La «décroissance»: pour qui? pourquoi? comment?

La croissance économique: objectif ultime pour les uns, responsable de tous les maux pour les autres. Certains des détracteurs de cette croissance ont choisi une «alternative» à 180 degrés: la décroissance. Mais comment réaliser cette décroissance et à quel prix? Revue et critique du livre Objecteurs de croissance. Pour sortir de l’impasse: la décroissance.

La ville verte
Airton Kieling, La ville verte, 2006
Certains droits réservés.

Les éditions Écosociété ont publié, en novembre 2007, un recueil de textes des communications présentées au colloque Sortir de l’impasse: la décroissance? qui s’est déroulé à Montréal en mai de la même année1. Objecteur de croissance. Pour sortir de l’impasse: la décroissance2fait aisément découvrir le mouvement de la décroissance aux non-initiés, en présentant les textes de différents auteurs provenant autant du milieu universitaire que des mouvements militants. Ainsi, neuf auteurs présentent leur vision de la décroissance ou comment la décroissance est nécessaire à leurs aspirations, qu’elles soient individuelles ou partagées par un groupe. Preuve de la jeunesse de l’idée, les positions, si elles vont toutes dans une même direction, varient tout de même sensiblement. Ce n’est que depuis peu que la décroissance fait écho au Québec, comparativement à la France ou aux États-Unis, en utilisant principalement la porte d’entrée de la simplicité volontaire.

Pourquoi une décroissance?

L’économiste Nicolas Georgescu-Roegen est le principal précurseur de la décroissance. Cette idée, qui n’est ni une théorie ni un concept, selon Jean-Claude Besson-Girard3, a émergé en riposte au système dominant actuel. On l’accuse d’avoir guidé l’humanité dans une impasse, ou plutôt un labyrinthe, comme préfère le dire Besson-Girard, du fait que le terme «impasse» oblige implicitement un retour en arrière. Le constat est donc le suivant: le capitalisme est la source de nombreuses crises, la première étant de nature environnementale. Viennent ensuite la crise sociale, qui passe par les inégalités toujours croissantes puis la crise culturelle et la crise démocratique, qui évoluent de concert avec la dépolitisation des citoyens.

Si l’on s’intéresse tout particulièrement au problème concret des limites de la biosphère, on constate que «les taux actuels d’érosion des ressources et de production de déchets épuisent la nature plus vite qu’elle ne peut se régénérer4.» Il est ainsi indéniable que la consommation illimitée, nécessaire au capitalisme, est insoutenable à long terme5. En ce qui concerne la crise sociale, elle serait également inhérente au capitalisme: «l’individualisme de masse […] est une caractéristique des sociétés de surconsommation matérielle6», de même que «le stress et le sentiment de vide [sont] provoqués par le tourbillon du productivisme et du consumérisme7».

La décroissance s’attaque donc à un large éventail de maux de notre société. Pour les combattre, Serge Mongeau identifie quatre fondements sur lesquels doit s’appuyer une société de décroissance: l’équité, le relationnel (qui implique la densification des relations humaines), le local et la conservation. D’un point de vue environnemental, il semble fort souhaitable de prôner une production locale et de faire de la conservation des ressources naturelles un impératif. En ce qui concerne le partage équitable des ressources et la redéfinition des relations entre les humains, l’efficacité de la décroissance comme moyen à privilégier reste à démontrer; la société post-décroissance n’est peut-être pas plus à l’abri que le libre-marché de la tendance à favoriser le sort de l’un aux dépens de l’autre.

Une fin, quels moyens?

Que le capitalisme cherche à stimuler la croissance économique par la consommation n’est pas un leurre. Comme l’explique Yves-Marie Abraham,

la notion de croissance économique désigne, chez les économistes, l’augmentation de la production de biens et de services, au sein d’une population donnée […] Le fameux PIB8 – produit intérieur brut – est le principal instrument de mesure […] Pourquoi cette croissance est-elle considérée comme nécessaire? Parce que nos ressources sont insuffisantes9

Le capitalisme, pour lequel la rentabilité, le profit, et donc la croissance économique sont des obligations, répondrait ainsi à un aspect de la «nature humaine» voulant que l’Homme désire de manière illimitée, comme le pensait Smith il y a plus de deux siècles10. À ce sujet, le propos principal du texte d’Yves-Marie Abraham démontre que la nature de l’Homme n’est justement pas celle du consumérisme, que les «besoins illimités» sont une institution, une création des sociétés occidentales et que la croissance économique infinie n’est donc pas obligatoire au bien-être de l’humanité.

Satisfaisant quelques exigences de la décroissance, ces propos invitent à la simplicité volontaire, un choix individuel et personnel.

Mais quel type de système sociopolitique saura favoriser les ambitions de la décroissance sur des populations entières? Les auteurs de l’ouvrage Objecteurs de croissance. Pour sortir de l’impasse: la décroissance confirment que le fait «de réformer les politiques étatiques, de prôner un capitalisme vert ou un développement durable est voué à l’échec11»12. Selon les auteurs, des réformes au présent système ne changent rien à l’inévitable consumérisme et ne permettent aucunement de sortir de l’«impasse». Aucun des auteurs ne se risque à définir le système politique qui pourrait s’ériger et soutenir le «post-développement». Cependant, certains d’entre eux proposent quelques lignes directrices. C’est le cas de Sévigny qui suggère une «forme de structures de gestion politique de la vie en comment, animées et contrôlées directement par la base dans les communautés locales13». Le fait que l’atteinte de cette forme de structure soit une «difficile et exigeante démarche» empêche possiblement la formulation d’une définition plus exacte. Serge Mongeau, quant à lui, présente des pistes d’intervention relatives à la santé, telles qu’une limite des heures de travail à 28 heures par semaine (proposition normative à laquelle on pourrait facilement attribuer une propension à limiter la liberté de choix des individus). De manière plus réservée, Marco Silvestro, dont le propos concerne essentiellement le domaine agricole, propose non pas «de l[e] faire décroître mais de l[e] sortir du capitalisme14», ce qui semble aisément justifiable lorsque l’on considère, toujours selon l’auteur, que «les intérêts des actionnaires et des créanciers sont plus déterminants pour l’avenir de l’agriculture que la faim ou la santé des populations.15»

