Il y a soixante ans débutait la première guerre indochinoise, mettant aux prises la France et la République démocratique du Vietnâm (RDV). Ce conflit, qui prendra fin avec les accords de Genève en 1954, se situe aux confluents de deux des plus marquants phénomènes du XXe siècle : la montée des mouvements de décolonisation et la Guerre froide. Souvent inextricablement liés l’un à l’autre, ces dynamiques donnèrent lieu à de singulières concoctions idéologiques, comme en témoignent les idées de celui qui fut le moteur de la révolution vietnamienne : Ho Chi Minh. À l’heure où le gouvernement et le Parti semblent hésiter entre l’orthodoxie marxiste-léniniste et l’entrée dans l’OMC, un retour sur la pensée et les actions du père fondateur du Vietnâm moderne peut s’avérer utile.
Toute histoire nationale contient sa part de mythes. Ainsi le passé d’un pays est-il peuplé de héros et de grands patriotes dont la fonction culturelle principale est de fournir un exemple à suivre, un idéal pour les générations à venir. Ces mythes forment en quelque sorte le socle sur lequel peuvent s’édifier les piliers de la conscience et de l’identité nationales. Or ce phénomène de « canonisation » des héros nationaux ne facilite en rien une appréhension « objective », ou du moins détachée, de ces individus et du sens qu’il faut attribuer à leurs paroles et à leurs actions. Le cas de Ho Chi Minh, au Vietnâm, est à cet égard très éloquent. En effet, la « célébration ritualisée (1) », pour reprendre
les mots de l’historien Daniel Hémery, de « l’Oncle Hô » jette un voile épais au travers duquel il est difficile de percevoir la complexité de l’individu. Néanmoins, il est du devoir de l’historien de chercher à percer cet écran afin de jeter une nouvelle lumière sur les zones d’ombre de l’un des plus importants acteurs du XXe siècle. Or c’est ce que nous tenterons d’accomplir, en toute humilité, dans le présent article. Plus précisément, nous nous attarderons à déterminer les parts respectives qui doivent être attribuées aux idéologies nationaliste et communiste, apparemment incompatibles, dans l’orientation de la vie politique de Hô Chi Minh.Cette question, de par son approche quantitative, peut sembler absurde, si bien que quelques précisions sur notre démarche s’imposent. Évidemment, nous ne saurions prétendre déterminer si Ho Chi Minh fut davantage nationaliste que communiste. Nous tenterons toutefois de montrer, à travers ses écrits et ses actions et aussi en regard des études déjà existantes sur la question que, bien qu’il ait adhéré sincèrement aux théories marxistes-léninistes, celles-ci furent avant tout les moyens ou les outils qu’il mit en œuvre afin de servir ses desseins ultimes, à savoir la libération du Vietnâm de la tutelle étrangère et la construction d’un État unifié et totalement indépendant. En d’autres mots, que le communisme tint lieu de levier à ses aspirations nationalistes, plus fondamentales. Qui plus est, nous constaterons également que son éducation confucéenne n’est pas étrangère à l’attrait que le socialisme d’obédience léniniste opéra sur le révolutionnaire vietnamien, comme d’ailleurs sur une bonne partie de la population. Mais il convient auparavant de retracer les grandes étapes de la formation de la pensée politique de Ho Chi Minh afin d’en apprécier davantage la valeur par la suite.
Né Nguyen Sinh Con (2) en 1890 dans une province surpeuplée du nord de l’Annam qui connut au tournant du siècle sa part d’agitation anti-coloniale, Ho Chi Minh recevra de son père Nguyen Sinh Sac, mandarin à la cour impériale durant quelques années, une éducation proche des enseignements du confucianisme. Cela dit, comme le mentionne William Duiker, Sac « harboured a strong animosity against both the colonial regime […] and the imperial government, […] and was strongly influenced by the spirit of patriotism. (3) » Ainsi, Ho fut-il sensibilisé très jeune à la question nationale vis-à-vis du pouvoir colonial en plus d’être poussé à se tourner vers un enseignement plus « moderne », axé sur la culture occidentale. Toutefois, il ne délaissera pas ses racines confucéennes; simplement, il en éludera l’enseignement classique, rigide, qui cadre mal avec les nouvelles réalités sociales du Vietnâm. Après des études passablement tumultueuses, il quitte l’Indochine en 1911 pour l’Occident et ne reviendra dans son pays qu’en 1941. Ces trente années d’exil volontaire s’avéreront d’une importance capitale puisque qu’il y fera ses premiers pas politiques, pas qui le mèneront dans les bras du marxisme de la IIIe Internationale.
