentée notamment par les groupes Opera Multi Steel et Trisomie 21.
Reflétant les problèmes rencontrés par Curtis dans son couple, Love Will Tear Us Apart parle de la vie quotidienne. Au-delà de l’essence nihiliste et du désir de tabula rasa du punk, de la révolte face à l’ordre établi et du no future lancé par les Sex Pistols, les textes de Joy Division faisant référence à la vie de leur auteur, Ian Curtis, traduisent l’asphyxie et le refus en un langage plus élaboré, inaugurant le post-punk. Refus des conventions sociales, d’une existence sans réelle signification et de l’état du monde, ces émotions sont parfois à l’état brut dans le punk, surtout dans les années 1970. Ainsi, Joy Division a su verbaliser le désarroi, non seulement de son chanteur, mais aussi celui de l’Angleterre de la fin des années 1970.
Une somptueuse bande-son
Control ne pouvait avoir qu’une bande-son reflétant le panorama musical de l’époque ainsi que les influences et impacts de Joy Division. Et le réalisateur, Corbijn, s’est surpassé: The Velvet Underground, Iggy Pop, David Bowie, The Killers (groupe de rock américain actuel), Kraftwerk (groupe allemand de musique électronique des années 1970, ayant influencé le groupe mancunien non seulement dans le son, mais aussi à travers une atmosphère post-industrielle, Kraftwerk étant très marqué par le paysage bétonné et industriel de la région de la Ruhr, d’où proviennent les membres de ce groupe), Joy Division bien sûr, etc.
Surtout, l’album comporte les trois morceaux ultimes du groupe né des cendres de Joy Division, New Order. Le groupe s’étant dissout après la sortie de Control, le film évoque finalement à la fois l’ascension et la disparition de ces deux groupes étroitement liés, élément très apprécié par Corbijn11.
Control n’est pas le portrait d’un mythe
Est-ce parce que, trente ans avant Control, Anton Corbijn avait photographié Joy Division? Est-ce parce que le film retrace une époque correspondant à la jeunesse du réalisateur? Est-ce parce que, dixit Corbijn, lui-même connaissait une période difficile au moment de la conception du film12? Toujours est-il que le portrait qu’il dresse de Ian Curtis n’est pas celui d’un mythe. C’est celui d’un homme proche de nous, dans toutes ses failles et ses blessures, qui se débat avec un quotidien où il est pris au piège, un homme au génie immense et visionnaire mais qui s’est brûlé les ailes trop vite.
Le titre du film fait d’ailleurs référence à une chanson de Joy Division, aux paroles écrites par Curtis, She’s Lost Control13, évoquant «toutes les erreurs et les fautes», dont le texte semble évoquer les difficultés auxquelles faisait face le chanteur dans sa vie privée: une perte de contrôle face à un mariage et des responsabilités trop précoces, des crises d’épilepsie sur lesquelles il n’avait pas prise et la culpabilité engendrée par sa vie extraconjugale. Tous ces évènements de la vie du leader de Joy Division se retrouvent dans le film.
Cependant, Control ne tente pas de cerner le personnage d’Ian Curtis et les raisons de son suicide, mais cherche plutôt à montrer toute la complexité et toute l’humanité du chanteur, comme en témoignent ces paroles de Love Will Tear Us Apart: «Quand la routine nous ronge et que les ambitions sont au plus bas, et que le ressentiment abonde mais que les émotions ne viennent pas, et nous changeons nos habitudes, prenant des routes différentes, alors l’amour, l’amour nous déchirera à nouveau.14»
Sentiment de perte de contrôle de sa vie et de ne pas être à sa place dans la société d’aujourd’hui, désir d’échapper à son quotidien et d’être ailleurs, impuissance face à l’état du monde, tel est le lot de nombreuses personnes aujourd’hui. Le mal-être de Ian Curtis, chaque spectateur peut le comprendre et le ressentir.
À travers le portrait lumineux et sans fard du chanteur, Control restitue un moment crucial de la scène musicale annonciateur du son d’aujourd’hui, en rapportant l’évolution d’un groupe fondateur qui a énormément influencé la scène musicale. En outre, le film pose également une question fondamentale: la musique peut-elle constituer un exutoire au désespoir et au désarroi engendrés par la tristesse et les difficultés du quotidien? Elle n’a pas sauvé Ian Curtis. Mais il nous reste son héritage musical, toujours aussi actuel et bouillonnant. Là réside peut-être notre salut, quand la routine nous ronge … et que les émotions ne viennent pas.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1.GHOSN, Joseph. «Tout est sous Control: Dossier Control/Joy Division». Les Inrockuptibles, No 620, du 25 septembre au 1er octobre 2007, p. 26-31.
2.Les Inrockuptibles [en ligne]. «Control: Interview vidéo avec Anton Corbijn». <http://www.lesinrocks.com/index.php?id=67&tx_article%5Bnotule%5D=207637&cHash=5bff5b0636>. Consulté le 30 novembre 2007.
3.SOTINEL, Thomas. «Pas un film sur la musique». Le Monde, 18 mai 2007.
4.Né en 1980, l’année de la mort de Ian Curtis, Sam Riley a grandi dans un petit village près de Leeds en Angleterre. Il a tenu quelques rôles à la télévision et au théâtre, avant de se tourner vers la musique, brièvement avec le groupe The Horned Owls, puis avec 10 000 Things, dont il est le leader et le chanteur.
5.Joe Anderson, James Pearson et Harry Treadaway.
6.De Manchester.
7.Les Inrockuptibles [en ligne]. «Control: Interview vidéo avec Anton Corbijn». <http://www.lesinrocks.com/index.php?id=67&tx_article%5Bnotule%5D=207637&cHash=5bff5b0636>. Consulté le 30 novembre 2007.
8.Wikipedia [en ligne] «Origine du nom». <http://fr.wikipedia.org/wiki/Joy_Division#Origine_du_nom>. Consulté le 1er décembre 2007.
9.Mouvement culturel contestataire, synonyme de renouveau et de l’absence de limites à la création, le punk englobe un genre musical d’abord apparu en 1976-77 aux États-Unis et en Angleterre, caractérisé par un tempo très rapide, un rythme souvent binaire et la présence de distorsions et de sons saturés. Pour sa part, émergeant à la fin des années 1970, le post-punk comporte un son plus expérimental, plus introverti et complexe que le punk, tout en conservant sa posture iconoclaste et sa révolte. Joy Division, Nick Cave and the Bad Seeds, The Cure, Gang of Four et The Fall sont des groupes emblématiques du post-punk.
10.Le célèbre morceau est la toile sonore d’une scène clé du film, la seule scène d’amour entre Donnie Darko, un adolescent marginal, et sa petite amie, peu de temps avant la mort de cette dernière.
11.Les Inrockuptibles [en ligne]. «Control: Interview vidéo avec Anton Corbijn». <http://www.lesinrocks.com/index.php?id=67&tx_article%5Bnotule%5D=207637&cHash=5bff5b0636>. Consulté le 30 novembre 2007.
12.GHOSN, Joseph. «Tout est sous Control: Dossier Control/Joy Division». Les Inrockuptibles, No 620, du 25 septembre au 1er octobre 2007, p. 26-31.
13.La chanson figure sur l’album Unknown Pleasures de Joy Division.
14.Traduction libre de «When routine bites hard and ambitions are low, and resentment rides high but emotions won’t grow, and we’re changing our ways, taking different roads, then love, love will tear us apart again».
