Made in Africa: regard sur l’art africain contemporain

Malgré un contexte d’instabilité économique et politique, les artistes africains travaillent ardemment pour consolider leur légitimité sur les marchés africains et occidentaux. Parmi ces derniers se trouvent Willie Bester et Seni Awa Camara. En contrevenant aux mœurs ou aux fondements de la société africaine, leurs œuvres nous obligent à revoir la définition de «l’artiste africain» et à nous questionner sur la place qui lui revient sur la scène artistique internationale.

 baked carrot
Snow3, baked carrot , 2006
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Confrontés aux problèmes inhérents à l’Afrique moderne et à l’herméticité des marchés occidentaux, les artistes africains doivent fréquemment faire un choix entre rester dans leur pays d’origine ou s’expatrier. Toutefois, les préjugés du marché de l’art occidental, qui considère encore trop souvent l’art africain comme «primitif» ou «tribal», rendent ardue l’insertion des artistes africains dans des structures, institutions muséales et galeries, qui leur sont peu familières.

Willie Bester et Seni Awa Camara sont deux artistes autodidactes qui ont décidé de faire carrière sur le continent africain. Grâce à leur production novatrice, qui laisse transparaître différents enjeux sociaux actuels (pauvreté, famine, statut de la femme, instabilité politique, inégalité sociale, etc.) et passés (apartheid, ségrégation, esclavagisme, etc.), ils jouissent d’une certaine reconnaissance autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Afrique. Leur art se distingue par le médium choisi, les thèmes exploités ainsi que par les messages sous-jacents qu’ils désirent transmettre aux spectateurs. Alors que Willie Bester suscite la controverse en Afrique du Sud avec ses œuvres-installations créées à partir de différents rebus métalliques, Seni Awa Camara défie les conventions sociales et les tabous en se dévouant entièrement à la création de sculptures de terre cuite qui parlent, pudiquement, de l’importance de la maternité et de la fécondité pour les femmes africaines.

En puisant dans leur registre artistique respectif, nous tenterons de situer Willie Bester et Seni Awa Camara sur le marché de l’art contemporain, tout en jetant un œil à la situation de l’artiste africain chez lui comme à l’étranger.

Diffusion et réception de l’art

S’affirmer en tant qu’artiste en Afrique est loin d’être une chose simple; il s’agit d’un combat de tous les instants contre une société touchée par les épidémies et les conflits géopolitiques, dans laquelle le développement d’un art local est conséquemment relégué au second plan. La mise en valeur des œuvres africaines est donc minée par un capital économique chétif, des structures de diffusion restreintes et une pénurie d’institutions scolaires spécialisées dans l’enseignement des arts.

Dans ces conditions, il devient extrêmement ardu d’assurer la survie du patrimoine artistique africain. Confrontés à de telles impasses, certains artistes s’exileront vers l’Europe ou l’Amérique afin de tenter d’améliorer leur situation. Néanmoins, hormis quelques institutions spécialisées dans la conservation et la présentation d’œuvres dites «primitives» ou «nègres», la plupart des musées et galeries d’Occident ont tendance à considérer les créations africaines comme de l’artisanat plutôt que de l’art. De plus, l’absence de portfolio contribue à maintenir les artistes africains dans l’anonymat tout en empêchant les acheteurs et les galeries de reconnaître le plein potentiel de ces derniers et de poser un jugement impartial sur leurs productions. Ces stéréotypes, encrés dans l’esprit des sociétés occidentales, portent préjudice aux artistes africains qui revendiquent le droit de s’établir pleinement sur la scène artistique internationale.

