Au Québec, ce qui caractérise la recherche et l’enseignement sur l’environnement est sans doute son déploiement dans des centres et des instituts interdisciplinaires. Depuis plus d’une vingtaine d’années, des chercheurs en sociologie, biologie, écologie et économie – parmi d’autres «sciences de l’environnement» – s’y côtoient et mettent à l’épreuve des modèles d’interdisciplinarité sur lesquels il convient de porter un regard à la fois constructif et lucide, et parfois critique. C’était là l’objectif principal d’un colloque organisé par L’Institut Hydro-Québec en Environnement, Développement et Société en mars denier.
S’il y a aujourd’hui un mouvement environnementaliste à l’échelle mondiale, si les multiples facettes du thème de l’environnement sont si polémiques dans la sphère publique, c’est parce que des scientifiques se sont levés et ont dénoncé haut et fort les conséquences du développement industriel. À preuve, il suffit d’évoquer l’alerte contre l’empoisonnement chimique des écosystèmes qui fût sonnée avec le Printemps silencieux de Rachel Carson (1962), ou l’éclairage jeté sur Les limites de la croissance selon des critères environnementaux dès 1972 par le Club de Rome, ou encore, plus près d’ici, la belle métaphore de La terre des hommes et le paysage intérieur (1973) de l’éminent Pierre Dansereau1 qui nous parle de la nécessaire transformation écologique de notre vision du monde2. Depuis lors, les scientifiques de l’environnement incarnent aussi bien la mise au jour de la problématique environnementale que l’espoir d’y trouver des solutions.
Mais pour les sciences de l’environnement, les périls aussi sont nombreux. Il faut admettre que même dans les débats politiques sur les questions environnementales, la science constitue un centre de gravité incontournable. On la mobilise pour déterminer «l’acceptabilité» de l’impact d’un pesticide sur la santé humaine, ou pour tenter d’imposer une certaine vision de la gravité du changement climatique. Les sciences de l’environnement sont-elles toujours leurs propres maîtres? Pas toujours.
Espoirs et périls en sciences de l’environnement sont aujourd’hui ouvertement mis sur table dans divers lieux de l’Académie et un axe central semble se dégager depuis déjà plus de trente ans afin de réaliser les uns et de contourner les autres: l’interdisciplinarité. C’est ce thème que voulait explorer le 4e Colloque étudiant de l’Institut Hydro-Québec Environnement, Développement et Société (Institut EDS), qui s’est tenu les 6 et 7 mars dernier à l’Université Laval, à Québec3. Nous relatons ici plusieurs questions, pistes de recherche et promesses qui y ont été évoquées à l’égard de l’interdisciplinarité4.
La définition des problèmes environnementaux n’est pas une chasse gardée
Il devient de plus en plus évident que le concept de développement durable peut être mobilisé dans tous les sens, autant pour interroger notre mode de vie insoutenable pour l’environnement que pour justifier la construction d’un (voire de deux) port méthanier en bordure d’un fleuve considéré comme l’un des plus importants écosystèmes d’Amérique du Nord5. Cela illustre que le discours sur l’environnement, aujourd’hui, n’appartient plus vraiment aux scientifiques et que, au contraire, même la définition des problèmes environnementaux ne constitue pas une chasse gardée pour les chercheurs. Or, le problème provient peut-être en partie de la structure du champ des sciences de l’environnement: en travaillant en silos, les différentes disciplines offrent à la sphère publique des notions partielles, facilement récupérables à des fins corporatistes.
Les exemples ne manquent pas. Ainsi, sur la base du fort rendement de l’énergie éolienne par rapport à sa production de carbone, on n’hésite pas aujourd’hui à implanter sous les meilleurs courants éoliens des parcs de plus en plus impressionnants. Or, comme nous l’avons appris lors du colloque, il s’avère que ces courants sont aussi les couloirs migratoires de plusieurs espèces d’oiseaux. Le résultat de la vision partielle des développeurs est la perte d’un nombre substantiel d’oiseaux migrateurs à chaque saison6. Un autre exemple plus près des sciences sociales renforce cette intuition sur l’importance de la définition des problèmes environnementaux. L’idée à première vue démocratique de faire participer les usagers et les populations locales aux projets de développement d’une ressource ou d’un milieu peut donner lieu à des aberrations, voire à des désertions du processus de consultation par des acteurs importants qui ne partagent absolument pas les représentations sociales (parfois idéologiques) qui sont à l’origine de ces impératifs de participation et de concertation7. La problématique des rapports de pouvoir a peut-être été oubliée dans ce type d’approche.
