«Qui, hormis des bureaucrates incurables,
pourrait se fier uniquement
à des documents écrits?
Qui, sinon des rats d’archives…?»
Staline 1.
Le 31 décembre 1991 disparaissait officiellement l’URSS. La fin de cet immense empire allait entraîner de nombreuses conséquences, autant politiques, économiques que sociales. Toutefois, un aspect mérite l’attention de tout passionné d’histoire: l’ouverture des archives de l’ex-URSS. Ce que plusieurs qualifient de «révolution archivistique» ne sera qu’un bref intermède dans l’histoire russe. Le régime de Vladimir Poutine mettra fin à la «ruée vers l’or» des chercheurs en rétablissant des règles plus «normales» en matière d’archives.
La chute de l’Union soviétique a entraîné une ouverture des archives que peu de spécialistes avaient prévue. Évidemment, cette ouverture ne s’est pas faite totalement ni de la façon la plus cohérente, mais il était désormais possible de travailler à partir de véritables sources et archives. Celles-ci, officielles ou non, concernaient non seulement la Russie soviétique mais aussi les fonds étrangers qu’elle possédait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Face à ce phénomène bien particulier de l’histoire du XXe siècle, plusieurs questions nous viennent à l’esprit. Comment s’est déroulée cette ouverture des archives? Quelles ont été les différentes étapes dans l’adaptation de la Russie face à la consultation des archives soviétiques? Nous verrons, dans cet article, que cette «révolution archivistique» n’aura finalement été qu’une de ces exceptions de l’histoire qu’il fallait saisir. Très rapidement, le régime s’est adapté à sa nouvelle situation et a rétabli des règles très proches des normes occidentales. Le gouvernement actuel de Russie protège maintenant ses «documents sensibles» de la même manière que les autres pays occidentaux. Voyons donc comment s’est déroulée cette ouverture à partir de 1991.
Les archives soviétiques avant 1991
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous apparaît pertinent de rappeler quelle était l’importance des archives dans l’ancien monde soviétique et, surtout, comment il était possible de travailler avec ces archives. Dès la prise du pouvoir par Lénine et les bolcheviques en 1917, le nouveau régime accorde une importance accrue à la formation d’archives d’État imposantes qui devront conserver les traces du nouveau pouvoir 1. Conserver les traces est un euphémisme, puisque le pouvoir soviétique avait plutôt tendance à vouloir tout répertorier 2. De plus, dès juin 1918, Lénine instaure par décret un centre de documentation de la Révolution d’Octobre. Celui-ci se veut le plus complet possible, avec des moyens assez importants, tout ceci dans un but archivistique considéré comme primordial au pouvoir 3. En 74 ans de règne, les Soviétiques ont développé un complexe d’archives très impressionnant, qui est présent sur tout le territoire de l’URSS. Celui-ci comprend des dizaines de centres de consultation différents, sans compter les centaines de dépôts des fonds d’archives 4.
Avant la chute de l’URSS, la consultation de ces archives est une aventure extrêmement difficile qui se solde souvent par des échecs. Les archivistes soviétiques ont développé une très forte propension à la conservation du secret, voulue par le régime lui-même. Ainsi, pour obtenir des archives spécifiques, il faut consulter des opisi, nom russe donné aux inventaires, mais ces derniers, pour beaucoup de sujets sensibles, ne sont en aucun cas disponibles pour les chercheurs étrangers 5. Chez les chercheurs soviétiques, la consultation n’est accordée qu’en de rares occasions. De plus, le personnel ignore l’existence de certains opisi, le régime soviétique redoutant même de partager l’information de ses archives avec ses propres archivistes 6.
La révolution archivistique en Russie depuis la chute de l’URSS
En 1991, au moment de l’implosion de l’URSS, le nouveau pouvoir, sous l’égide de Boris Eltsine, va permettre une consultation presque totale des anciennes archives soviétiques. Nous disons presque totale, parce que certains secteurs sont restés complètement fermés. C’est le cas notamment des archives dites «présidentielles», de celles du KGB et, dans une moindre mesure, des archives des affaires étrangères 7. Le nouveau pouvoir prend possession assez rapidement de tout le complexe archivistique de l’ancienne URSS. Eltsine va commencer par nommer l’historien Rudolph Pikhoja à la tête des archives russes 8. Il est responsable de l’ensemble des dépôts et centres de recherches à travers le territoire. De plus, le gouvernement russe procède à une refonte assez rapide des différents instituts et en modifie leur appellation. Ainsi, les anciennes «Archives centrales du Parti auprès de l’Institut du marxisme-léninisme» deviennent le «Centre russe de conservation et d’étude des documents d’histoire contemporaine» (CRCEDHC) 9. Cette restructuration touche l’ensemble de la Russie et des anciennes républiques de l’URSS 10.
