Le néocolonialisme durable ou la préservation des écosystèmes grâce à l’écotourisme

À l’heure où les industries font leur examen de soutenabilité, le développement touristique «doit être supportable à long terme sur le plan écologique, viable sur le plan économique et équitable sur le plan éthique et social pour les populations locales(1)». Beau programme… La réalité apparaît toutefois bien différente: au Kenya, en Inde et au Honduras, la faune et la flore sont protégées au détriment des populations locales. L’écotourisme ne s’oppose pas aux inégalités, au contraire, il se présente comme une nouvelle assise de la domination du Capital sur les peuples. En imposant les règles du marché et celles de la conservation des écosystèmes au bénéfice des populations du Nord et des élites des pays en développement, l’écotourisme a tout de l’impérialisme.

Painted tiger/Ending without  stories
Painted tiger/Ending without stories, 2008
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Dans le courant du mouvement environnemental amorcé à la fin des années 1980 avec le concept de développement durable, à partir duquel la critique de l’industrie ne doit plus condamner la croissance (qui ne peut plus être remise en question), en accord cette fois avec des préceptes d’équité sociale et de maintien d’une qualité minimale de l’environnement, la tendance est au tout durable. Rien d’étonnant donc à ce que l’industrie du tourisme, qui détient 11% du PIB mondial et emploie près de 200 millions d’individus(2), se rallie à la fièvre environnementale en proposant de nouvelles destinations écologiques.

Plusieurs problèmes graves apparaissent sur les sites dont l’attraction principale est la nature et où le nombre de visiteurs ne cesse d’augmenter. Ces derniers requièrent plus d’installations, plus d’infrastructures répondant à leurs besoins, ce qui provoque une perte du naturel et, au final, une réduction de l’attrait pour ces sites. Il est connu que l’activité touristique peut «saccager les paysages, détruire les communautés, polluer l’air et l’eau, dépersonnaliser les cultures, uniformiser et plus généralement contribuer à la dégradation continuelle de la vie sur notre planète(3)». Ainsi, parmi les méthodes d’estimation et de mesure des impacts du tourisme sur la soutenabilité, l’analyse de l’empreinte écologique(4) est des plus prometteuses. Dans le cas de Manali, un centre touristique himalayen en Inde, l’empreinte est passée de 2102 hectares en 1971 à 9665 hectares en 1995, une augmentation de 450%(5). Manali a une empreinte 25 fois plus grande que sa taille, et les résidents et touristes deviennent de plus en plus dépendants de l’importation de nourriture, d’énergie et de matériaux de construction. Cet assujettissement place la population dans une position précaire, car elle doit aujourd’hui compter sur un flux de ressources dont elle n’a pas le contrôle. S’ajoute à cela la limitation, voire l’exclusion des résidents locaux à l’utilisation de certaines ressources, occasionnée par la surconsommation des touristes fortunés, ces derniers pouvant dépenser le salaire annuel d’un résident au cours d’une seule excursion de quatre jours…

Le charme des mots

Alors que la Charte du tourisme durable reconnaît «la nécessité de développer un tourisme qui réponde aux attentes économiques et aux exigences de la protection de l’environnement et qui respecte non seulement la structure sociale et les caractères physiques de la destination, mais aussi la population locale(6)», la Déclaration de Québec sur l’écotourisme, édictée à la suite du Sommet mondial de l’écotourisme à Québec en 2002 (année internationale de l’écotourisme), se distingue notamment en incluant «les communautés locales et indigènes dans sa planification, son développement et son exploitation(7)» ainsi qu’en protégeant leur «patrimoine naturel et culturel(8)», le tout, pour contribuer à leur bien-être.

Au même titre que les grands concepts sociaux à visée humaniste tel que le développement, les «définitions» du tourisme durable et de l’écotourisme sont davantage liées à des idées de conditions idéales de l’existence sociale, ou du devenir d’un projet, qu’à des définitions. Et comme pour le développement durable où certains s’intéressent davantage aux échanges commerciaux équilibrés, d’autres à l’équité inter et intra-générationnelle, ou d’autres encore à la conservation de la nature, chacun mélangeant ces éléments dans des proportions différentes et rendant les acceptions du concept aussi nombreuses que ses acteurs, les chances sont minces pour qu’une définition unique et définitive soit universellement acceptée(9). En effet, le succès de ces concepts repose sur leur caractère indéfinissable et mystérieux où chacune des parties trouve son compte: pour l’industrie du tourisme, le développement est approprié; pour le conservationniste, les principes du XIXe siècle sont de nouveau acceptables; pour l’environnementaliste, le concept justifie la préservation de sections d’écosystèmes contre le développement; et, pour le politicien, cela lui permet de faire de jolis discours.

Si le nouvel espoir du monde en développement, une «destination prisée pour le tourisme de ²nature² du fait de la richesse de sa faune et de sa flore(10)», est de saisir l’occasion pour que le «profit économique [puisse] aller directement aux populations rurales vivant aux alentours ou au sein de ses sites naturels(11)», les populations directement affectées sont déjà désillusionnées.

