La danse africaine»: du mythe aux réalités

«Que la tradition soit le torrent impétueux qui se précipite dans le monde moderne pour le bouleverser et non un lac d’eau dormante. »
Maurice Béjart

Combien de fois le danseur africain, connaissant les efforts quotidiens du travail et de la recherche nécessaires à la création chorégraphique; et l’étudiante en littérature africaine, sensible aux clichés véhiculés par l’imaginaire colonial selon lequel le Noir est associé et réduit à sa biologie n’ont pas serré les dents en entendant «Les Noirs ont le rythme dans le sang»… De Joséphine Baker à Michael Jackson, le stéréotype de l’Africain sachant danser avant de marcher n’a cessé de circuler. Selon le stéréotype, l’Africain danse: partout, tout le temps, naturellement. Nul n’est besoin de se former en danse, de s’entraîner, de répéter et encore moins de réfléchir, d’innover, de créer: la danse lui serait innée.

Mouvement perpétuel
Jean-François Renaud, Mouvement perpétuel
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Pour Germaine Acogny, fondatrice de Jant-Bi, le Centre international de danses traditionnelles et contemporaines africaines, situé à Toubab Dialaw (Sénégal), l’idée que «la danse africaine» ne peut être enseignée constitue, avec le manque de moyens, le plus grand frein de cette discipline artistique1.

La présente contribution voudrait déconstruire certains clichés afin de montrer, d’abord, que «la danse africaine» est un art aux manifestations plurielles, qui s’apprend et s’invente perpétuellement et ensuite, qu’elle se situe actuellement au carrefour dynamique de plusieurs influences.

Du mythe aux réalités…

Dans l’imaginaire populaire, «la danse africaine» a depuis longtemps été associée, dans ses formes, à un grand déploiement d’énergie se manifestant par des sauts et acrobaties2, à une sensualité exacerbée3 par des déhanchements et mouvements du buste, ainsi qu’à son indispensable accompagnement d’instruments percussifs4. Sur le plan de la signification, les danses traditionnelles d’Afrique sont envisagées comme essentiellement sociales, revêtant une dimension rituelle, voire magique5. Rares sont les écrits théoriques sur «la danse africaine» qui font état de préoccupations esthétiques6. Alphonse Tiérou, un des premiers théoriciens de la danse africaine, affirme lui-même: «L’une [la danse classique] privilégie la beauté formelle, l’autre [la danse africaine] fait de l’épanouissement intérieur, des vertus éducatives, des aspirations spirituelles son cheval de bataille»7.

Plusieurs danseurs, chorégraphes et penseurs tentent aujourd’hui de déconstruire ces généralisations. Le travail récent de Mahalia Lassibille s’inscrit dans cette démarche. Ayant étudié les danses WoDaaBe du Niger, l’auteure en vient à la conclusion que celles-ci ne présentent pas les caractéristiques habituellement attribuées aux danses africaines. Il s’agit en fait d’une danse toute en grâce et en lenteur, qui ne s’accompagne pas de tambours et qui vise la démonstration et l’élection de la beauté de ses exécutants, préoccupation on ne peut plus esthétique… Cet exemple révèle à quel point les danses africaines ne répondent pas toutes au profil typique qu’on voudrait en dresser.

Dans leurs pratiques, les danses africaines sont d’une diversité formelle impressionnante. L’appellation générale «la danse africaine» induit ici en erreur de par son caractère réducteur et globalisant qui ne représente pas la réalité foisonnante et plurielle de la danse en Afrique. Pour s’en tenir à la tradition, non seulement les danses diffèrent-elles d’une région ou d’une ethnie à l’autre, mais encore, chaque groupe ethnique possède un répertoire de danses présentant chacune des caractéristiques esthétiques et des fonctions sociales différentes. Il devient alors malaisé, voire impossible, de les résumer à un type précis de mouvements ou à une fonction sociale unique. Lassibille conclut en ce sens que: « ‘La danse africaine’ est ainsi une construction dans toutes les dimensions de son appréhension»8.

