Gore et paix, un Nobel mérité?

Le prix Nobel de la paix a été attribué, le 12 octobre dernier, à l’ancien vice-président des États-Unis, Al Gore, et au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat pour leurs efforts de sensibilisation aux changements climatiques. À travers le monde, les réactions s’élèvent, s’interrogeant sur la pertinence de cette décision.

La planète de Gore
Azrainman / Rainmaker,
La planète de Gore, 2007
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Al Gore et le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ont été primés par le Comité Nobel de la Paix «pour leurs efforts de collecte et de diffusion des connaissances sur les changements climatiques provoqués par l’homme et pour avoir posé les fondements pour les mesures nécessaires à la lutte contre ces changements1».

En récompensant le GIEC, qui dépend de deux organismes onusiens – l’Organisation météorologique mondiale et le Programme des Nations Unies pour l’environnement -, le comité norvégien du prix Nobel de la paix n’a pas dévié de sa ligne habituelle: récompenser des organisations internationales, telles que l’ONU, une habituée de ce prix. Le GIEC joue un rôle fondamental dans la sensibilisation aux risques associés aux changements climatiques, en présentant des données scientifiques rigoureuses. Ainsi, le groupe 1 du GIEC recense toutes les bases physiques des phénomènes climatiques correspondant à des travaux réalisés par des milliers de chercheurs dans le monde entier. Quant aux groupes 2 et 3, ils se penchent sur les conséquences des changements climatiques et sur les mesures susceptibles d’en atténuer les effets.

Pour sa part, l’«ex-futur président des États-Unis», tel qu’Al Gore aime lui-même à se qualifier depuis sa défaite en 2000 face à George W. Bush, n’est pas né de la dernière pluie en ce qui concerne la sensibilisation aux changements climatiques. Sa première audition en la matière remonte à il y a vingt ans. Toutefois, son action est surtout connue depuis la présentation de son documentaire primé aux Oscars en février 2007, An inconvenient truth2 (Une vérité qui dérange), et de la parution d’un livre éponyme qui cherchent à sonner l’alarme du réchauffement planétaire en vulgarisant des phénomènes climatiques extrêmement complexes. Sur sa lancée, «le Père Nobel Vert3», a obtenu un Emmy pour sa chaîne de télévision alternative, Current TV, qui se veut un forum public destiné aux téléspectateurs, démocratique et libéré du diktat des annonceurs. Ayant à son actif plusieurs publications de sensibilisation aux problématiques environnementales, Al Gore caracole en tête des ventes avec son best-seller, The Assault on Reason (l’Assaut contre la raison), dans lequel il tente de démontrer que l’aptitude à raisonner et à débattre est mise en danger par les médias, par l’administration politique actuelle aux États-Unis, par la culture du divertissement et par l’entretien de la peur. «Ozone Man», comme le nomme George Bush père, a déclaré vouloir donner la totalité de l’argent du prix Nobel à son association: Alliance for Climate Protection.

Visionnaire et innovateur, Al Gore? Consacré l’une des 100 personnalités les plus influentes de la planète par le magazine Times en 2007 (une liste où brille par son absence George Bush), il était l’un des premiers sénateurs à soutenir la loi permettant le développement d’Internet en 1991. Par ailleurs, celui qui s’était engagé au Vietnam et qui avait voté pour la guerre du Golfe en 1990, s’est par contre opposé à l’intervention américaine en Irak. Dans son discours prononcé à San Francisco en 2002, Al Gore avait insisté sur les risques de chaos résultant de l’intervention militaire, constituant «pour les États-Unis un danger plus grand que celui que constitue Saddam Hussein actuellement4».

Parmi les détracteurs d’Al Gore, certains pointent les nombreuses imprécisions et erreurs scientifiques de son film An inconvenient truth. Par exemple, le documentaire avance que le niveau des océans augmentera de plus de six mètres dans un futur proche, alors que cette hausse ne devrait avoir lieu que dans un million d’années. De même, l’arrêt du Gulf Stream, et l’ère glaciaire qui en découlerait en Europe, sont de l’ordre de la science fiction pour les océanographes. Le film évoque également des faits non documentés et probablement infondés tels que la noyade d’ours polaires qui cherchent de la glace ou l’évacuation d’atolls dans le Pacifique. Pour certains, ces éléments rendent le documentaire inexact, sentimental et sensationnaliste. Ces défauts s’apparentent à ce qu’Al Gore reproche aux médias américains dans son livre The Assault on reason. Malgré toutes ces dérives, le documentaire An inconvenient truth a réussi à sensibiliser un très grand nombre de personnes à la réalité des changements climatiques et à la responsabilité de l’être humain en la matière.

