Au commencement d’une œuvre est le désir d’écrire. Comment l’inspiration vient-elle à un écrivain ? Quel événement déclenche le processus de création ? L’incitation à l’écriture, passage du rien à l’excès, est étudiée à la lumière d’exemples empruntés à de grands auteurs du XXe siècle.
Dans l’Antiquité, les poètes disaient recevoir un souffle divin, ils étaient inspirés, animés d’une puissance extérieure. L’art était un don, ils se dédouanaient en quelque sorte de tout effort créateur, comme si leur œuvre leur parvenait toute faite. L’écrivain est un artisan du verbe : il travaille sa matière et crée à partir d’elle. Le maniement du verbe est le fondement de l’acte d’écrire. Écrire ne va pas de soi et n’est pas facile. Comment passer du rien à l’excès, à la profusion d’idées et de mots ? Qu’est-ce qui mène à l’écriture ? Comment et pourquoi franchit-on le pas ?
« Cherchez la raison qui, au fond, vous commande d’écrire (…). Vous faudrait-il mourir s’il vous était interdit d’écrire ?[1] » Ce conseil émit par Rilke communique bien le caractère impérieux que peut prendre la volonté d’écriture dans l’existence spirituelle, et même physique, d’un auteur. L’incitation que ressent l’écrivain peut être violente, certains la perçoivent comme un impératif à rédiger. Personnelles ou non, les raisons d’écrire sont multiples et peuvent souvent être associées à des éléments biographiques. Ces raisons peuvent être évoquées dans les métadiscours, c’est-à-dire les écrits qu’un auteur produit sur sa propre œuvre, qui nous renseignent alors sur sa relation à l’écriture, souffrance ou plaisir.
L’étymologie du terme incitation nous apprend qu’en latin, incitatio signifie mouvement rapide, excitation, action de mettre en mouvement. Le préfixe in– indique une direction, « aller vers » quelque chose. Il s’agit donc initialement d’une action physique, d’un déplacement dans un espace. On pense à la main qui glisse sur le papier, ou aux doigts qui pianotent sur un clavier, à tous ces gestes qui rythment l’écriture. Mise en marche, mise en branle qui appelle l’inspiration. L’incitation provoque un changement dans l’état des choses, qui fait passer du dedans au dehors. C’est cette impulsion vive qui pousse un écrivain à s’ex-primer, c’est-à-dire à ex-térioriser, ex-pulser ce qu’il contient. Du in- subjectif, représentant l’intériorité de chacun, au ex- qui éjecte hors de l’esprit les pensées. L’incitation apparaît comme une sorte de maïeutique : l’écrivain enfante son œuvre, grâce à une confrontation avec lui-même.
Elle peut toutefois (souvent) émaner de l’extérieur, l’écrivain, quel qu’il soit, étudiant, journaliste… peut devenir l’agent passif de l’incitation : il peut être incité (c’est un euphémisme) par une instance quelconque à produire un texte. Barthes ne pouvait écrire sans commande, et l’étudiant sait bien qu’il n’y a rien qui motive plus la rédaction qu’une échéance imminente. Il est alors intéressant de rapprocher ce terme d’un de ses synonymes : l’exhortation, qui peut prendre la tonalité d’un ordre. La « sommation », l’incitamentum est selon chacun de nature différente : « noctambulisme, alcool, voyage, promenade » comme l’énonce Leiris ; on pense également à la stimulation intellectuelle que certains auteurs semblent apprécier dans l’usage de drogues. Le terme englobe donc cette ambivalence, l’écoute de l’autre et de soi.