Enfin, si l’on met en parallèle le récit historique de l’avènement du capitaliste et du libre marché avec la dégradation environnementale et l’accroissement des inégalités sociales, les liens de causalité liant les différents phénomènes demeurent peu expliqués, quoique assez évidents en ce qui concerne la crise environnementale. Dans tous les cas, il est indiscutable que la transformation voulue par la décroissance demandera que les citoyens adhèrent à des modes de vie plus modestes, projet qui pourra rencontrer une forte opposition s’il se présente sous une forme normative dictée par le haut.

Critique du mouvement

Certaines critiques attaquent les fondements mêmes du mouvement de décroissance. C’est le cas de Jean-Marie Harribey, membre du conseil scientifique de l’Association pour la taxation des transactions pour l’aide aux citoyens (ATTAC), qui écrivait en 2005 que «le mot d’ordre de décroissance, appliqué indistinctement pour tous les peuples ou pour tout type de production, serait injuste et inopérant. D’abord parce que le capitalisme nous impose actuellement une certaine décroissance […] Ensuite parce que toute production n’est pas forcément polluante ou dégradante16.» Il ajoute que «l’utilisation planétaire des ressources doit être organisée de telle sorte que les pays pauvres puissent enclencher la croissance nécessaire à la satisfaction des besoins essentiels, et que les plus riches deviennent économes17

Conclusion

La «décroissance» est une idée, un sujet de réflexion excessivement légitime dans une société de plus en plus mondialisée où la croissance est le levier priorisé pour améliorer le bien-être de l’humanité. Malgré le fait que de plus en plus de personnes voient l’urgence d’un changement radical des modes de production et de consommation, l’adoption de la simplicité volontaire à l’échelle planétaire ne se réalisera probablement pas à court terme. De plus, s’il est loin d’être garanti que la croissance économique soit capable de réduire la pauvreté et les inégalités tout en renfonçant la cohésion sociale, du moins à elle seule, la dissociation de croissance économique et développement semble également être difficile à faire valoir18. Cependant, prôner une économie au service de l’humain et non une société au service de l’économie ou encore vouloir démarginaliser des initiatives sociales telles que l’agriculture soutenue par la communauté19, à titre d’exemple, demeurent des projets dont les bénéfices risquent indéniablement de transcender les coûts. Reste à savoir par quels moyens les «objecteurs de croissance» feront passer la simplicité volontaire d’un mode de vie individuel à un projet de société.

Notes (cliquez sur le numéro de la référence pour revenir au texte)

1 Ce colloque est le sujet d’un texte publié précédemment dans Le Panoptique : DANCETTE, Raphaëlle. «La décroissance: ouvroir de société potentiel», (juillet 2007).
2MONGEAU, Serge, et al. Objecteurs de croissance. Pour sortir de l’impasse: la décroissance, Écosociété, Montréal, 2007, 139 pages.
3BESSON-GIRARD, Jean-Claude. Objecteurs de croissance., Op. Cit.
4WACKERNAGEL, Mathis et al. Notre empreinte écologique, Écosociété, Montréal, 1999, 207 pages.
5Propos également partagé par Godard et Beaumais, «Économie, croissance et environnement: de nouvelles stratégies pour de nouvelles relations», Revue économique, vol. 44, (1993), p. 143-176.
6BESSON-GIRARD. Objecteurs de croissance., Op. Cit., p. 18.
7MONGEAU. Objecteurs de croissance., Op. Cit., p. 11.
8L’annexe 2 du livre Objecteurs de croissance. Pour sortir de l’impasse: la décroissance présente «Le manifeste pour une décroissance conviviale», disponible sur la toile (http://www.decroissance.qc.ca/manifeste.html), dans lequel on souligne que «Les guerres, déversements de pétrole ou carambolages automobiles sont des exemples d’événements qui élèvent le produit intérieur brute … Cette analyse des activités humaines donne un portrait inexact de la réalité.»
9ABRAHAM, Yves-Marie. Objecteurs de croissance., Op. Cit., p. 59.
10 Ibid.
11KRUZYNSKI, Anna. Objecteurs de croissance., Op. Cit., p. 99.
12À l’appui de cette idée, un texte de Lucie Sauvé est entièrement dédié à une très intéressante critique du développement durable.
13SÉVIGNY. Objecteurs de croissance., Op. Cit., p. 113.
14SILVESTRO, Marco. Objecteurs de croissance., Op. Cit., p. 82.
15Ibid., p. 83.
16HARRIBEY, Jean-Marie. «Faut-il renoncer au développement?», Manière de voir: Écologie, le grand défi. No. 81, (juin-juillet 2005), p. 76 à 81.
17Ibid.
18Ibid.
19L’agriculture soutenue par la communauté, comme elle est appelée au Québec, est un concept qui permet aux consommateurs d’acheter directement, d’une ferme près de chez eux, des produits biologiques. On retrouve des initiatives semblables ailleurs, par exemple aux États-Unis.

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