Un prix controversé

On reproche aussi à ce prix Nobel 2007 d’être hors sujet. Ainsi, le journaliste britannique Damian Thompson, du Daily Telegraph5, écrit que les changements climatiques n’ont rien à voir avec la paix mondiale: «Le réchauffement climatique est une menace pour l’environnement, pas pour la « paix » et l’ordre international». Dans plusieurs articles, le journaliste britannique met en relief les inconsistances scientifiques des messages d’Al Gore et l’incompatibilité entre son discours et ses conduites, évoquant notamment sa maison de Nashville qui consomme en un mois deux fois plus d’électricité qu’un domicile étasunien standard. Il traite le «Père Nobel Vert» d’exagérateur et de fanfaron.

Certes, le discours et l’action de l’ancien vice-président des États-Unis sont truffés d’incohérences, de fautes et d’imprécisions. Cependant, la décision du comité Nobel de la paix est très novatrice et pertinente. En effet, récompenser le GIEC et Al Gore pour leur action contribue à sensibiliser la population à de nouveaux types de phénomènes qui vont à l’encontre de la sécurité internationale tels que les changements climatiques ainsi que la dégradation et la raréfaction des ressources en eau.

Environnement et paix

La paix et l’intégrité du milieu de vie sont inextricablement liées et interdépendantes. Par conséquent, la dégradation de l’environnement et la diminution des ressources provoquent l’augmentation des tensions économiques et des conflits ainsi que des velléités de recours à la force militaire6. De la même façon, la raréfaction de certaines ressources et les déplacements de populations résultant éventuellement des changements climatiques pourraient entraîner des hostilités entre les États ou au sein de ces derniers. D’ores et déjà, les impacts environnementaux du réchauffement du climat en Afrique génèrent des conflits entre nomades et sédentaires7. Qu’adviendra-t-il des pays situés en terres basses par rapport au niveau des mers, tels que le Bangladesh? Où iront les «réfugiés climatiques»? Que se passera-t-il lorsque l’eau manquera drastiquement dans certains pays méditerranéens? Qu’adviendra-t-il de la Chine et de l’Inde, très dépendantes des importations de matières premières? En outre, ce sont les pays les moins nantis qui pâtiront le plus des changements climatiques alors qu’ils en seront les moins responsables8. Tout cela ne risque-t-il pas d’envenimer des relations internationales parfois déjà tendues?

Inversement, la paix est une condition préalable (mais non suffisante) à la protection de l’environnement. L’instauration et le maintien d’un rapport favorable à l’environnement passent nécessairement par des relations harmonieuses entre ses habitants. En effet, un agir positif à l’égard de l’environnement requiert une stabilité sociopolitique ainsi que la sécurité physique et affective des personnes, prémices nécessaires au désir d’engagement environnemental9. Une relation privilégiée à l’environnement implique des raisonnements à long terme. Or, le fait de vivre dans un contexte de violence et de danger, d’être contraint de parer aux dangers immédiats et de tenter de satisfaire des besoins fondamentaux les conduit à réfléchir et agir à court terme10. Selon la hiérarchie des besoins de Maslow11, les personnes dont les besoins en nourriture, abri et sécurité ne sont pas satisfaits n’investiront pas d’énergie physique ou émotionnelle dans un agir environnemental positif12. En outre, les guerres entraînent des dégradations importantes de l’environnement, voire la destruction de ce dernier.

Ainsi, la notion de paix a dû être révisée dans les dernières années par les chercheurs dans ce domaine, qui distinguent à présent la paix négative (l’absence de guerre) d’une nouvelle notion, la paix positive. Cette dernière correspond à l’absence d’injustices systémiques13, d’oppression, de violences structurelles et de dégradations de l’environnement14.

Al Gore et le GIEC étaient en lice avec 179 personnalités et organisations pour le prix Nobel de la paix cette année. On peut se demander si les co-lauréats étaient plus méritants que les «candidats malheureux». Notamment, en matière de dynamique de paix liée à l’environnement, Sheila Watt-Cloutier, une activiste écologique Inuit québécoise, lutte pour le droit au froid des autochtones de l’Arctique, très affectés par les changements climatiques. Cette ancienne présidente de la Commission Circumpolaire Inuite, avait déposé en 2005 une plainte en la matière à la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme, sous la forme d’un rapport de 167 pages. Selon Sheila Watt-Cloutier, les changements climatiques constituent plus qu’une problématique environnementale et ont tout à voir avec les droits humains.