Et nous sommes tentés d’ajouter une construction du regard occidental sur les pratiques artistiques africaines. À commencer par le mythe du Nègre ayant le rythme dans le sang, force est de constater que les catégories selon lesquelles sont évaluées les danses africaines reposent largement sur le regard de l’explorateur d’abord, du colonisateur ensuite et enfin du gestionnaire d’entreprises culturelles, plus souvent qu’autrement européen. Ce mythe fondateur du discours sur la danse a paradoxalement été renforcé par la négritude pour qui, selon le mot du poète président Senghor, «l’émotion est nègre». Le portrait qui en résulte réduit trop souvent la pleine valeur artistique de «la danse africaine» à une manifestation folklorique émotive. Selon cette conception, la danse traditionnelle est un code que l’interprète ne fait que répéter9. Or, la tradition africaine, comme toutes les traditions vivantes, n’est ni innée, ni immuable, et l’innovation est présente à l’intérieur de son cadre.

Alphonse Tiérou, comme la plupart des théoriciens de danse, refuse l’argument biologique voulant que la danse soit une seconde nature pour les Africains et insiste sur le caractère appris de la danse traditionnelle:

La danse n’est pas une question de sang, mais de culture. Les Africains ne naissent pas avec un chromosome de la danse en plus, et la danse n’est pas plus instinctive pour eux que pour les autres peuples […] cet art s’acquiert avec un maître, s’apprend, se maîtrise au fil de longues années de travail et de pratique, puis se transmet oralement à de nouvelles générations.10

En tant qu’art vivant, elle est appropriée par les interprètes dont les corps, les sensibilités et les idées diffèrent les uns des autres, évoluent d’un moment à l’autre. Cette transformation perpétuelle est d’autant plus présente que même dans son contexte traditionnel villageois (bien avant que les danses n’arrivent en ville» et ne soient portées à la scène par la création des Ballets nationaux11), l’improvisation en fait partie intégrante. À l’intérieur d’un cadre garanti par une rythmique donnée et des mouvements de base, on attend de l’interprète qu’il prenne la liberté d’improviser:

Ce que l’on décrit communément – et à tort – comme étant «une répétition» est bien effectivement «une progression». Le rythme, et la vie même, ne connaissent que des moments inédits que la sensibilité de celui ou de celle qui s’avère capable de recommencer toujours, c’est-à-dire d’être dans le rythme, font progresser.12

Ainsi, force est de constater que la danse, aussi traditionnelle qu’on veuille le prétendre, se transforme au fil de ses performances et de sa transmission, n’en déplaise aux tenants d’une authenticité africaine ou d’un retour aux «sources»13. Selon Zab Maboungou, philosophe et chorégraphe, l’improvisation constitue un des traits définitoire de «la danse africaine»: «de ce mouvement spontané immédiatement adopté intégré, au sein d’un contexte déjà fort structuré, naîtra une configuration nouvelle, dynamique. C’est en cela que réside la très grande sophistication de la rythmique traditionnelle africaine»14. La définition de la danse africaine traditionnelle que propose Alphonse Tiérou va dans le même sens: «Telle est la véritable danse africaine traditionnelle, création et improvisation continuelles et toujours renouvelées à l’intérieur d’un cadre bien défini»15

… Une danse contemporaine en quête identitaire

Ce regard sur la tradition comme art vivant permet de sortir du clivage entre tradition et modernité qui travaille le débat sur l’actualité de la danse en Afrique. Si la tradition était envisagée d’emblée comme dynamique et créative, le chorégraphe contemporain n’aurait pas à se définir en porte-à-faux de celle-ci sous peine d’être accusé d’immobilisme. Il s’agirait plutôt de reconnaître que, contrairement à l’opposition radicale à la tradition qui a caractérisé la naissance de la danse contemporaine en Europe, «la danse africaine» «n’a pas fait table rase du passé pour se construire, elle a d’emblée affirmé la nécessité de faire corps avec la tradition.»16 En ce sens, les danses traditionnelles et contemporaines n’auraient pas à être définies comme mutuellement exclusives, mais bien plutôt comme des influences qui nourrissent la danse actuelle en Afrique. Plusieurs chorégraphes contemporains abondent dans le sens de Senghor17 en souhaitant que les danses africaines actuelles s’inspirent librement de leurs traditions, s’enracinent pour mieux dépasser leurs frontières:

