L’outil économique dans la lutte écologique; on vous écoute M. Stiglitz

Un autre monde est possible; contre le fanatisme du marché1 est le titre du dernier ouvrage du célèbre économiste Joseph E. Stiglitz. Publiée en 2006 et traduit en plus de 21 langues, cette «bible» de l’altermondialiste propose une multitude de réformes à la puissante économie mondialisée, réformes que l’auteur considère nécessaires et dont plusieurs sont directement ou indirectement liées à l’environnement. Cet article présente un bref éventail des suggestions de l’auteur concernantles forces de l’économie mondialisée pouvant être mises au service de l’environnement, tout particulièrement en ce qui concerne les émissions de carbone. Cette réflexion tombe à point, en lien avec le thème retenu pour la Journée mondiale de l’environnement, ce 5 juin 2008: «Non à la dépendance! Pour une économie à faible émission de carbone».

 Coal Truck 21-M
David Johnson, Coal Truck 21-M, 2007
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La tragédie des communaux

La tragédie des communaux réfère au phénomène voulant que lorsqu’une ressource appartient à tout le monde (ou du moins, à plusieurs personnes), chaque individu tente d’en optimiser sa propre utilisation sans considérer l’effet cumulatif des différents utilisateurs. Joseph E. Stiglitz pose la base des problèmes environnementaux sur la tragédie des communaux, puisque la restriction des usages est imposée soit par la privatisation, soit par un contrôle public. Si la première stratégie de restriction des usages est possible pour une ressource relativement restreinte géographiquement2, la seconde demeure la seule issue possible lorsqu’il est question de biens communaux tels que le climat ou les océans, qui nécessitent une gestion publique mondiale. De plus, dans le cas où les activités d’une entité ou d’un groupe nuisent à une ressource publique3, au niveau national ou régional, il existe habituellement un système judiciaire permettant une poursuite. Au niveau international, un tel système n’existe pas et Joseph E. Stiglitz en prône fortement l’éventuelle création.

Kyoto dans une économie mondialisée

Afin de discuter des forces d’une économie mondialisée dans la lutte aux problèmes environnementaux, Stiglitz consacre une importante partie de son chapitre «Sauver la planète» au réchauffement climatique, qu’il définit comme étant la problématique la plus globale. Tel que mentionné précédemment, les problématiques environnementales globales doivent être gérées à l’aide d’un système public mondial, ce qu’est justement le protocole de Kyoto. L’auteur explique comment le protocole de Kyoto utilise ou devrait utiliser les forces du marché pour atteindre son objectif: la réduction de gaz à effet de serre (GES).

En tout premier lieu, rappelons que le protocole de Kyoto exige actuellement des pays signataires industrialisés une diminution de leurs émissions relativement à l’année de référence 1990. Stiglitz avance que l’approche par cibles, que préconise Kyoto, risque de s’enfoncer dans une impasse puisque la définition des cibles de réduction pour les pays en développement ne pourra suivre la même logique que celle actuellement utilisée pour les pays industrialisés. Demander une diminution relative à 1990 n’a en effet aucun sens, puisque ce serait donner le droit aux pays riches d’émettre davantage d’émissions pour la simple raison qu’ils émettaient plus en 1990. Définir des cibles de réduction par habitant ou par dollar de PIB ne place pas non plus les pays du Nord sur le même pied d’égalité que ceux du Sud4.

Même s’il reconnaît la force que la définition des cibles de réduction peut avoir sur l’effective diminution des émissions, Stiglitz doute de la possibilité que les pays s’entendent tous sur des cibles internationales, notamment dans le cas des États-Unis, cible de prédilection de l’auteur5. Cependant, advenant un accord sur la fixation de cibles de réduction pour tous les pays, deux outils du marché mondial seraient nécessaires à l’atteinte des objectifs de Kyoto: le marché du carbone et les sanctions commerciales.

Utiliser les forces du marché

Stiglitz soutient l’utilisation d’un marché du carbone. En effet, un tel marché a l’avantage de donner de la flexibilité aux pays dans l’atteinte de leur cible de réduction. Les pays ou les industries pouvant minimiser leurs émissions à moindres coûts ont ainsi la possibilité de vendre leurs crédits d’émission aux pays et aux industries pour qui la diminution des émissions est plus laborieuse. Le marché mondial du carbone semble effectivement pouvoir servir la lutte aux GES, à condition que des cibles de réduction existent pour motiver l’échange de crédits sur ce marché.

De plus, l’auteur propose que l’estimation des réductions qu’induirait le marché de carbone puisse être utilisée pour déterminer les cibles des pays signataires. Cependant, pour adhérer à cette idée, il faut d’abord admettre que le marché constitue une juste réponse.