Une minute de vérité avec Willie Bester

Contrairement à la majorité des artistes africains, dont l’apprentissage de l’art découle d’un savoir légué de génération en génération, Willie Bester, personnage influent sur la scène artistique africaine, eut la chance de fréquenter le Community Arts Project(1), à Mowbray, qui lui permit de s’initier aux arts plastiques. Cet artiste, originaire de Montagu en Afrique du Sud et installé à Cape Town, est reconnu pour ses œuvres ultra réalistes, et parfois mêmes brutales, qui témoignent d’un passé violent resté gravé dans la mémoire collective des peuples africains. L’élément déclencheur, chez Bester, aurait été une tuerie perpétrée par les forces policières, le jour des élections à Mitchells Plain et à Crossroads, qui coûta la vie à 27 personnes(2). Le lendemain, plutôt que de reconnaître la gravité de la situation, les autorités préférèrent tergiverser sur le nombre de personnes décédées. Révolté par l’hypocrisie gouvernementale, Willie Bester décida de rendre hommage à ces innocentes personnes victimes de brutalité policière.

Hommage à Biko (1992), un collage visiblement inspiré par la période du cubisme synthétique de Picasso, fut réalisé à l’aide de différents matériaux de récupération sélectionnés avec parcimonie par l’artiste. Parmi ceux-ci, nous retrouvons: quelques découpures de journaux, des photographies, une guitare(3) fabriquée à l’aide d’une vieille boîte de gazoline, une botte sur laquelle est inscrit «Why are you afraid?(4)», des boîtes de conserves tordues et différentes pièces de ferraille. Des taches de peintures rouges et jaunes, qui rappellent les couleurs de l’uniforme et des véhicules de la police africaine, sont réparties sur la surface à la manière de Jackson Pollock. Une fois réunis sur un même support, ces objets traitent ouvertement de la ségrégation et de la discrimination raciale perpétrées par la minorité blanche, de 1950 à 1991, sous la gouverne du ministre de la Police J. Kruger. On y distingue également une référence à Steve Biko, un leader noir décédé en 1977 durant son incarcération à la suite de mauvais traitements infligés par les policiers. Enfin, non loin de ce héros devenu martyr se dresse une enseigne octogonale rouge sur laquelle on peut lire les mots suivants «stop apartheid!(5)».

Avec Kakebeen (1993), une autre œuvre-installation conçue dans l’optique d’Hommage à Biko, Willie Bester traite des problèmes générés en Afrique du Sud par les Africaners, un groupe militant en faveur de la ségrégation, représentés par des «chariots, faits de mâchoires de moutons(6)». Fondamentalement, avec ses œuvres, l’artiste s’élève contre toute forme d’injustice sociale ou politique, mais à quel prix. En 2001, ses créations furent censurées par le gouvernement sud-africain qui les jugea trop subversives et provocantes pour être exposées aux regards du public. Willie Bester fut ainsi perçu par les autorités comme un artiste ayant perdu son identité africaine, à force de s’allier à la controverse, et dont les œuvres menaçaient l’ordre social en incitant les Africains à la révolte.

Seni Awa Camara: du mythe à la réalité.

En tant que femme, Seni Awa Camara dut lutter activement pour se tailler une place comme sculptrice dans un marché africain davantage tourné vers la promotion des artistes masculins. Née à Bignona au Sénégal, cette dernière est l’exemple même de l’artiste engagée. Elle s’investit pleinement dans la création de ses statuettes en terre cuite(7), exposées sur la place publique aux côtés de produits agricoles variés. Seni évolue en périphérie des grands circuits artistiques et préfère, plutôt que de viser constamment la notoriété, montrer ou vendre ses œuvres à de rares collectionneurs qui viennent la voir à Bignona. Parmi ces derniers se trouve Jean Pigozzi, dont le site Internet(8) permet de visionner les plus récentes créations de Seni Awa Camara et de découvrir le travail de d’autres artistes africaines.

Pour expliquer ses débuts en tant que sculptrice, Seni utilise le mythe, qui est l’élément clef de ses œuvres. Elle déclare qu’enfant, alors qu’elle se promenait dans la forêt, elle et ses frères disparurent pour un bref instant et qu’à leur retour tous portaient dans leurs bras une sculpture et un talisman, en forme de corne, offerts par les dieux. Ses personnages, masculins et féminins, agglutinés les uns aux autres comme dans une étreinte éternelle, constituent, à leur façon, des exemples de familles africaines harmonieuses et partageant un moment tendre. Ces petites créatures érotiques, mi-humaines mi-animales, sont un moyen pour l’artiste de communiquer aux spectateurs ses impressions sur le rôle capital de la femme dans la société africaine du 21e siècle. Ses œuvres traitent ouvertement de l’importance que revêtent la maternité et la fertilité pour les femmes africaines, mais sans leur porter préjudice.