Nous devons […] proposer aux Africains d’aujourd’hui et par-delà le monde entier, une œuvre d’art qui se saisit des témoignages du passé sans en rester prisonnière. Pour moi, l’artiste doit se forger dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher.18

Cet aller-retour dont parle Djibril Diallo est plus généralement emblématique du carrefour dans lequel se trouve la danse dite «contemporaine» ou «afro-contemporaine» ou «créative africaine»19: entre tradition et modernité, entre l’expression d’une sensibilité individuelle et l’engagement social, entre les attentes d’un public occidental et celle de sa communauté d’origine… Or, cette situation, loin d’immobiliser la création en danse, devient l’objet, le matériau à partir duquel plusieurs chorégraphes travaillent. Plutôt que problématique, cette situation peut être lue comme le terreau fertile à partir duquel les artistes créent: «Plus que jamais, face aux profonds bouleversements qu’a connu le continent et la perte des repères que cela a entraîné, la danse est une réponse aux crises identitaires que traversent les sociétés. C’est aussi une façon d’exprimer toute l’ambivalence que traversent les sociétés»20 Aussi, devant cette ambivalence, les artistes réclament le droit de se construire librement leur identité et celle de leur pratique, sans être «prisonnier d’un carcan racial, d’une origine ou d’un continent»21 Reste à espérer, comme le souhaite Michel Chialvo, que le public et la critique leur permettra cette liberté de se réinventer à travers leur art: «la danse africaine est en ébullition, il faut lui laisser le temps de vivre son évolution et non la juger en fonction de l’idée de ce que l’Occident se fait d’elle ou de ce que les traditionalistes auraient envie qu’elle soit.»22 Dégagée des clichés qui la restreignent, ce n’est qu’au prix de cette ouverture à l’enracinement comme à l’exploration la plus libre que l’art de la danse en Afrique pourra s’affirmer en tant que culture vivante.