Sanctionner les pays fautifs

Les sanctions économiques ont très certainement le pouvoir de motiver des changements. Si le protocole de Kyoto n’est pas muni de moyens punitifs, d’autres organisations en possèdent, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), par exemple.

En approuvant la menace formulée par les États-Unis, en 1998, d’interdire l’importation de crevettes thaïlandaises sur leur territoire, si celles-ci ont été pêchées avec des filets nuisant à la survie des tortues de mer, l’OMC a créé un précédant qui peut être utilisé dans d’autres causes environnementales. En effet, comme dans le cas où la protection des tortues de mer a motivé une sanction commerciale (ce qui peut comprendre une taxe sur le produit ou une restriction d’accès au marché), les mêmes règles devraient être utilisées pour sanctionner la commercialisation de «marchandises américaines produites d’une façon qui pollue inutilement l’atmosphère.6» Mais comme le stipule Stiglitz, «l’OMC n’agit pas de son propre chef. Il faut que l’Europe utilise les fondements du droit commercial international que nous avons créé pour obliger tout pays récalcitrant, tout État voyou – États-Unis compris – à se comporter de façon responsable.7»

Stiglitz s’aventure encore plus loin en stipulant qu’en ne payant pas les externalités de leurs activités polluantes, les industries reçoivent en fait une subvention implicite de l’État, ce qui est interdit selon les règles de l’OMC. De ce fait, les importateurs pourraient imposer des droits compensatoires, c’est-à-dire une somme contrebalançant l’effet de la subvention accusée de distordre le marché.

Kyoto sans ses cibles…

Enfin, Stiglitz propose une solution alternative à la définition de cibles fixes de réduction des émissions: la création d’une taxe internationale commune sur l’utilisation de ressources émettrices de GES. La différence majeure avec le système de sanctions présenté précédemment est que les revenus provenant des taxes perçues restent dans le pays, ce qui permet de diminuer les coûts liés à l’atteinte des objectifs de Kyoto. Cette proposition rend opératoire le concept de pollueur-payeur, tout en suivant l’idée qu’il vaut mieux taxer ce qui est mauvais que ce qui est bon. Cette option demande cependant une traçabilité des dépenses étatiques afin de s’assurer que le revenu tiré des taxes ne soit pas réinjecté dans les industries polluantes.

Conclusion

Pour que l’économie puisse venir en aide à l’environnement, il est nécessaire que des normes soient définies. Tant pour l’émission de sanctions commerciales que pour motiver le marché des crédits de carbone, toujours suivant l’exemple de Kyoto, il faut une loi et des règlements définissant les normes à suivre. Il en est de même pour la fixation d’une taxe commune; l’incitatif doit venir de quelque part.

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. STIGLIZT, Joseph E. Un autre monde est possible; contre le fanatisme du marché, Fayard pour la traduction française, 2006, 393 pages. (Édition originale: STIGLIZT, Joseph E. Making globalization work, Norton, New York, 2006, 354 pages.)
2. La privatisation des biens communaux soulève cependant d’énormes critiques; prenons seulement l’exemple de la tentative de privatisation de l’eau en Bolivie (voir DUBOIS, F. «En Bolivie, l’eau est un combat de tous les jours.» L’Alternative, 2004, [en ligne] <http://www.alternatives.ca/article1883.html>, consulté le 30 avril 2008.)
3. Les ressources publiques comprennent les ressources de l’État, d’une part, mais aussi les ressources communes à tous, tels que l’air et le climat, par exemple.
4. En effet, la définition des cibles par habitant demanderait aux États-Unis, par exemple, une diminution faramineuse (souhaitable, oui, mais réaliste?) et une harmonisation des émissions par habitant des pays en développement avec ceux des pays industrialisés, ce qui aurait pour effet de repousser les restrictions sur les émissions de ces pays à quelques centaines d’années (Op. cit. STIGLITZ, J. p.245). Quant au dénominateur du dollar de PIB, s’il vise directement les activités de production, il ne peut cerner en soi les inégalités de développement technologique des différents pays pas plus que les contextes régionaux obligeant une consommation d’énergie différente (le climat par exemple).
5. Pour une réflexion plus détaillée sur la question du climat à travers le conflit Nord\Sud dans le commerce, voir l’article de René AUDET, « Commerce mondial et question climatique: le conflit Nord-Sud revisité », Le Panoptique, no 22, février 2008.
6. Op. cit. STIGLITZ, J. p.247
7. Ibid. p.257

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