L’art au féminin : un hommage à Frida Kahlo

Cette année, Frida Kahlo aurait fêté son 100e anniversaire. Le Palais des beaux-arts de Mexico lui a d’ailleurs consacré durant tout l’été une grande rétrospective, réunissant pas moins de 65 œuvres ainsi que de nombreuses lettres et photographies(1). Cette femme hors du commun laisse derrière elle une œuvre aussi forte qu’émouvante et tout à fait extraordinaire dans l’histoire de l’art, cet univers où, jusqu’à une époque relativement récente, les hommes occupaient encore une position dominante.

Mains
Norman Maynard, Mains, 2005
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Si «le personnel est politique», selon le mot bien connu des féministes, alors il n’y a peut-être pas d’œuvre plus politique que celle de Frida Kahlo, car il n’y a peut-être pas d’œuvre plus personnelle que la sienne. Sans aller jusqu’à dire que Frida a peint sa «biographie», on peut dire qu’elle n’a jamais peint que son intimité, celle de son corps, de sa maison et de ses proches. Il est vrai qu’elle ne participe pas de façon aussi nette aux mouvements révolutionnaires que les muralistes, dont Diego Rivera fut sans doute l’un des plus illustres représentants, reconstituent dans leurs immenses fresques. Frida dira elle-même que sa peinture n’est pas révolutionnaire. Peut-être parce qu’au fond la définition de ce qu’est «l’art révolutionnaire» — de ce qu’est l’art tout court — ne lui est pas donnée autrement que dans la forme masculine incarnée par la grandeur, physique et symbolique, de Diego. Il semble toutefois évident que ce n’est pas ce dont témoigne directement une œuvre qui fait du peintre un «révolutionnaire», qui peut toujours peindre pour de toutes autres raisons — sans doute inavouables — que celles expressément évoquées(2). Frida ne partage pas la finalité politique que les muralistes, notamment Diego, assignent d’emblée à la peinture. Cette façon qu’ils ont parfois de parler du peuple, au nom du peuple, à la manière de ces politiciens patentés, qu’ils se plaisent à critiquer sans fin mais dont ils n’ont au fond pas grand chose à envier, se faisant les garants de la vérité universelle d’un peuple imaginaire, et jouant de toutes les compromissions et de tous les honneurs. Pour Frida, l’art est au contraire une question d’intégrité, ainsi que le note Le Clézio(3).

Sa peinture n’engage pas moins quelque chose de proprement révolutionnaire, qui n’a rien de grandiose, certes, mais touche jusqu’aux tréfonds des dispositifs organiques, vise l’intérieur, l’invisible, le réprimé, bref, tout ce dont les hommes ont peur: la mort, l’amour et même, en définitive, la révolution. Car il semble autrement évident que l’art ne puisse se contenter de s’adresser à la seule «conscience». De façon apparemment naïve, Frida opère un véritable renversement symbolique en déplaçant le cœur même de la révolte, en l’unissant aux principes fondamentaux de la vie, au cours naturel des instances organiques. Sa peinture est, en effet, une sorte d’opération à cœur ouvert où se mêlent impudeur et fragilité. Diego lui-même dira: «Frida est l’unique exemple dans l’histoire de l’art d’une personne qui s’est déchirée la poitrine et le cœur pour rendre compte de la vérité biologique qu’ils contenaient.(4)». Ses peintures sont à la mesure des souffrances qui la rongent — ce corps mutilé par un terrible accident d’autobus, cet enfant qu’elle n’aura jamais(5), cet espoir inébranlable d’un amour à l’image du principe de dualité des mythologies ancestrales —, qu’elle met à nu dans ses autoportraits comme, du reste, dans toutes ses œuvres. La peinture devient pour elle la seule issue significative, la seule forme de libération, une sorte d’exorcisme. Ainsi, en 1937, elle peint ces figues de Barbarie ouvertes, la peau arrachée, abandonnant leur chair au regard et à la lumière du monde, et qui, comme le suggère Le Clezio(6), «deviendront jusqu’à la fin de sa vie le symbole de sa féminité blessée».