Après avoir séjourné à Londres pendant la Première Guerre mondiale, Ho Chi Minh s’établit à Paris en 1919, au moment même où s’engagent les négociations qui déboucheront sur le Traité de Versailles au mois de juin. À l’instar de nombreux intellectuels issus des peuples colonisés, Hô fonde de grands espoirs dans le projet du président Wilson et de ses « 14 points » visant à octroyer aux nationalités soumises à la tutelle étrangère le droit à l’autodétermination. Ainsi tentera-t-il à plusieurs reprises de sensibiliser l’opinion à la cause indochinoise, tentatives qui se heurteront de plein fouet à l’intransigeance en la matière des gouvernements anglais et, surtout, français. Dégoûté par l’hypocrisie de ce dernier, dont le discours civilisateur et les vertus républicaines semblent n’être bons qu’à masquer les velléités impérialistes de la métropole, Ho se tournera vers les milieux socialistes français, où ses revendications trouvent un certain écho. Il sera d’ailleurs présent au congrès de Tours, en 1920, qui marquera la fondation du PCF. Si les dernières années passées au sein des masses prolétaires européennes et américaines ont pu jouer un rôle déterminant dans cette nouvelle orientation idéologique, Ho est avant tout présent pour y « affirmer l’existence nationale des colonisés (4)». En effet, lors d’une intervention à ce même congrès, le révolutionnaire vietnamien insiste sur la question coloniale « au lieu de préparer [à l’instar des autres délégués] la révolution mondiale (5)». Cette prépondérance de la question nationale vietnamienne dans la pensée de Ho le poussera à se ranger du côté des thèses léninistes, incarnées par la IIIe Internationale fondée l’année précédente et à proposer l’adhésion du PCF à cette dernière. En effet, Lénine considérait les peuples colonisés comme une espèce de prolétariat mondial au service des puissances impérialistes occidentales et voyait d’un bon œil les luttes de libération nationales dans la mesure où celles-ci concourraient à l’objectif ultime du socialisme, soit la destruction du capitalisme. On peut dès lors mieux comprendre le puissant attrait qu’a pu opérer le léninisme dans l’esprit de Ho Chi Minh, puisqu’il permettait d’envisager la libération de l’Indochine selon une voie propre à sa réalité sociale, d’une part, en plus d’offrir à la cause nationale une visibilité non négligeable.
En 1923, Ho Chi Minh quitte la France pour Moscou afin d’y joindre les rangs de l’Internationale communiste. Durant les années qui suivront, il se fera l’ardent défenseur du caractère spécifique et original de la révolution vietnamienne à venir, parfois au grand déplaisir des autorités soviétiques. Spécialiste des questions coloniales, il sera délégué de l’IC en Asie, notamment en Chine et au Siam, où il entrera en contact avec des membres du Parti communiste indochinois fondé officiellement en 1930. Les purges staliniennes de la fin des années trente n’entameront pas son adhésion sincère au communisme dans la mesure où il demeure convaincu que la révolution vietnamienne saura en temps et lieu éviter de tels dérapages. C’est bien d’ailleurs ce qu’il faut retenir ici, à savoir l’orientation fondamentalement nationale de sa profession de foi à l’égard du marxisme-léninisme. En effet, comme le mentionne le sociologue Trinh Van Thao, il ne cessera jamais de « rappeler le souci majeur des Vietnamiens d’être traités comme une puissance régionale. (6) » Ce désir d’indépendance se manifestera également lorsque poindront les premiers accrochages entre la Chine de Mao et l’URSS dans les années cinquante.