Avec ses statuettes anthropomorphiques, Seni Awa Camara donne une voix aux femmes africaines et dément, par la même occasion, les opinions préconçues que se font les Occidentaux au sujet de ces femmes dont la seule préoccupation serait d’enfanter. Dans bien des cas, ce sont elles qui assurent la survie de leurs familles en vendant, au marché, des denrées ou différentes pièces artisanales qu’elles produisent.

Ainsi, pour les artistes africains comme Willie Bester et Seni Awa Camara, qui se veulent «multiples, politiques ou apolitiques, individualistes, sociaux, identitaires, multidisciplinaires(9)», l’emprunt aux concepts étrangers est plutôt rarissime. Leurs œuvres, qui dosent imaginaire et réalités sociales, sont donc des vecteurs encourageant le public à réfléchir aux problèmes actuels inhérents à l’Afrique moderne.

Quelques avenues à explorer pour un marché de l’art équitable

Pour faciliter l’insertion des artistes africains sur le marché occidental, certains sont d’avis qu’il incombe aux organes gouvernementaux africains de s’investir davantage dans le développement de la culture, en effectuant des modifications au sein même de leurs institutions et en stimulant la création d’établissements scolaires spécialisés dans la formation d’artistes, en plus de légitimer la critique d’art et de mettre sur pied différents concours et expositions destinés à freiner l’expatriation de ses artistes. En injectant les fonds nécessaires à la création d’un art propre au continent africain, les instances politiques africaines contribueraient au développement économique de la région.

Quant aux institutions artistiques occidentales, il semble qu’elles devraient prendre en considération, dans leurs critères de sélection des œuvres africaines, que les structures de création de ce continent sont différentes et qu’il convient d’adopter à leur égard une approche ouverte à plus de diversité. La création d’un marché mondial de l’art, universel et ouvert à l’intégration des artistes provenant de pays en développement, requiert la coopération des puissances occidentales.

Notes

(1) ANONYME. «Willie Bester», Revue Noire, no 4, p. 1-2.
(2) FAUVELLE-AYMAR, François-Xavier. Histoire de L’Afrique du Sud, Paris,SEUIL, 2006, p.374. Les émeutes de Mitchells Plain et de Crossroads auraient débuté après l’adoption d’une nouvelle constitution visant à exclure les noirs du pouvoir.
(3) MAGNIN André et Jacques SOULILLOU. Contemporary art of Africa, New York, N. Abrams, 1996, p. 156-158. La guitare, pour Willie Bester, symbolise la maîtrise de ses émotions, même devant les situations troubles.
(4) DOMINGO, Christophe et André MAGNIN. L’art africain contemporain, Paris, Scala, 2005, p. 91.
(5) DOMINGO, Christophe et André MAGNIN. L’art africain…, Op. Cit., p. 91.
(6) DOMINGO, Christophe et André MAGNIN. Contemporary art…, Op. Cit., p. 156.
(7) DIOUF, Saliou Démanguy. Les arts plastiques contemporains du Sénégal, Dakar, Présence africaine, 1999, p. 157. Les pièces de Seni Camara sont cuites à partir d’un simple feu à l’extérieur. Elle les prépare à l’aide du savoir-faire légué par sa mère et de la terre que lui apporte son époux.
(8) [En ligne], www.caacart.com/pigozzi-artist.php?i=Camara-Seni-Awa&bio=fr&m=53-11k-
(9) BOUCHARD, Marie Ginette. «L’Afrique «Arc-En-Ciel»», Vie des Arts, no 209 (hiver 2008), p. 53-57. L’article de Madame Bouchard, qui parle de l’effervescence de l’art africain contemporain à travers l’exposition Africa-check list Luanda Pop, propose une définition de l’artiste au singulier, mais pour les besoins de cet article nous l’avons conjuguée au pluriel.

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