L’avenir dégagé[1] : les éditeurs ont donné un beau titre, tout à fait approprié, au recueil d’entretiens du poète et militant Gaston Miron, publié aux Éditions de l’Hexagone. S’échelonnant de 1959 à 1993, ceux-ci constituent une immersion dans le Québec-en-devenir, vécu et porté par toute une génération déchirée entre le passé et l’avenir et précédant celle des baby-boomers.
Plusieurs lectures sont possibles de ce recueil, à la mesure des nombreuses « voix » incarnées par Miron. Celle du poète, d’abord, aux prises avec les muselières d’avant-1960 et le lourd silence des pères, qui raconte le scandale provoqué par la publication du premier poème québécois mettant en scène l’acte sexuel. Qui s’identifie à l’aliénation d’un peuple à travers le langage et le silence, et révèle sa recherche tâtonnante et grisante d’une identité. La poésie renvoie toujours à autre chose pour Gaston Miron ; elle est solidaire d’un parcours qui dépasse celui du poète, qui devient à la fois l’interprète de sa collectivité et le déblayeur de ses potentialités.
Ce n’est pourtant pas le poète qui est en évidence dans ce recueil, mais le militant, le jeune Miron qui rêvait des sciences sociales à 20 ans à Montréal, qui se fit l’homme de mille métiers, se présenta contre P.-E. Trudeau pour le R.I.N., se rapprocha du FLQ et s’engageât dans les luttes de son temps : la culture, la langue et l’indépendance. Ce recueil est une invitation à revivre les combats de l’époque, ceux des années 1960 surtout, dont l’ampleur nous étonnent aujourd’hui. Injustices sociales, domination anglophone, colonialisme, littérature populaire, forces politiques, éveil des consciences ; tout s’imbriquait et faisait sens. L’avenir dégagé, c’était d’abord l’occasion d’effectuer un tri magistral dans le passé, afin d’inventer de nouvelles formes du vivre-ensemble. Miron n’était pourtant pas un utopiste ; « terre-à-terre », nous avertit-il, il prête sa voix à la collectivité et s’amuse des écrivains qui suscitent des émotions en « se grattant l’âme comme une guitare ». N’y a-t-il pas déjà suffisamment de périls et de promesses au sein de sa société pour inspirer le poète ? C’est pourquoi Miron, éditeur et co-fondateur des Éditions de l’Hexagone, prend de plus en plus de place au fil des entretiens et des années.
Les recueils d’entretiens sont souvent inégaux, et celui-ci ne fait pas exception. Les redites sont fatalement nombreuses, notamment à propos de son enfance sur laquelle Miron s’attarde volontiers. Le lecteur peut toutefois naviguer librement entre les entretiens, divisés en quatre parties par les éditeurs : « l’homme, son parcours, son œuvre », « les Éditions de l’Hexagone : projet, histoire », « témoignages sur des écrivains » et « traduire L’homme rapaillé ». Cette dernière partie a un caractère inédit : Miron y mène avec son traducteur, Flavio Aguiar, un dialogue qui nous porte au cœur de la composition littéraire et de la traductibilité des différentes expressions et symboles d’une culture à une autre. Moment d’étonnement réciproque et de connivence issu du travail sur le langage et du langage au travail.
Chaque entretien est marqué par la personnalité des différents intervieweurs, ce qui donne lieu à des tandems et à des confrontations intéressantes. Les éditeurs ont fait un bon travail en situant chaque entretien et en dosant les informations nécessaires au lecteur. Celui mettant en scène Miron, Gérald Godin et le français Hugues Desalle à Paris en 1967 est particulièrement savoureux. Il combine de longs extraits de poèmes, occasion pour le lecteur néophyte d’une immersion dans le corpus de Miron – notamment L’homme rapaillé –, avec un débat linguistique sur le joual et l’avenir du français québécois. Puisque c’est bien l’avenir qui pointe au bout de chaque entretien.
Notes
[1] Gaston Miron, L’avenir dégagé. Entretiens 1959-1993, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 2010, 420 pages.