Indigestion de pesticides

En 1978, R. van den Bosch publia un intense brûlot intitulé The Pesticide Conspiracy1. Cet écologiste sonne la charge et affirme sans guère de nuances que les pesticides constituent un «big business» et se présentent faussement tel un produit idéal: tout comme l’héroïne, ils promettent le paradis mais délivrent la dépendance. Tout comme les petits revendeurs de drogues, l’industrie des pesticides ne propose qu’un seul remède, soit la fuite en avant et l’utilisation toujours grandissante de produits, peu importe les coûts, la dégradation de notre environnement et la souffrance humaine. Nous étions et demeurons intoxiqués par les pesticides, subordonnés à la lutte chimique aux organismes indésirables. Notre relation avec ces poisons fut, dès leur apparition sur le marché, excessive, irrationnelle. Les pesticides et ceux qui en firent la promotion nous ont entraînés avec une habileté déconcertante au sein d’une spirale bien noire dont la puissance de rétention réfrène notre capacité à adopter des alternatives plus respectueuses de notre environnement.

 A.B
Danielle_blue, A.B , 2006
Certains droits réservés.

La découverte d’une panacée?

Des organismes vivants menacent parfois notre santé ou nos ressources agricoles et forestières. L’histoire de la lutte aux organismes nuisibles, notamment les insectes, témoigne non seulement des drames causés par ceux qui nous transmettent des maladies ou détruisent nos récoltes, mais aussi de notre ingéniosité à innover dans la découverte des approches originales de lutte.

Une véritable révolution a vu le jour durant la Seconde Guerre mondiale. La découverte des propriétés insecticides de plusieurs composés organiques de synthèse a imposé la lutte chimique comme étant LA solution ultime et incontournable aux problèmes d’insectes, de maladies des plantes et de mauvaises herbes. Le dichlorodiphényltrichloroéthane, mieux connu sous l’acronyme DDT, fut le fer de lance de ce bouleversement. Synthétisé en 1874 par O. Ziedler, cet insecticide a des propriétés qui furent révélées en 1939 par le chimiste suisse P.H. Müller. Puissante molécule, simple à synthétiser en laboratoire, le DDT détruit le système nerveux des insectes. Ce poison n’avait pas d’équivalent en termes de toxicité, persistance, spectre d’action, facilité d’application et coût de production. Les militaires combattant dans les zones infestées d’insectes porteurs de maladies épidémiques ont été les premiers grands utilisateurs du DDT. Le succès fut retentissant. Entre autres, des régions entières du bassin de la Méditerranée, incluant les villages, les villes et leurs habitants, furent aspergées de l’insecticide afin d’éliminer les poux et les moustiques, vecteurs respectivement du typhus et de la malaria. Ainsi débuta l’âge d’or des pesticides de synthèse.

L’usage du DDT se répandit ensuite comme une traînée de poudre dans les milieux agricoles, forestiers et urbains. De nouveaux pesticides de synthèse, incluant des herbicides et des fongicides, ont été commercialisés. La démesure s’est imposée. Cette artillerie miracle de la technologie moderne a, en quelques années seulement, relégué aux oubliettes l’ensemble des méthodes traditionnelles de contrôle des organismes nuisibles. Les spécialistes se sont retrouvés avec des œillères, manipulant éprouvettes et chromatographes dans le but de synthétiser de nouvelles molécules mortelles. Ils ont oublié que le contrôle des organismes nuisibles repose avant tout sur une compréhension écologique du problème et non une tentative d’éradication. Difficile pour l’humain d’accepter que les insectes auront toujours le dernier mot! La guerre n’est pas à finir puisqu’elle est perdue d’avance. Et que dire des dommages collatéraux.

Le pervers revers de la médaille

Dans la mesure où la découverte des propriétés insecticides du DDT valut à P.H. Müller le Prix Nobel de médecine en 1948, R. Carson méritait d’autant cet honneur. Scientifique et journaliste, cette grande dame a jeté un pavé dans la mare des excès de la lutte chimique. En 1962 elle publia un ouvrage au titre évocateur: Silent Spring2. Carson s’élève contre le désastre écologique inhérent à l’utilisation massive et aveugle des pesticides, cela en dépeignant un monde bien triste, dépossédé au printemps de chants d’oiseaux et exposé à diverses autres dégradations. Elle prévient l’humanité qu’il ne s’agit pas de science-fiction mais bien d’un état de fait pernicieux qui évolue là où l’humain s’interpose.

Nul doute désormais que l’utilisation des pesticides entraîne de lourds impacts environnementaux et sanitaires. Les problèmes récurrents concernent la contamination de l’air que nous respirons, de l’eau que nous buvons, des aliments que nous mangeons. Au Québec, 33% des fruits et légumes que nous produisons sont contaminés par des résidus de pesticides et, de ce nombre, 1,5% affichent des concentrations de pesticides allant au-delà des normes canadiennes3. Une proportion croissante des aliments contient des traces de plusieurs pesticides. Cela sans que nous ayons une connaissance de l’effet additif, voire synergique de ces cocktails de molécules sur notre santé. Les effets négatifs s’accumulent sur tous les organismes des communautés animales. Ces poisons ne font guère la différence entre l’objectif visé, les organismes nuisibles, et les autres animaux.