Derrière les récipiendaires du Prix Nobel de la Paix

Malgré les interrogations qu’on pourrait avoir sur les mérites d’Al Gore, ce cru 2007 du prix Nobel de la Paix a ceci d’intéressant qu’il constitue un message politique à la lumière des liens entre paix et sécurité écologique, alors que le protocole de Kyoto se trouve au point mort depuis le refus des États-Unis de le ratifier. Certes, une conférence est programmée début décembre à Bali pour discuter de l’avenir de Kyoto. Mais, contrairement à la quasi-totalité des dirigeants politiques à travers le monde, la Maison Blanche a réagi à l’attribution de ce prix Nobel en déclarant camper sur ses positions. Dans ce contexte, récompenser Al Gore et la communauté scientifique est un signal d’alarme destiné à la fois aux politiciens et au public, et vise à prévenir de futurs conflits en plaçant la question climatique au cœur des priorités politiques internationales et des modes de vie. De plus, honorer l’ancien vice-président américain, candidat malheureux face à George W. Bush, est également un message envoyé au locataire actuel de la Maison Blanche, opposant farouche à Kyoto, malgré quelques déclarations récentes plus réservées.

À la suite des derniers évènements, Al Gore se présentera-t-il aux élections présidentielles de 2008? Il reste encore trois mois avant les élections primaires. Ces derniers mois ont vu naître sur Internet un «Draft Gore Movement» (enrôlez Al Gore pour l’élection présidentielle de 2008), à travers des sites communautaires tels que Facebook, MySpace et autres à l’instar de www.draftgore.com. Une pétition circulant sur Internet et visant à encourager Al Gore à briguer la Maison Blanche aurait recueilli 200 000 signatures le 16 octobre 2007. Mais l’ancien vice-président a déclaré le lendemain à la radiotélévision publique norvégienne NRK ne pas vouloir être candidat et voir les choses sous un autre angle: «Je suis impliqué dans un autre type de campagne. C’est une campagne globale, pour changer la manière de penser des gens en ce qui concerne la crise climatique». Al Gore n’aurait jamais autant travaillé de sa vie. Il a rapporté au magazine Times15 qu’un ami lui aurait dit «Pourquoi ne prends-tu pas une pause, en te présentant aux élections?»

Notes (cliquez sur le numéro de la référence pour revenir au texte)

1. Selon une déclaration du président du comité Nobel norvégien, Ole Danbolt Mjoes citée dans un article de Libération du 12 octobre 2007 «Al Gore, l’effet Nobel».
2.An inconvenient truth (Une vérité qui dérange), documentaire réalisé en 2006 par David Guggenheim.
3.Selon un article éponyme de Libération en date du 13 octobre 2007.
4.Dans un article du Monde datant du 13 octobre 2007, «Al Gore, un révolutionnaire très convenable».
5.Dans un article du Daily Telegraph intitulé «What has Al Gore done for World Peace?» en date du 12 octobre 2007.
6. Mische, P. M., “Ecological security: New Challenges for Human Learning”,dans Wenden, A. L. (ed), Educating for a culture of social and ecological peace, State University of New York Press, Albany, 2004, p. 47.
7. Dans un article de Libération intitulé «Le climat et la paix» en date du 13 octobre 2007.
8. Dans l’article de Libération précité «Le père Nobel vert» en date du 13 octobre 2007.
9. Naoufal, N. (accepté). «Diversité culturelle et paix socio-écologique: Les apports de la dimension critique de l’éducation relative à l’environnement», Éducation relative à l’environnement – Regards, Recherches, Réflexions, 7, en préparation.
10. Ibid.
11. La hiérarchie des besoins élaborée par le psychologue Maslow est souvent représentée sous la forme d’une pyramide comportant cinq niveaux de besoins: besoins physiologiques, besoins de sécurité et protection, besoins d’appartenance, besoins d’estime de soi, et au sommet de la pyramide, besoin d’auto-accomplissement. Selon Maslow, la personne ne s’accomplit que si tous ses besoins sont satisfaits.
12. Hershey et Hill, cités dans Kahn, P. H., “The development of environmental moral identity”, dans Clayton, S. et Opotow, S. (eds), Identity and the natural environment: the psychological significance of nature, Cambridge, The MIT Press, 2003, p. 127.
13. Harris, I. et Mische, P. M. “Environmental peacemaking, peaking and peacebuilding: Integrating Education for Ecological Balance and a sustainable peace”, dansWenden, A. L. (ed), Educating for a culture of social and ecological peace, State University of New York Press, Albany, 2004, p. 171.
14. Reardon, cité dans Wenden, A. L., “Introduction: Integrating Education for Social and Ecological Peace – The Educational context” dansWenden, A. L. (ed), Educating for a culture of social and ecological peace, State University of New York Press, Albany, 2004, p. 7.
15. Pooley, E. “The Last Temptation of Al Gore”, Times, 17 mai 2007. Consulté en ligne le 7 novembre sur <http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1622597,00.html>

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