Aux grands idéaux et à la force industrielle, aux spéculations des surréalistes — «cette bande de fils de pute dégénérés(7)», confiera un jour Frida à son ami le photographe Nickolas Muray — Frida oppose la modeste trivialité du corps, évoquant tour à tour souffrances et désirs, vicissitudes de la vie quotidienne, et tout ce qui l’entoure dans cette Maison Bleue de Coyoacán où s’installe peu à peu une cruelle solitude. La même solitude qu’elle avait connue à Detroit en 1932 lors d’un terrible avortement — qu’elle peindra la même année dans le célèbre tableau Henry Ford Hospital —, et que l’on retrouve encore dans un autoportrait de 1938 où elle se représente en compagnie de son chien Itzcuintli, si minuscule sur le tableau que sa présence ne peut combler le vide qui entoure Frida. De façon évidente, cette solitude marque aussi celle d’innombrables femmes de l’époque, où l’univers domestique et son effroyable silence sont caractéristiques de la condition féminine(8).

Par la suite, Frida ne cessera de témoigner de cet horizon limité que connaissent les femmes et de la souffrance que le monde des hommes leur inflige. Bien sûr, c’est encore une fois sa propre souffrance que Frida exprime, celle que Diego lui inflige par sa lâcheté en matière d’amour, son manque de constance et son insatiable appétit sexuel. Le tableau de 1935, intitulé Unos cuantos piquetitos, est un message directement adressé à Diego au moment où celui-ci trompe Frida avec sa propre sœur. Frida s’y représente nue sur un lit, le corps lacéré de coups de couteau, les draps et le parterre tachés de sang. L’homme debout derrière elle, la chemise pleine de sang, ressemble étrangement à Diego. Frida s’était inspirée, à l’époque, d’un fait divers sur l’assassinat d’une femme par jalousie. L’assassin avait alors plaidé sa cause devant le juge en disant: «Je lui ai seulement donné quelques petits coups de couteau! Rien de plus que quelques petits coups de couteau!». Cette injure faite aux femmes sera reprise dans un autoportrait de 1949 — où l’on découvre à ce moment-là que Diego a une relation avec l’actrice María Felix —, intitulé Diego y yo, où, le regard triste, l’œil larmoyant, ses longs cheveux qui semblent lui enserrer le cou comme le symbole d’une féminité étouffante, Frida force le regard de l’homme sur sa propre infamie.

De toute évidence, Frida n’est pas dupe: «les hommes sont les rois. Ils dirigent le monde(9)», dira-t-elle. Elle sait bien que, dans le monde tel qu’il a été défini jusqu’à présent par les hommes, renoncer à sa condition de femme reviendrait purement et simplement à s’exclure de ce monde. Le tableau de 1940, intitulé Cortándome el pelo con unas tijeritas («Me coupant les cheveux avec une paire de ciseaux») — où Frida est assise sur une chaise, dans un habit trop grand, certainement un habit d’homme, une paire de ciseaux à la main, ses cheveux éparpillés autour d’elle — est accompagné de deux versets d’une chanson populaire qui montrent la lucidité de Frida face à sa propre condition:

«Tu vois, si je t’aimais, c’était pour tes cheveux,
Maintenant que tu n’en as plus, je ne t’aime plus.»

En réalité, sa peinture s’inscrit littéralement comme un défi constant, ainsi que le suggère Eli Bartra:

[…] une attaque irrévérencieuse des valeurs de l’idéologie dominante. Frida se permet le luxe, étant donné sa condition de femme, d’exprimer sans fard sa vision de la vie et de la mort, avec du sang, ce liquide si proche de la vie quotidienne des femmes et proscrit par l’art et par la société. Elle se permet de peindre des choses « prosaïques » comme des avortements, des accouchements, des allaitements, des suicides, des accidents et aussi, de façon apparemment naïve, perdues parfois entre plusieurs autres choses […] deux femmes nues ensemble.(10)

Diego affirmera de son côté que «c’est la première fois dans l’histoire de l’art qu’une femme exprime avec une franchise absolue, crue et […] tranquillement féroce, ces faits généraux et particuliers qui concernent exclusivement la femme.(11)»