Le grand mérite de R. Carson aura été d’alerter l’opinion publique. Elle contribua à la naissance du mouvement environnementaliste. Trois ans après la publication de Silent Spring, le gouvernement américain fonde l’Agence pour la protection de l’environnement et consacre ainsi le droit des citoyens à un environnement sain. En 1970, La Norvège et la Suède bannissent l’usage du DDT sur leur territoire. De très nombreux pays emboîtèrent le pas. De nos jours, le DDT ne s’utilise qu’en dernier recours lorsque, dans les pays tropicaux, la transmission de maladies par les insectes demeure un fléau pour les populations humaines.

Difficile sevrage: espoir et rechutes

Les insecticides ont contribué à sauver des millions de vies humaines en éliminant des insectes vecteurs de maladies ou destructeurs de récoltes. Notre défi est de passer du statut d’«accro» aux pesticides à celui de consommateur rationnel. Malheureusement, notre dépendance s’appuie déjà sur deux générations d’utilisateurs et est habilement soutenue par une puissante industrie qui, tel un rouleau compresseur, impose ses normes et ses produits.

L’espoir réside dans le concept de la lutte intégrée aux organismes nuisibles, une approche multidisciplinaire et écologique de gestion des populations de ravageurs qui repose sur l’utilisation concertée d’une variété de méthodes de contrôle, qu’elles soient chimique, biologique, culturale, transgénique, physique ou autres.

Plusieurs éléments freinent le développement de la lutte intégrée. Il y a d’abord les incitatifs, trop faibles pour délaisser la lutte chimique. Des méthodes alternatives sont parfois promptement remisées au placard à la suite de la commercialisation de nouvelles molécules insecticides. Une telle rechute a été observée ces dernières années au Québec alors que les méthodes de lutte biologique et physique au doryphore de la pomme de terre ont été abandonnées à la suite de l’homologation d’une nouvelle classe de pesticides, les nicotinamides. Le faible coût apparent de la lutte chimique freine également le développement d’alternatives. L’industrie et les utilisateurs engrangent les profits mais refilent au public la facture des coûts de santé et les dommages environnementaux. Toutefois, l’opinion publique fait parfois rapidement évoluer la situation. C’est entre autres ce que nous avons vécu au Québec avec l’adoption en 2003 d’un code avant-gardiste de gestion des pesticides en milieu urbain. Ce code a permis le retrait du marché de pesticides utilisés pour des fins esthétiques dans les espaces verts.

Bien que notre sevrage aux pesticides s’avère lent et ponctué d’écueils, la thérapie progresse. Le retour aux affres de l’après-guerre n’est guère possible. L’émergence de la lutte biologique en témoigne. La lutte biologique consiste en l’utilisation d’organismes vivants (insectes prédateurs et parasites, nématodes, agents microbiens) comme «guerriers naturels», pour le contrôle des organismes nuisibles. La lutte biologique s’intègre désormais dans les politiques gouvernementales de recherche et de développement et porte une industrie, certes petite, mais en croissance. L’importance relative de la lutte biologique sur le marché global des pesticides augmente modestement mais invariablement. D’un infime 0,2% en 2000, les parts de marché ont totalisé 1,7% en 2003 pour aujourd’hui atteindre 2,5%.

Conclusion

Mark Winston a publié en 1997 un essai remarquable sur la relation qu’entretient l’humain avec les insectes et les pesticides4. Il soutient qu’il ne sert à rien de blâmer les institutions politiques ou académiques, l’industrie ou tout autre bouc-émissaire pour notre consommation excessive de pesticides. Notre attitude vis-à-vis la nature et la conception que nous avons de son aménagement nous ont ultimement menés vers cette dépendance chimique. Modifier cette attitude c’est entre autres accepter le fait que les organismes nuisibles font partie intégrante de nos écosystèmes, qu’ils ne doivent pas être éradiqués mais que leurs populations doivent être contrôlées. C’est aussi rejeter cette quête illusoire d’un remède miracle, nommément une prodigieuse molécule de synthèse, qui procurera une résolution définitive de nos problèmes d’organismes nuisibles. La diversité des composantes de notre environnement et la complexité de leurs interactions nécessitent une approche plus holistique. Dans ce contexte, la lutte intégrée s’impose.

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. van den Bosch, R. The Pesticide Conspiracy. Erkely, The University of California Press, 1978.
2. Carson, R. Silent Spring. Boston, Houghton-Mifflin, 1962.
3. AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS. Rapport
sur les pesticides produits chimiques agricoles polluants environnementaux
et autres impuretés dans les produits agroalimentaires d’origine végétale, [En ligne], <http://www.inspection.gc.ca/francais/fssa/microchem/resid/2004-2005/plaveg_fff.shtml> (Page consultée le 26 mars 2008).
4. Winston, M.L. Nature Wars: People vs. Pests. Cambridge, Harvard University Press, 1997.

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