Bon nombre d’auteurs se sont adonnés à décrire ce mouvement de l’âme. Ils portent alors un discours sur l’origine de leur texte. Certains expliquent leur passage à l’écriture, topos de l’autobiographie, et décrivent parfois l’événement déclencheur qui a mis leur main au travail. Les rédactions de préfaces, journaux, notes personnelles sont propices à ce type de confessions métadiscursives. L’aspect autoritaire, le caractère irrépressible que peut prendre le désir d’écriture revient souvent sous leur plume. En effet, beaucoup évoquent la notion de besoin, voire de contrainte. L’écriture s’impose alors à eux, comme s’ils n’en avaient pas vraiment le choix. Ils répondent à l’injonction d’une « exigence intérieure » comme le suggère Günter Grass. Ils doivent alors écrire, cela relève d’une véritable nécessité. Ce qui, pour Rilke, est d’ailleurs un gage de qualité : « Une œuvre d’art est bonne, si elle provient de la nécessité. » Le poète entend par là qu’il y a une sorte de fatalité à l’écriture et que l’on ne peut s’y soustraire sans aller à l’encontre d’une puissance quasi mystique, péremptoire, qui influerait sur tous les autres pans de son existence.
S’agit-il là de la preuve d’une vocation créatrice ? Cette notion a quelque peu vieilli, il n’y a plus aujourd’hui d’auteurs qui se vantent d’avoir été élus. Le passage à l’écriture peut également avoir été suscité. Le mouvement est différent, presque indépendant de toute velléité artistique : c’est un événement extérieur qui vient provoquer la mise en marche de l’écriture. Il s’agit d’une variante externe de l’incitamentum dont parle Baudelaire, ce stimulant, cet élément déclencheur originel. Celui-ci varie bien entendu selon les personnes, et peut-être surtout, selon leur biographie. Prenons l’exemple de la littérature issue de l’expérience concentrationnaire : la nécessité d’écrire est inhérente à la volonté de laisser une trace, de témoigner. On sait que certains détenus (il faut notamment lire Les beaux jours de ma jeunesse d’Ana Novac) tenaient des journaux intimes dans les camps. Ce précieux soutien moral s’est avéré indispensable à leur survie. Beaucoup ont également transmis leur histoire à leur retour, ou bien des années plus tard. Des survivants ont souhaité témoigner pour leurs proches, dans la sphère intime, d’autres ont diffusé leurs propos à une plus grande échelle. Parmi ces derniers, quelques uns ont fait de la littérature leur mode d’expression. Leur œuvre est enrichie de leur expérience, certes, mais ne s’en contente pas : ainsi les livres d’Elie Wiesel sont imprégnés de son passé, sans s’y limiter. Dans ces cas de littérature nés après une expérience traumatique, l’élément déclencheur ne doit pas pour autant voiler la « manière propre » de l’auteur, cette notion chère à Rilke qui désigne sa visée suprême : la recherche d’une littérature qui naît des profondeurs subjectives de l’âme, de la personnalité qui s’exprime à travers des mots.
Fouiller son intimité, « rentrer en soi-même », apprendre à se connaître et à entendre sa sensibilité, pour beaucoup, c’est cela qui excite le désir d’écriture. Cependant, s’interroger sur soi, c’est aussi risquer de se confronter à la part sombre que chacun recèle. Certains peuvent trouver cela effrayant, mais pour d’autres, la prise de conscience de ses névroses, loin d’être un obstacle à la création, peut très bien l’engendrer. Barthes désigne la névrose comme un « pis-aller (…) par rapport à l’impossible dont parle Bataille (« la névrose est l’appréhension timorée d’un fond d’impossible ») mais ce pis-aller est le seul qui permet d’écrire (et de lire)[2]. » Barthes ne dit pas que seule la névrose ouvre à la littérature, mais qu’en nous donnant conscience d’un impossible (l’inatteignable, l’insurmontable, l’indicible), elle nous libère en partie de son joug et autorise ainsi la création. Elle peut aussi briser les barrières morales, reliquat d’éducation plus ou moins stricte. Cela, Bataille l’a bien saisi. Quand il déclare « j’écris pour ne pas être fou », on peut penser qu’il utilise la folie comme catalyseur de sa littérature et inversement. Ses troubles sont une condition à son écriture, comme il l’évoque dans sa préface au Bleu du Ciel : « (…) un tourment qui me ravageait est seul à l’origine des monstrueuses anomalies du Bleu du Ciel [3]». Le champ lexical de la désolation qui alimente cette phrase fait comprendre le désarroi dans lequel Bataille peut se trouver et qui est, à l’en croire, à l’origine de son roman. Précédemment, dans ce court texte, il révèle « l’épreuve suffocante, impossible » corrélative à la conception d’un livre. Convoquer la souffrance dans la genèse d’une œuvre n’est pas nouveau. C’est d’ailleurs quasiment devenu un lieu commun de considérer le malheur comme générateur de littérature. Ce mythe trouve en partie ses sources dans la figure de l’artiste mélancolique, qui arrive à son apogée durant le Romantisme : le mal-être est alors une vocation, indispensable au génie.