Au travers de ses œuvres, Frida nous conduit donc modestement au fond de sa demeure, loin de l’exaltation du désir de grandeur des muralistes. À bien y penser, il y a même une certaine forme de pudeur dans ses œuvres que ne connaissent pas ces derniers, dont les immenses fresques trahissent d’une certaine façon une forme d’obscénité et de toute-puissance relevant sans doute de quelque principe typiquement masculin(12). La révolution elle-même est chose masculine, à côté de laquelle les œuvres de Frida ne semblent pas de taille, au sens littéral du terme. Pourtant, le simple regard qu’elle fige au moyen de ses autoportraits condense parfois plus de signification sur la condition des femmes, et, par-là, sur le sort tragique que les hommes se réservent les uns envers les autres, que ne rassembleront jamais les grandes fresques des muralistes. De sorte que la «grandeur» de ses tableaux est inversement proportionnelle à leur taille réelle.

Cela dit, malgré les critiques acerbes que Frida adresse au moyen de la peinture à la «société machiste», elle n’échappe pas non plus à l’emprise de l’idéologie dominante, qui n’est pas le simple fait d’une relation unilatérale où dominant et dominé seraient définis de façon irréversible, mais bien l’expression d’une dualité complexe — qui traversera toute l’œuvre de Frida(13) — où les protagonistes dansent au rythme de l’amour et de la haine, de la vie et de la mort, et où la souffrance et la cruauté sont doublées d’une puissante nécessité. Dans le tableau de 1931 intitulé Frida Kahlo et Diego Rivera, Frida se représente elle-même comme «la femme du peintre». L’œuvre témoigne clairement du rapport que Frida entretient à ce moment là avec la peinture et sa propre identité féminine. Diego est gigantesque à côté d’elle, notamment ses pieds, qui semblent cloués au sol comme deux énormes blocs de ciment. Frida semble quant à elle sur la pointe des pieds, presque en apesanteur, comme si sa présence à côté de Diego était un peu frivole. Seul Diego, qui tient fermement dans la main droite une palette avec des pinceaux, est en effet caractérisé comme un peintre.

Toute sa vie Frida semblera osciller entre cette nécessité vitale d’accomplir son destin de femme («jamais l’art n’a remplacé pour Frida la maternité(14)», dira encore Le Clézio) et le refus non moins organique de se plier aux «règles du jeu» de celui qu’elle aime par-dessus tout («j’aime Diego plus que ma propre peau(15)», écrira-t-elle dans son journal) et qui porte en lui, malgré l’amour et l’admiration qu’il voue également à Frida, toute la violence de la vision masculine du monde. C’est pourtant bien elle qui peint ce tableau de 1931, qui inscrit sur la toile ce qui parait être son destin, qui prend conscience de cette «ligne de démarcation mystique entre les hommes et les femmes(16)» dont parlait Virginia Woolf. Sa force de caractère ne lui permet en effet aucune forme de résignation. Frida est définitivement una luchadora(17).

Cette obstination amoureuse, cette sorte de culte qu’elle voue à Diego et que l’on retrouve dans beaucoup de ses œuvres(18) est sans doute ce qui constitue chez elle la vraie révolution. Celle que Diego est tout simplement incapable d’accomplir, pris dans le tourbillon des idées dominantes et en proie à ses pulsions sexuelles et à son désir de liberté qui masquent au fond une profonde aliénation. Car il ne s’agit pas seulement de prêcher la révolution avec les seules armes de la peinture, fussent-elles à l’échelle gigantesque des muralistes, dont les fresques monumentales peuvent bien engloutir d’un seul coup l’Histoire tout entière. Il faut encore, il faut surtout faire la révolution en soi, y consacrer son art, bien sûr, mais aussi son énergie vitale, son corps, ses sentiments, faire en sorte que la révolution advienne ne serait-ce qu’à l’échelle «d’un éléphant et d’une colombe.(19)» En plaçant Diego au cœur de sa révolution, au sens propre comme au sens figuré, Frida s’efforce au fond de réaliser son rêve d’un embrassement universel qui arracherait les hommes à leur orgueil de prince et les conduirait enfin au bout de la révolte, dans le cercle fragile des relations désinstrumentalisées.