Rentré en Indochine en 1941, il présidera à la création du Viêt-minh et sera la figure de proue de la lutte armée contre les Japonais puis les Français, lutte qui sera placée par l’Oncle sous le signe de la libération nationale, jusqu’aux accords de Genève en 1954. Dès lors, dans la RDV, dont les limites sont fixées au 17e parallèle, peuvent être entamés les réformes de la société commandées par l’État-Parti, deuxième volet de la révolution communiste vietnamienne. Les mesures les plus significatives mises en place par le PCV concernent les réformes agraires et la collectivisation des terres qui doit s’ensuivre. Or sur ces questions il semblerait que Ho Chi Minh ait eut tendance à s’effacer quelque peu, davantage porté sur les questions de relations extérieures, particulièrement sur la défense de l’indépendance vietnamienne. En fait, devant la brutalité des mesures mises en place en 1955-56 et le mécontentement croissant des paysans vis-à-vis de celles-ci, il semble que l’Oncle Ho ait davantage fait office de modérateur. Gêné par les rapports faisant état des violences à l’endroit des paysans, il ne gênera pas pour sensibiliser les responsables à la nécessité d’éviter tout débordement de brutalité. D’ailleurs, Ho exprimera la responsabilité du régime, dans une lettre destinée aux paysans et aux cadres datant du 18 août 1956, en faisant allusion à ceux qui eurent le malheur d’être « faussement classés comme riches paysans » et à la nécessité de « corriger ces erreurs. (7)»
S’il s’agit ici d’un résumé extrêmement réducteur de la carrière politique de Ho Chi Minh, il n’en demeure pas moins qu’il nous procure une bonne idée du cheminement politique et idéologique qu’il a parcouru dans les périodes cruciales de sa vie. À partir d’ici, nous sommes davantage en mesure de revenir sur le sens profond qu’il convient d’attribuer à ce cheminement de même que sur les motivations qui en déterminèrent la direction. Ainsi, nous serons à même de montrer que si la profession de foi marxiste-léniniste de Ho fut sincère, elle fut avant tout le résultat d’une appréciation pragmatique des moyens à mettre en œuvre afin de mener à bien la libération nationale de la patrie, ce dernier objectif occupant une place centrale dans la pensée « hochiminienne ».
Premièrement, nous avons vu que la prise de conscience par Ho Chi Minh du fait national vietnamien se fit très tôt, à la faveur de l’éducation reçue de son père, Sac, qui fut proche des premiers milieux sinon nationalistes, du moins anticolonialistes. Dès lors, le nationalisme embryonnaire de Ho s’axa autour d’une nécessaire modernisation des institutions vietnamiennes et d’une ouverture sur l’Occident. Ce fut le début d’un engagement profond envers sa patrie qui ne se tarira pas de sitôt. Il est clair qu’à partir de ce moment, la priorité dans l’esprit de Ho est d’abord et avant tout d’obtenir le maximum d’indépendance pour le Vietnâm, et que dans ce dessein toutes les voies sont bonnes. C’est ainsi qu’il se tournera en premier lieu vers les démocraties occidentales afin de sensibiliser la communauté internationale à la cause vietnamienne. Tout porte à croire qu’il ait vraiment eu confiance en la détermination de Wilson à faire valoir le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, justifiant ainsi qu’il se soit rangé derrière l’option réformiste afin de parvenir à ses fins. Cependant, l’hypocrisie des puissances occidentales poussa rapidement Ho à se tourner vers ceux qui lui avaient offert une oreille attentive, les socialistes. Bien qu’il ne faille pas sous-estimer l’attrait qu’ait pu exercer les théories marxistes de la lutte des classes, il convient avant tout de saisir que le PCF puis l’IC offraient également une plate-forme inespérée de laquelle il pouvait propager son message anticolonialiste et nationaliste. À ce propos, Ho lui-même ne laissa pas de doute : « À cette époque, je distribuais souvent des tracts pour dénoncer les méfaits du colonialisme. Je soutenais alors la Révolution d’Octobre simplement par une sorte de sympathie spontanée. J’aimais Lénine simplement parce qu’il était un grand patriote qui avait libéré ses compatriotes. (8)»
Par la suite, il est indéniable que Ho se soit véritablement dédié au communisme et à son corollaire léniniste, la révolution mondiale. Par contre, il est important ici de souligner deux points. Le premier réside dans le fait que son adhésion au marxisme-léninisme fut avant tout sous-tendue par ses convictions nationalistes, aussi contradictoire que cela puisse paraître. En d’autres termes, les concepts de lutte des classes et de rénovation sociale cédèrent le pas, dans ses conceptions, à la lutte de libération nationale. Si cette position, comme nous l’avons mentionné, ne fit pas que des heureux au sein l’IC, il n’en démordit toutefois jamais. Nous sommes en droit, à ce point-ci, de nous demander si Ho eut sincèrement adhéré au communisme n’eut été des théories léninistes concernant les colonisés et leur statut de prolétaires internationaux, de même que de la nécessité pour ces peuples opprimés de lutter pour leur indépendance nationale dans le cadre d’une révolution mondiale à venir. En effet, il est clair qu’un certain nationalisme puisse s’accommoder de telles positions théoriques. Le deuxième point que nous désirons aborder est celui du pragmatisme de Ho en ce qui concerne l’application concrète de ses visées politiques. En effet, le révolutionnaire vietnamien n’a rien d’un doctrinaire et sa contribution à la théorie marxiste est à toute fin pratique nulle. Pour lui, la libération nationale, par le biais du communisme, représente une fin en soi et en ce sens tous les moyens d’y parvenir doivent être envisagés. Ce pragmatisme le poussa en outre à adapter les théories révolutionnaires au cadre spécifiquement vietnamien, d’une part, mais aussi à ne pas tomber dans une interprétation orthodoxe du marxisme-léninisme, laquelle n’aurait pas manqué de lui aliéner une bonne partie de la population. Son attitude dans le cadre des réformes rurales au milieu des années cinquante, que nous avons abordée plus haut, reflète bien cette volonté de ne pas sacrifier l’indépendance nationale au profit d’un « grand bond en avant » qui aurait soulevé de trop dangereuses protestations.