En environnement, aucune problématique n’est simple, et plus que tous autres champs de recherche, celui-ci a besoin de l’interdisciplinarité, si ce n’est que pour se réapproprier la définition des problèmes environnementaux dans une certaine mesure. Cette approche a d’ailleurs fait ses preuves. La conférencière principale du colloque Donna Mergler (Professeure émérite du Département des sciences biologiques de l’UQAM) en a fait la démonstration en relatant les différentes étapes du Projet Caruso sur le mercure en Amazonie, lequel a réuni des chercheurs de disciplines aussi diverses que la chimie des sols, la biologie et la sociologie8. L’approche interdisciplinaire a permis à l’équipe du projet Caruso de comprendre, au fil des expériences, que l’intoxication au mercure dont souffraient les riverains du Fleuve Tapajós ne provenait pas principalement de l’orpaillage qui se pratique en amont, comme tout le monde le suspectait, mais bien de la déforestation du bassin versant qui cause le lessivage du sol et apporte ainsi le mercure accumulé dans la chaîne trophique du fleuve qui alimente en poisson ses habitants. L’approche interdisciplinaire a donc fait émerger de nouvelles questions et de nouvelles hypothèses.
Par ailleurs, l’approche «écosystémique» qui fut privilégiée lors de ce projet visait aussi à trouver des solutions qui ne créeraient pas d’autres problèmes en bout de ligne. C’est ainsi qu’au lieu de déconseiller le poisson – un aliment fortement nutritif, faut-il le rappeler – auprès des riverains, le groupe a plutôt réussi, à l’aide d’anthropologues et d’autres intervenants, à identifier les femmes comme des agents de changement potentiel des habitudes de vie et à développer avec elles une diète misant sur les poissons les moins élevés dans la chaîne alimentaire et qui contiennent moins de mercure. Cinq années plus tard, les taux de mercure avaient considérablement diminués dans l’organisme des riverains du Tapajós.
Ainsi, l’interdisciplinarité en sciences de l’environnement semble pouvoir à la fois éviter les écueils de la définition trop bornée des problèmes environnementaux, et à la fois donner espoir en des solutions plus intégrées et durables. Mais du même coup, il faut comprendre que l’interdisciplinarité requiert une redéfinition des règles du jeu pour les chercheurs.
Sciences de la nature et sciences humaines: mariage ou union libre?
L’évidence du besoin d’interdisciplinarité ouvre effectivement un débat considérable sur l’arrimage des différentes disciplines. En fait, ce débat a été ouvert il y a déjà quelques décennies et la formulation qu’il a pris dans un premier temps a peut-être empêché l’émergence d’un champ vraiment interdisciplinaire des sciences de l’environnement jusqu’ici. Cette formulation a certainement pu être mal comprise, mais c’est peut-être parce qu’elle véhiculait l’idée trop ambitieuse de créer un langage unifié pour toutes les sciences de l’environnement. On peut en trouver l’origine avec l’émergence de l’écologie, une nouvelle science qui, dans les années cinquante et soixante, prétendait reconstruire les sciences de la nature en prenant comme unité d’analyse centrale l’écosystème. Pour comprendre l’interaction et l’intégration des humains et des écosystèmes, on a ensuite tenté de développer une «écologie humaine» qui voulait repenser la société en termes écologiques.
Or, aucune discipline n’aime envisager sa soumission à un langage qui lui est étranger. En sciences sociales, on conteste toujours le paradigme de l’économie classique qui tend à décrire les «lois du marché» avec des équations fondés sur des postulats qui ne cadrent pas avec les études sociologiques, anthropologiques ou historiques. En sciences naturelles, comme le faisait remarquer le biologiste Hervé Philippe de l’Université Laval, des expressions aussi communes que «le long terme» renvoient à des réalités totalement différentes pour le géologue et pour le biologiste moléculaire. Les obstacles à l’intégration des disciplines – qu’elles soient justifiables ou non – sont donc considérables. Ainsi, le cadre interdisciplinaire qu’envisageait cette approche s’est avéré un mariage manqué et il n’en reste aujourd’hui, selon l’expression de Philippe Le Prestre, Directeur de l’Institut EDS, qu’un «mythe de la synthèse entre les disciplines».