Notes (cliquer sur le numéro de la référence pour revenir au texte)

(1)À ce propos, voir l’article de Frédéric Faux, «Frida Kahlo renaît au Palais des beaux-arts de Mexico», La Presse, 10 juillet 2007.
(2)Dans le cas de Diego, Eli Bartra montre très bien l’ambiguïté de son engagement révolutionnaire, liée notamment au fait de son identité de genre et de toute la vision androcentrique qu’elle sous-tend. Voir Eli Bartra, Frida Kahlo, mujer, ideología y arte. Barcelona, Icaria, 2003, p. 84-100.
(3)Jean-Marie Gustave LE CLÉZIO, Diego et Frida, Paris, Gallimard, 2006, p. 266. «Collection Folio).
(4)Diego RIVERA, Arte y Política, Mexico, 1979, p. 247. Cité dans Jean-Marie Gustave LE CLÉZIO, Diego et Frida, Op. cit., p. 259-260.
(5)On sait que Frida essaiera à trois reprises d’avoir un enfant et que ses tentatives, rendues impossible par le terrible accident de sa jeunesse et par des dispositions physiologiques peu favorables (notamment un bassin trop étroit), auront malheureusement été infructueuses. Elle en gardera une profonde blessure identitaire mêlée à la fois de désir et de rejet, et que seule la peinture permettra jusqu’à un certain point d’exorciser: «La peinture complète ma vie. J’ai perdu trois enfants et une autre série de choses qui auraient rempli ma vie horrible. La peinture remplace tout cela.». Dans Eli BARTRA, Frida Kahlo, mujer, ideología y arte, Op. cit., p.73.
(6) Jean-Marie Gustave LE CLÉZIO, Op. cit., p. 206.
(7)Voir Andrea Kettenmann, Frida Kahlo. Dolor y Pasíon. Taschen, 2003, p. 51.
(8)Eli Bartra dira également que «l’enfermement de Frida est un symbole de l’univers domestique, des limites de l’horizon de l’immense majorité des femmes.», Op. cit., p.84.
(9)Cité par Eli BARTRA, Op. cit., p.75.
(10)Eli BARTRA, Op. Cit., p. 72-73.
(11)Andrea Kettenmann. Op. cit.
(12)Dans un article consacré à Frida (voir John Berger, «Frida Kahlo, la peinture à même la peau», Le monde diplomatique, août 1998) l’écrivain et peintre britannique John Berger s’étonne de ce que Frida, malgré sa propension à peindre presque exclusivement sa propre image, ne donne jamais dans le narcissisme. Cela s’explique selon Berger par la sensibilité de Frida à sa propre souffrance et, par extension, à tout ce qui l’entoure, «si bien qu’en peignant sa propre image […] c’est le monde sensible tout entier qu’elle exprime.» Berger oublie néanmoins de préciser une chose très simple d’une importance non négligeable: tout ce que doit la «sensibilité» de Frida au simple fait de son identité de genre. On sait par exemple que, dès la prime enfance, les garçons et les filles sont très inégalement encouragés à s’engager dans les jeux narcissiques, qui restent davantage favorisés chez les garçons, notamment sous la forme d’exploits personnels de toutes sortes et d’un culte sensible pour la morale héroïque. Sur ces questions, on pourra se reporter à l’excellent ouvrage de Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 2002. «Collection Points Essais».
(13)Et qui mériterait certainement une étude.
(14)Jean-Marie Gustave LE CLÉZIO, Diego et Frida, Op. cit., p. 237.
(15)Ibid. p. 232.
(16)À ce propos, on pourra se reporter à la remarquable analyse que fait Pierre Bourdieu des écrits de Virginia Woolf dans son ouvrage La domination masculine, Op. Cit., On lira plus particulièrement les pages 98 à 112.
(17)Littéralement: «lutteuse».
(18)Où Diego n’y est pas seulement présent mais y occupe aussi une place centrale, comme dans les tableaux suivants: Diego en mi pensamiento; Moisés; El abrazo de amor de El universo, la tierra, Yo, Diego y el senor Xólotl; ou encore le fameux tableau Retrato doble de Diego y yo, où chacun des deux protagonistes forme une partie d’un seul visage, d’un seul cœur, d’une seule âme, d’un seul principe cosmologique qui les unit à jamais comme le soleil à la lune.
(19)C’est ainsi que le père de Frida commenta la nouvelle du mariage avec Diego: «les noces d’un éléphant et d’une colombe.»

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