La conservation au Kenya et l’éviction des Maasais(12)

Pour les Maasais du sud du Kenya, la forêt est le centre spirituel de leur existence de même que le stock essentiel de fruits, de miel, de plantes médicinales, de bois de chauffage et de pâturage pour leurs animaux d’élevage lors de la saison sèche.

Pour le Conseil du Comté de Narok, c’est l’habitat des lions, des éléphants, des buffles et de plusieurs espèces d’oiseaux rares. La région se présente alors comme une réserve idéale où les seuls humains acceptés seraient les gardes-chasses et les touristes payants, et ce, dans le but avoué de protéger la vie sauvage et de rapporter de l’argent à la population pauvre. Depuis longtemps, les conservationnistes soutiennent que les nomades ont toujours été un danger pour la vie sauvage parce qu’ils tuent les prédateurs comme le lion ou la hyène et parce que leur bétail broute l’herbe avec excès. Ils seraient aujourd’hui plus menaçants parce qu’ils cultivent la savane et construisent des clôtures ainsi que des maisons permanentes(13).

Si les territoires sélectionnés pour les parcs du Serengeti, de Maasai Mara, et de Tsavo Est étaient pratiquement inhabités au moment de leur établissement, principalement à cause de la peste bovine et de la mouche tsé-tsé, ce n’était pas le cas pour la création des parcs plus récents d’Amboseli, de la Réserve nationale Samburu et du Parc national Tarangire. Dans la réserve naturelle du Mkomazi en Tanzanie, le traitement des Maasais a été des plus durs: déplacés dans les pâturages voisins, les fermiers se plaignirent et les Maasais furent arrêtés pour occupation sans permission puis condamnés à une amende. En voulant retourner dans la réserve, ils furent arrêtés et condamnés à nouveau. Leur bétail mourut de faim faute de pâture.

Il est vrai que les Maasais peuvent vendre des droits de campement, construire des chalets pour les safaris ou même présenter les danses traditionnelles aux touristes. Mais la réalité n’est pas aussi simple. D’abord, l’argent est plus souvent qu’autrement récolté par une minorité riche, laissant la majorité dans la misère. Ensuite, plusieurs vivent dans des zones de peu d’intérêt pour les touristes, et donc sans valeur monétaire, ou, par manque de connaissances en affaires, d’argent ou d’éducation, sont dans l’impossibilité de compétitionner avec les grandes compagnies de tourisme. Enfin, la ridiculisation de sa culture est peu séduisante pour qui préférerait reprendre son mode de vie traditionnel.

Au service de la faune et de la flore du Kenya (Kenya Wildlife Service), il est hors de question de permettre aux Maasais de réintégrer les territoires dont ils ont été exclus. Le directeur de l’époque, Richard Leaky, est explicite: «Nous nous occupons d’un État-nation moderne… La mise en réserve de territoires pour des fins de conservation de la faune et de la flore, dans le but de supporter l’industrie du tourisme, est un choix stratégique. Que ce soit pour des projets agricoles, hydroélectriques ou touristiques, l’éthique d’exproprier une population hors d’un territoire est la même. Au fond, les États-nations doivent fonctionner.(14)»

L’impérialisme environnemental

L’histoire des Maasais du Kenya est classique, mais elle n’est pas pour autant unique. Le Projet Tigre («Project Tiger») en Inde est un réseau de parcs acclamé par la communauté conservationniste internationale qui pose les intérêts du tigre avant celle des paysans pauvres. La délimitation de la réserve du tigre a été rendue possible par le déplacement de villages et de leurs habitants. Le coup d’envoi de ces projets de conservation du tigre, du rhinocéros ou de l’éléphant, provient de deux groupes sociaux distincts: premièrement, d’anciens chasseurs convertis au conservationnisme et appartenant principalement à l’élite indienne et, deuxièmement, des représentans d’agences internationales telles que le Fonds mondial pour la nature (World Wildlife Fund) et l’Union internationale pour la conservation de la nature. En aucun cas les populations locales n’ont été consultées et, tel qu’en Afrique, les réserves créées profiteront principalement aux touristes fortunés.

Un dernier exemple, en Amérique centrale cette fois: l’institut du tourisme du Honduras a exproprié les Garifunas de 300 hectares de littoral sans les indemniser. Cette terre a été vendue 19 millions de dollars à une société privée mandatée pour la réalisation du projet Los Micos Beach & Golf resort. Là où la nature se veut l’attrait principal ont été aménagés un golf de 25 hectares, 2000 chambres d’hôtel, 170 villas, un centre de convention, une marina, etc.(15).