Alors comment donc envisager l’interdisciplinarité aujourd’hui? De l’avis général, la base du partage et de la collaboration doit être constituée d’un mélange d’ouverture d’esprit et de respect des identités disciplinaires. L’anthropologue de l’Université Laval Martin Hébert décrivait la situation en partant d’une distinction. Il existe d’abord, selon lui, des disciplines de l’explication qui se penchent sur les facteurs et les causes des phénomènes environnementaux, et leur rôle doit être de rendre les informations commensurables entre elles afin que l’on puisse s’attaquer aux problèmes d’aménagement à court terme. Et il existe d’autre part des disciplines de la compréhension, dont le rôle est de complexifier les problèmes et qui permettent d’envisager une représentation plus vaste et à long terme des problèmes environnementaux. Dans un processus interdisciplinaire, il faut négliger ni l’une ni l’autre.
Cela exige d’une part, pour reprendre les mots de Pierre Dansereau, un axe de travail plus descriptif qui nous donnera «un arrière-plan considérablement amélioré9» afin d’intervenir plus efficacement. Mais d’autre part, nous avons aussi besoin d’un axe porté vers l’exploration de notre «paysage intérieur», ce réservoir de représentations sociales qui guide nos actions et, par le fait même notre impact sur l’environnement. C’est, nous semble-t-il, la seule façon de faire face scientifiquement autant que humainement aux défis de la crise de l’environnement.
Conclusion
Pierre Dansereau écrit que l’élaboration d’un nouveau projet de société durable «repose sur les sciences de l’environnement, elles-mêmes unifiées par une pensée écologique10». Cette pensée écologique doit alors être perçue comme une conviction éthique envers la sauvegarde de la planète, et non comme l’ambition d’une synthèse écologique de toutes les disciplines. Ce que nous apprennent des événements comme le dernier colloque étudiant de l’Institut EDS, c’est que non seulement la prochaine génération de chercheurs en environnement fait preuve de cette conviction environnementale, mais également que sa qualité et ses compétences apportent une bonne dose d’espoir malgré les périls à venir.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. Le Montréalais Pierre Dansereau (1911–) est reconnu mondialement pour son travail sur l’écologie et l’écologie humaine, mais également pour son engagement envers une nouvelle éthique écologique et pour sa qualité de pédagogue populaire et scientifique. Il peut être considéré comme le précurseur de l’écologisme et de l’environnementalisme au Québec.
2. CARSON, Rachel, Printemps silencieux, Paris, Plon, 1968, 319 pages; MEADOWS, Donella H., The limits to growth: a report for the club of rome’s project on the predicament of mankind, NewYork, Universe Press, 1974, 205 pages; DANSEREAU, Pierre, La terre des hommes et le paysage intérieur, Montréal, Leméac, 1973, 190 pages
3. Pour en savoir plus sur l’IHQEDS et son colloque étudiant, voir <http://www.ihqeds.ulaval.ca/colloqueetudiant.html> .
4. Si plusieurs éléments de cette réflexion ont été inspirés par les vingt-cinq présentations des étudiants, la responsabilité de leur interprétation dans le cadre de ce texte est nôtre.
5. À ce jour au Québec, deux ports méthaniers sont sur les planches à dessin des développeurs, et tous deux seraient situés sur les berges du Fleuve St-Laurent, à Gros-Cacuna (voir <cacouna.net/projetmethanier.htm>) et à Lévis (voir <www.appellevis.org/index.htm>).
6. Selon la communication de François Gagnon (Sciences fondamentales, UQAC – La détection de la migration nocturne des oiseaux […]: une nouvelle perspective pour l’évaluation environnementale des projets éoliens au Québec).
7. Nous en avons eu deux exemples tirés de problématiques mexicaines dans les présentations de Jérôme Gandin (Géographie, U. Laval – La mobilisation des communautés mayas dans la gestion des ressources naturelles du bassin versant de l’Uscumacinta) et de Andéranne Guindon (Anthropologie, U. Laval – Conservation environnementale, écotourisme et relation de pouvoir : le Cas El Cuyo […]).
8. Voir Projet Caruso, [En ligne]. <www.unites.uqam.ca/gmf/caruso/caruso_home.htm>. Consulté le 10 mars 2008.
9. DANSEREAU, 1973, op. cit., p. 140.
10. DANSEREAU, Pierre, L’envers et l’endroit. Le besoin, le désir et la capacité, Saint-Laurent, Fides/Musée de la civilisation, 1991, p. 10.