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. Propos rapportés par Ayoko Mensah dans l’article «Toubab Dialow: The succes of a Senegalese danse school », Africultures, nº42, 2001.
2. Cette idée se retrouve chez LIFAR, Serge. Histoire du ballet, Paris, Hermès, 1966 et TIÉROU, Alphonse. Dooplé, loi éternelle de la danse africaine, Paris, Maisonneuve et Larose, 1989.
3. Cette idée héritée de l’imaginaire colonial associant le Noir à la sexualité a d’étonnantes résonances dans des ouvrages de référence contemporains. L’exemple de l’étude de Patrick Ménard sur la vie quotidienne en Afrique noire est éloquent: «L’Africain vit davantage en symbiose avec son corps que l’occidental [sic]» (p. 136) et «L’érotisme est bien présent, sans vulgarité dans ces danses sensuelles» (p. 136). Plus encore, l’association de «la danse africaine» à l’érotisme est reconduite par l’Encyclopedia universalis, où l’on peut lire, sous l’acception de «l’ivresse choréique» présente dans les «danses rituelles ou religieuses»: «L’érotisme se donne souvent libre cours dans ces sortes d’ivresses choréiques [trépignements, déhanchements, balancement et tournoiements, génuflexions, torsions du buste et de la tête au moyen desquels le danseur pense accéder au monde surnaturel], dont les Africains déportés ont transmis le culte en Amérique.» (p. 36)
4. Cette idée se retrouve chez LIFAR, Serge. Histoire du ballet, Paris, Hermès, 1966 et TIÉROU, Alphonse. Dooplé, loi éternelle de la danse africaine, Paris, Maisonneuve et Larose, 1989.
5. Ce n’est que sous cette acception qu’il est fait mention de danse africaine dans l’Encyclopedia universalis.
6. À l’exception d’entrevues d’auteurs (Diallo, Sanou) et d’étude ciblée comme celle de LASSIBILLE, Mahalia. ««La danse africaine», une catégorie à déconstruire », Cahier d’études africaines, vol. 37, nº 175, p. 681-690.
7. Cité par LASSIBILLE, Mahalia. «’La danse africaine’, une catégorie à déconstruire », Cahier d’études africaines, vol. 37, nº 175, p. 687.
8. Ibid. p. 688.
9. C’est d’ailleurs ce qu’on reproche encore aux danseurs et chorégraphes contemporains qui choisissent de pratiquer leur tradition: «Trop proches des formes traditionnelles, on leur reproche de ne pas innover; mais s’ils leur tournent le dos, on les accuse d’être déracinés. » (Mensah, 2001, p. 1)
10. TIÉROU, Alphonse. Dooplé, loi éternelle de la danse africaine, Paris, Maisonneuve et Larose, 1989, p. 24-25.
11. En plus de la transposition scénique des traditions populaires, Salia Sanou, cofondateur de la compagnie Salia ni Sedou, insiste sur l’espace de diversité culturelle qu’a ouvert, aux lendemains des Indépendances, la création des ballets nationaux: «l’ouverture culturelle, initiée par les ballets, participe au décloisonnement des genres, au processus de recherche que certains danseurs entreprendront ». (cité par Brisard, 2003, p. 55)
12. MABOUNGOU, Zab. «L’art de l’improvisation dans «la danse africaine»», Africultures, nº 42, 2001, p. 1.
13. La position de Germaine Acogny par rapport à cet illusoire retour aux sources est intéressante en ce sens: «Mon propre travail, s’il prend racine dans les traditions populaires, n’est pas un retour aux sources. Il est au contraire, un chemin tout différent résolument citadin et moderne […]. Nous ne voulons pas inféoder la danse nègre. Nous désirons seulement qu’elle s’impose par son caractère propre dans la civilisation moderne et qu’elle prenne la place qui lui revient de droit. » (citée par Brisard, 2003, p. 59)
14. MABOUNGOU, Zab. «L’art de l’improvisation dans «la danse africaine»», Africultures, nº 42, 2001, p. 1.
15. TIÉROU, Alphonse. Dooplé, loi éternelle de la danse africaine, Paris, Maisonneuve et Larose, 1989, p. 31
16. BRISARD, Laurence. Salia Sanou et Seydou Boro. Être danseurs africains contemporains: un défi, Université Pierre Mendès, mémoire D.E.S.S., 2003, p. 38.
17. En 1977, à la fondation de Mudra Afrique, première institution d’enseignement de la danse en Afrique, Senghor souhaitait voir les danseurs: «s’enraciner dans les valeurs de la négritude pour s’ouvrir aux valeurs des autres cultures… Faire une danse nouvelle, négro-africaine, mais sentie, goûtée par tous les hommes de toutes les civilisations, parce que participant à l’universel». (cité par Tiérou, 1989, p. 30)
18. DIALLO, Djibril (entretien avec). «Comment voulez-vous qu’on s’en sorte? », Africultures, nº 42, 2001, p. 1; c’est nous qui soulignons.
19. Au débat ayant actuellement cours au sujet du nom à donner aux pratiques chorégraphiques actuelles en Afrique, Salia Sanou propose ce terme de «danse créative africaine», qui, s’il se définit en opposition à la tradition comme peu créative, a l’avantage d’éviter la référence au terme «contemporain»permettant ainsi «d’esquiver l’ascendance occidentale sur leur[celui des danseurs] art [africain], d’évoluer librement et légitimement vers une esthétique qui leur [aux danseurs africains]est propre.»(Brisard, 2003, p. 64)
20. MENSAH, Ayoko. «Danse en révolution », Africultures, nº42, 2001, p. 2.
21. Ibid, p. 1.
22. CHIALVO, Michel. «Réflexion sur la nouvelle danse africaine », Africultures, nº 42, 2001, p. 1.

Une réponse sur “La danse africaine»: du mythe aux réalités”

  1. Bel article..Je suis tout à fait contre le faut cliché du NOIR qui sait naturellement danser. Non, la danse n’est pas innée chez les NOIRs.
    Aussi, il est temps que certaines écoles de danses occidentales arrêtent de réduire cet Art en se déclarant des donneurs de cours de danse Africaine. c’est seulement en occident que ce terme existe. Il existe plusieurs danses Africaines, au sein d’une même société ou encore d’une même ethnie…
    Bravo une fois de plus pour la pertinence de l’article qui est à la croisée des différents courants de pensées…

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