Comme le remarquait l’historien indien Ramachandra Guha(16), l’environnementalisme dominant voit aujourd’hui la nature comme un antidote temporaire à la vie moderne. À cet effet, le parc national est une institution spécifique de la société industrielle en ce qu’il procure un répit au stress, une opposition au béton, un objet de contemplation et une manifestation de valeurs saines pour ceux dont la vie de tous les jours est urbaine. Dans les États-Unis de l’après-guerre, l’augmentation de l’affluence dans les parcs nationaux était en lien direct avec la croissance économique. L’émergence de cet intérêt pour la nature «sauvage» ne doit pas être perçue comme un retour à l’être primitif mais, au contraire, comme une partie intégrante de la vie moderne. C’est un nouveau confort matériel. Ainsi, cet attrait pour la nature est intimement lié à la société de consommation. La seule impureté des fins de semaines en nature est le véhicule qui nous y a porté. Cette représentation de l’environnement est trompeuse. La cohabitation dans un tout cohérent du bien-être matériel issu de l’expansion économique et du bonheur que procure une nature préservée occulte la présence d’un problème.

Grâce au développement, les pays industrialisés continuent d’utiliser le potentiel économique des régions dominées comme débouché pour les innombrables productions qu’ils contrôlent, ici, le tourisme. La seule différence avec l’époque coloniale est que l’annexion territoriale, non reconnue par le droit international, est assurée par la concurrence économique et par le libre-échange. Le Tiers Monde assimilé à l’économie mondiale, c’est le capitalisme et son système de valeurs qui prévaut.

Notes

(1) COMITÉ 21, Charte mondiale du tourisme durable de Lanzarotte, [en ligne] http://www.comite21.org/docs/economie/axes-de-travail/tourisme/charte-lanzarote.pdf, p. 103. Consulté le 15 août 2008.
(2) HUNTER, Colin, «Sustainable tourism and the touristic ecological footprint», Environment, Development and Sustainability, Vol. 4, 2002, p. 7-20.
(3) Traduction libre de «ruin landscapes, destroy communities, pollute the air and water, trivialize cultures, bring about uniformity and generally contribute to the continuing degradation of life on our planet» dans CROALL, Jonathan, Preserve or Destroy: Tourism and the Environment, London, Calouste Bulbenkian Foundation, 1995, p. 1.
(4) L’empreinte écologique est la mesure de la charge imposée à la nature par une population humaine donnée. Elle correspond à la surface terrestre et marine requise pour produire en continu les ressources nécessaires à la production des biens consommables et à l’assimilation des déchets produits par la population, et ce, indépendamment de l’emplacement de cette surface. D’après Wackernagel, Mathis et Rees, William, Our Ecological Footprint: Reducing Human Impact on Earth, Philadelphia, New Society Publishers, 1996, 176 p.
(5) COLE, Victoria, et SINCLAIR, A. John, «Measuring the Ecological Footprint of a Himalayan Tourist Center», Mountain Research and Development, Vol. 22, n° 2, 2002, p. 132-141.
(6) Op. cit. COMITÉ 21, p. 103.
(7) ORGANISATION MONDIALE DU TOURISME, Déclaration de Québec sur l’écotourisme, [en ligne] http://www.world-tourism.org/sustainable/IYE/quebec/francais/fra.pdf, p. 2. Consulté le 15 août 2008.
(8) Ibid.
(9) Pour une revue détaillée de la question, voir BUTLER, Richard W., «Sustainable tourism: a state-of-the-art review», Tourism Geographies, Vol. 1, n° 1, 1999, p.7-25.
(10) Gbadamassi, Falila, «L’écotourisme, une nouvelle opportunité pour l’Afrique?», Afrik, mercredi 26 mai 2004, [en ligne] http://www.afrik.com/article7326.html. Consulté le 16 août 2008.
(11) Ibid.
(12) D’après MONBIOT, Georges, Monbiot.com Keepers of the Artificial Wilderness. [en ligne] http://www.monbiot.com/archives/1994/07/01/keepers-of-the-artificial-wilderness/. Consulté le 12 août 2008. Georges Monbiot est journaliste pour le Guardian à Londres, auteur, environnementaliste et activiste. L’article est tiré du livre No Man’s Land: an investigative journey through Kenya and Tanzania publié aux Éditions Mcmillan en 1994.
(13) Ironiquement, plusieurs écologistes considèrent aujourd’hui que les chasseurs-cueilleurs nomades et l’agriculture sur brûlis («slash and burn») seraient probablement les modes de vie les plus soutenables que l’humanité ait connue. Voir entre autres à ce sujet Kleinman, P. J. A., Pimentel, D., Bryant, R. B., «The ecological sustainability of slash-and-burn agriculture», Agriculture, Ecosystems & Environment, Vol. 52, 1995, p. 235–249.
(14) Traduction libre de «We’re dealing with a modern nation state… The setting aside of land for the purpose of wildlife conservation, to support the tourist industry, is a strategic issue. The morality of evicting people from land, whether it’s to establish a wheat scheme, a barley scheme, hydroelectric scheme or a wildlife tourist scheme is the same. Basically nation state have got to function.» dans Op. cit., Monbiot.
(15) D’après VIGNA, Anne, «Les charlatans du tourisme vert», Le Monde diplomatique, Juillet 2006, p. 14-15.
(16) GUHA, Ramachandra, «Radical Environmentalism and Wilderness Preservation: A Third World Critique», Environmental Ethics, Vol. 11, n° 1, 1989, p. 71-83.

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