En terminant, il est clair que Ho Chi Minh fut un authentique communiste et le but du présent travail ne fut pas de prouver le contraire. En effet, l’allégeance de l’Oncle Ho à la IIIe Internationale dès 1920 ne fait aucun doute et il restera fidèle au marxisme-léninisme jusqu’à sa mort, en 1969. De plus, le grand projet de révolution sociale entrepris dès 1954, et même avant, reflète bien le fait qu’il ait véritablement cru aux bénéfices potentiels d’une organisation économique, politique et culturelle basée sur l’expérience communiste. Toutefois, il apparaît clairement que ce projet s’inscrivit dans une perspective plus fondamentale et profonde, laquelle s’articulait principalement autour d’un nationalisme préexistant à ses convictions marxistes. En effet, dans l’œuvre de Ho Chi Minh de même que dans ses actes, tout est sous-tendu par la quête incessante de l’indépendance et de la grandeur nationale. Dans ce contexte, le communisme semble avoir été le meilleur moyen mis à sa disposition afin de parvenir à concrétiser son rêve d’indépendance nationale. C’est en ce sens que nous croyons pouvoir affirmer que Ho Chi Minh fut davantage nationaliste que communiste. Cependant, nous pensons également que dans ce cas-ci, comme dans d’autres plus près de chez nous, la fin doit justifier les moyens, et qu’en conséquence il faille, à l’instar d’Ho Chi Minh, faire fi des contradictions apparentes entre deux systèmes de pensée et aller de l’avant, vers ce que les communistes eux-mêmes avaient coutume d’appeler « un avenir radieux ».
Suggestion de lecture
Daniel Hémery, Ho Chi Minh: De l’Indochine au Vietnam, Paris, Gallimard, 1990, coll. « Découvertes Gallimard/Histoire », 192 p.
Notes
(1) Daniel HÉMERY, « Ho Chi Minh : Vie singulière et nationalisation des esprits », dans Naissance d’un État-Parti : Le Viêt Nam depuis 1945, sous la dir. de Christopher E. GOSCHA et Benoît DE TRÉGLODÉ, Paris, Les Indes savantes, 2004. p. 135
(2) Il prendra le nom de Nguyen Tat Thanh dès l’âge de dix ans, deviendra Nguyen Ai Quoc (Nguyen le Patriote) en 1919 puis Ho Chi Minh (Ho à la voie éclairée) en 1942. Afin d’alléger le présent texte, nous n’utiliserons que ce dernier pseudonyme.
(3) William DUIKER, « Ho Chi Minh : Myth and Reality », dans Ibid., p. 123
(4) Daniel HÉMERY, Ho Chi Minh: De l’Indochine au Vietnam, Paris, Gallimard, 1990, coll. « Découvertes Gallimard/Histoire », p. 46
(5) Ho Chi Minh, De la révolution. 1920-1966, textes rassemblés et présentés par Bernard B. Fall, Paris, Plon, 1968, p. 21
(6) Trinh Van Thao, Vietnam: Du confucianisme au communisme, un essai d’itinéraire intellectuel, Paris, L’Harmattan, 1990, coll. « Recherches asiatiques », p. 206
(7) Ho Chi Minh, Op. cit., p. 385
(8) Cité dans Pierre ROUSSET, Communisme et nationalisme vietnamien, Paris, Galilée, 1978, p. 58.