Les activités humaines empiètent sur la surface terrestre; les ressources sont extrêmement convoitées et la conservation de la biodiversité et des écosystèmes ne peut plus s’effectuer en vase clos. L’échelle de gouvernance, l’horizon temporel, le rôle des institutions, les seuils limites sont, on le réalise, des éléments incompatibles avec la gestion des ressources naturelles telle qu’envisagée jusqu’à présent. Une multitude d’approches se sont d’ailleurs succédées au cours des trente dernières années. Confortées ou ébranlées par l’expérience et la recherche, elles ont évoluées et se transforment, mais continuent d’être questionnées. Et pour cause: les problèmes environnementaux sont de plus en plus résistants aux solutions(1).
D’importants rapports ont jalonné l’histoire de la gestion des ressources naturelles et ont contribué à modifier notre perception de l’état de la situation environnementale. Au tournant des années 1970, c’est une prise de conscience de la finitude des ressources qui est soulevée par des ouvrages tels que Population Bomb(2) et The limits to grow(3). À la fin du XXe siècle, le constat selon lequel l’humain altère considérablement les écosystèmes est établi et l’on cherche, par le biais d’approches de gestion, de modèles et de techniques, des moyens d’assurer leur pérennité. Dans cette quête émerge une volonté d’équité quant à la redistribution des retombées engendrées par la gestion des ressources naturelles. Le fameux Rapport Brundtland(4) fait un pas en ce sens en assimilant la sphère sociale à celle environnementale. Le Millenium Ecosystem Assessment(5) comporte un chapitre concernant la vulnérabilité des populations dont la survie est intimement liée à la qualité de l’environnement. Parallèlement à ces rapport majeurs, ce sont des groupes minoritaires (ethniques, autochtones, femmes, etc.) revendiquant une place dans la gestion des ressources naturelles qui ont favorisé l’émergence de cette considération sociale. Et la participation de ces groupes ouvre sans contredit des pistes nouvelles pour la gestion des ressources naturelles. Avec cet objectif d’équité, la gouvernance habituelle et le rôle des institutions dans un domaine jusque là tenu et contrôlé par l’État sont remis en question.
Incompatibilités
Les approches de gestion ayant prévalues jusqu’à la fin du XXe siècle ont conduit à fragiliser davantage des écosystèmes déjà vulnérables(6). D’autre part, les sociétés ont accru leur dépendance aux ressources et les groupes minoritaires, marginalisés, ne bénéficient aucunement des retombées. Comment expliquer ces constats? Une partie de la réponse se trouve en regard de certaines incompatibilités entre les systèmes socio-économiques et écologiques(7). Des divergences qui obligent à revoir l’imbrication et les liens entre ces ensembles.
La première incongruité est spatiale et scalaire. C’est en partie ce qui pousse à remettre en question le pouvoir de gérer le bien commun, entre les mains de l’État, propriétaire des terres et des ressources. L’échelle écosystémique locale comme échelle spatiale de référence pour la gestion des ressources naturelles est celle retenue par plusieurs institutions telles que l’Unesco et le Millenium Ecosystem Assessment. Ce niveau d’échelle est d’abord promût par le fait qu’il se définisse par une entité géographiquehomogène (il va sans dire, de taille très variable). De surcroît, ce sont les interactionsexistant entre les êtres vivants et leur environnement qui déterminent la dynamique de cette échelle de référence.
Ainsi, la gestion de la biodiversité nécessite de connaître et decomprendre, au moins partiellement, les interactions écologiques ainsi que les interactionssociété-nature pour pouvoir les gérer. L’identification de ces interactions ne peut être réaliséequ’à partir d’une perception locale – ou écosystémique – des dynamiques en jeu, c’est-à-dire àl’échelle de la perception humaine. En effet, même si le traitement des grands nombres permetd’identifier des corrélations statistiques entre différents paramètres à de larges échellesspatiales, la réalité des interactions décrites est locale.(8)
Aussi, notre horizon temporel est restreint et permet difficilement d’envisager des solutions durables engagées dans la viabilité des écosystèmes et de la biodiversité pour les générations à venir. D’emblée, notre propre durée de vie d’humain biaise notre vision. Aussi, le court horizon temporel politique déterminé par une élection à tous les quatre ans permet difficilement d’engager des actions sur le long terme.
Une incompatibilité est également générée par une vision sectorielle et verticale. L’intégration de multiples données est ardue quand chacun se cantonne dans sa propre discipline, enclavé dans sa science. S’il est vrai que l’interdisciplinarité est maintenant valorisée, c’est que l’intégration de diverses sources de savoirs a fait ses preuves en ce qui concerne les approches de gestion équitable axée sur la viabilité des écosystèmes.
Enfin, les incongruités se prolongent également au niveau fonctionnel et institutionnel. Comme il est rare que les limites territoriales et administratives soient définies à partir la géographie du paysage naturel, elles constituent souvent une aberration pour créer un plan de gestion ou un aménagement durable. Il importe donc de surpasser ces logiques qui génèrent une gestion administrative et sectorielle. De surcroît, en l’absence d’une délimitation cohérente du territoire (sur les plans géographiques, culturels et paysagers), non seulement les différentes politiques publiques perdent de l’efficacité, mais aussi la population locale, tant citoyens qu’élus, se trouve enfermée dans une logique verticale et fragmentaire, alors que d’importantes problématiques appellent davantage à une approche globale. Au final, tous se désengagent des enjeux locaux tels que la qualité de vie et la santé environnementale(9).