Barthes relie pourtant l’écriture au plaisir, et perçoit même cela comme un éventuel moteur. Ce « contentement » n’est pas selon lui « en contradiction avec les plaintes de l’écrivain ». Peut-être entend-t-il par là que l’écriture est composée de deux phases : la souffrance initiale, qui précède la mise en route, puis le plaisir de l’accomplissement ? Il est vrai qu’une fois passé le sentiment de ne pas se faire comprendre, de ne pas choisir les mots adéquats, d’être abscond ; frustrations qui rongent l’écrivant (« La littérature va du moi confus et aphasique au moi informé par l’intermédiaire des mots » dit admirablement Julien Gracq), la fluidité de l’écriture est une belle et agréable récompense. Ce plaisir est en partie lié à l’autre, celui qui lira le texte. On cherche toujours à séduire… Mais, rien n’assure l’auteur du plaisir du lecteur, il lui est totalement étranger, et lui échappe. « Écrire dans le plaisir » n’assure nullement celui du lecteur. Plaisir pour soi ne signifiant pas plaisir pour l’autre. Pour qui écrit-on ? À qui cherche-t-on à faire plaisir ? À soi, sans doute, avant tout. Le plaisir diffère de la jouissance, le contentement de « l’évanouissement ». Selon Barthes, la jouissance à la lecture ne peut être provoquée que par le « nouveau absolu, car seul le nouveau ébranle (infirme) la conscience[4] ». La jouissance de l’écriture peut être envisagée, si l’on considère avant tout sa dimension (toute relative néanmoins) mortifère : à la fois plaisir intense et souffrance. L’écriture possède cette ambivalence.
Le plus grand malheur de l’écrivain n’est-ce pas, finalement, de perdre, même provisoirement, son statut ? La hantise de la page blanche paraît être un mal répandu. L’auteur appréhende toujours cette potentielle incapacité à rédiger, le « comment commencer ? » peut poser problème. Dans ce cas, c’est le manque d’inspiration, de créativité… rien n’incite, ni ne suscite l’écriture. Le blocage est d’ordre intellectuel, rien ne vient, en tout cas, rien d’intéressant, etc., on n’arrive pas à se lancer, à se projeter dans le récit. C’est l’inverse du mouvement incitatif, c’est la stagnation. Rien de plus angoissant que cette immobilité. Quand l’inspiration revient, c’est le contraire : profusion d’idées, celles que l’on écrit vite de peur qu’elles disparaissent aussitôt. Ne pas écrire, c’est par conséquent ne pas être lu. De cette absence de réception peut se nourrir l’angoisse de l’écrivain. L’ultime mouvement de l’écriture ne serait-il pas, alors, la transmission ? L’écriture de l’un peut inspirer celle de l’autre, comme le souligne Proust : « et c’est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que pour l’auteur ils pourraient s’appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations »[5]. Les vocations naissent d’influences.
Notes
[1] R. M. Rilke, Lettres à un jeune poète, Livre de Poche, p. 36
[2] R. Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil, coll. Points, p. 12.
[3] Georges Bataille, Le Bleu du ciel, Édition 10-18, quatrième de couverture.
[4] Op. Cit., p. 55
[5] Marcel Proust, Sur la lecture, Paris, Actes Sud, p. 32-34.
Bel hommage à Proust !