Une nouvelle gouvernance
C’est donc ce qui pousse à redéfinir le rôle des institutions. L’État hésite à partager son pouvoir, mais on assiste, progressivement, à l’émergence de nouvelles perspectives dans lesquelles les pôles de décisions sont (dans une certaine mesure) partagés avec des acteurs locaux. Aujourd’hui, on mise davantage sur une collaboration nuancée par les caractéristiques et les besoins du milieu. L’État devient un partenaire de gestion. Cela fait appel à des modes de décisions consensuels où ce dernier n’est plus l’unique responsable de la régulation et du contrôle. La légitimité et l’imputabilité des organes de gestion demeurent l’une des zones grises de ce partage de pouvoir.
Cette nouvelle gouvernance décentralisée questionne la participation citoyenne, la consultation, la concertation, la négociation et la prise de décision. On constate donc un avantage démocratique lorsque la ressource se situe sur un territoire cohérent(10); cela défie les limites politico-administratives et oblige à se mobiliser autour de problématiques communes de développement socio-économique, d’enjeux culturels ou relatifs au milieu naturel. La question de la confiance mutuelle et de la relation entre les acteurs est fondamentale en ce sens. Divers acteurs (citoyens, groupes minoritaires, industriels, élus, instances gouvernementales, etc.) aux intérêts divergents et même souvent contradictoires, doivent s’entendre. C’est, il va sans dire, l’un des grands défis de la gestion des ressources naturelles. Mais le territoire possède cet avantage inhérent d’être mobilisateur, de susciter un sentiment d’appartenance, et «de conduire des acteurs même socialement opposés à travailler ensemble et à se structurer de façon systémique»(11).
Lier les systèmes écologiques et les systèmes socio-économiques
Les approches émergentes tentent de lier les systèmes écologiques et les systèmes socio-économiques autrement que dans le concept du développement durable. L’évaluation environnementale stratégique (en tant que démarche de planification suscitant la participation citoyenne) et l’intégration de critères et d’indicateurs sociaux (tel qu’utilisés en cogestion adaptative pour mesurer la satisfaction des acteurs à l’égard de la gestion des ressources) permettent cette intégration de façon plus concrète. Elles se basent sur l’appartenance des acteurs au territoire, sur la reconnaissance que l’histoire et la culture peuvent générer une autorégulation pour la gestion des ressources.
Chaque situation comporte ses particularités et nécessite son propre modèle. Le défi commun est sans doute d’arriver à lier ces systèmes complexes. Plusieurs incompatibilités les éloignent, mais des similitudes les relient. Certains effets rétroactifs, difficiles à prévoir, sont susceptibles de produire des changements irréversibles de part et d’autre; c’est pourquoi les principes de gestion qui les dictent se doivent d’être adaptables, souples et résilients. Une résilience favorisée par leurs compositions respectives d’une multitude de sous-systèmes. Et finalement, tant dans le système socio-économique qu’écologique, une connaissance contextuelle et historique permet de bien saisir les dynamiques en cours.
Les approches de gestion des ressources naturelles se sont donc, au cours des trente dernières années, territorialisées. L’ancrage est géographique; le territoire, les ressources présentes et les acteurs incarnent un ensemble ayant à définir son propre modèle tout en demeurant en lien avec les processus globaux. Le défi d’en arriver à une gestion des ressources naturelles à la fois durable et équitable impose maintenant d’intégrer l’humain aux modèles conceptuels (plutôt que de traiter ce dernier comme extérieur au système de gestion ou pire, d’occulter sa présence). N’est-ce pas cette omission qui nous a conduits à l’état actuel de dégradation environnementale?
Notes
(1) BERKES, F., J. Colding, and C. Folke (2003). Navigating social-ecological systems: Building resilience for complexity and change. Cambridge University Press, Cambridge, UK. 393 p.
(2) EHRLICH, Paul R. (1968). The Population Bomb, Ballantine Books, États-Unis, 201 p.
(3) MEADOWS, D., (1972). «The limits to growth», New York, Universe Books, 1974, 205 p.
(4) BRUNDTLAND, G. (1987). Notre avenir à tous, Rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développementde l’ONU, 318 p.
(5) TABLE DE TRAVAIL MA (2005). The Millennium ecosystem assessment, Island Press.[En ligne].
(6) HOLLING, C.S. (1986). The resilience of terrestrial ecosystems; local surprise and global change. W.C. Clark and R.E. Munn (eds.), Sustainable Development of the Biosphere, Cambridge University Press, Cambridge, U.K. Chap. 10, 292-317.
(7) FRÉCHETTE, A. (2009). Évolution des systèmes de gestion et les défis de la congruence. Présentation dans le cadre du cours ENV-7140: Principes de gestion intégrée, Département des sciences de l’environnement, UQAM.
(8) LEVREL, H. (2007). Quels indicateurs pour la gestion de la biodiversité? Paris, Institut français de la biodiversité 99 pages.
(9) ALLIE, L. (2006). Des parcs naturels habités au Québec? Une comparaison inspirée des parcs naturels régionaux français. Inégalités, démocratie et développement, Des enjeux pour la gouvernance des territoires locaux et régionaux. ARUC-ÈS-CRDT-GRIDEQ-GRIR. Rimouski, 303-320.
(10) Par «territoire cohérent» ALLIE, L. Ibid. fait référence à: «(…) un espace de vie collectif partagé et reconnu comme tel qui s’accompagne d’une culture identitaire forte.»
(11) KLEIN, J.-L. (1997) dans KLEIN, J.-L. (2006). De l’initiative locale au développement territorial: une perspective synthétique. Inégalités, démocratie et développement, Des enjeux pour la gouvernance des territoires locaux et régionaux. ARUC-ÈS-CRDT-GRIDEQ-GRIR. Rimouski, p.153-164.