Analysons maintenant les différentes étapes qui ont caractérisé l’accès aux archives soviétiques. Tout d’abord, de 1991 à 1993, la consultation, mis à part pour les archives «présidentielles» et celles du KGB, n’est absolument pas réglementée. Tout le monde, journalistes et historiens, étrangers ou non, peuvent avoir accès aux différents centres se trouvant sur le territoire 11. De plus, en parallèle, le nouveau gouvernement russe, dans un désir de discréditer l’ancien régime, nomme une commission spéciale, la commission Poltoranine, chargée de déclassifier et de rendre publics des documents concernant la gestion de l’État soviétique de 1986 à 1991, ainsi que les liens de Moscou avec les différents partis communistes dans le monde 12. En juillet 1993, le gouvernement russe va voter une première loi qui vise à réglementer la consultation des archives soviétiques 13. Cette législation ressemble beaucoup à celles de l’Ouest et établit un délai de 30 ans pour la consultation publique, avec certaines exceptions concernant les questions de sécurité nationale, d’économie et d’affaires étrangères. L’État russe reprend ainsi la voie «normale» en matière archivistique.
De 1993 à 1996, la consultation des archives demeure assez ouverte, malgré la loi nouvellement adoptée. Cela s’explique par les différents contrats passés entre le gouvernement et certains groupes de recherche extérieurs à la Russie. Ainsi, le Hoover Institute, groupe provenant des États-Unis, obtient le contrat exclusif de la publication, à l’étranger, du fonds entier des anciennes «Archives centrales d’État de la révolution d’octobre» 14. Cette situation de monopole, très mal perçue par l’opinion publique russe 15, a entraîné la recherche de contrats conjoints de publication. Ces derniers consistent à faire travailler le personnel russe et à utiliser son expertise pour la recherche et la publication, le tout étant financé par des instituts étrangers 16.
Depuis 1996, le gouvernement russe a refermé ses archives et applique la loi avec beaucoup plus de zèle, malgré la présence des étrangers et la poursuite de certains contrats de publication. Par contre, le directeur Pikhoja, à la suite du refus des Russes de poursuivre le contrat avec le Hoover Institute, a démissionné de son poste pour se consacrer à la recherche et à la publication historique. L’opinion publique exerce de fortes pressions sur le régime de Boris Eltsine pour mettre un terme à ce que plusieurs considèrent comme la vente pure et simple du patrimoine russe. «Retrouver son histoire et aussitôt la voir s’échapper, tel est le sentiment actuel d’un grand nombre de Russes 17.» De plus, le régime s’étant stabilisé et le battage médiatique autour de la fin du régime soviétique s’apaisant, le gouvernement ne voit plus l’intérêt d’une ouverture sans restriction des anciennes archives soviétiques. Quant à la diffusion de ces archives, James G. Hershberg, directeur du Cold War International History Project 18, estime que seulement 15% des archives ont été divulguées depuis 1996 19.
Avant de terminer cet article, nous aimerions donner une idée de la taille et de la composition des archives soviétiques ouvertes à la consultation en 2007. Les principaux centres de consultations sont à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Celui qui est le plus souvent utilisé par les chercheurs est le CRCEDHC, qui contient les archives locales du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS), notamment celles des réunions du Politburo et des principaux ministères et commissariats pour la période 1917-1953 20. De plus, ce centre contient la plupart des archives professionnelles et personnelles des dirigeants soviétiques. Par contre, une partie, dont nous ne pouvons savoir la proportion, se trouve toujours dans les archives «présidentielles», notamment celles de Staline. Les dernières archives contenues dans ce centre sont celles du Komintern 21, actif de 1917 à 1943. Elles seraient constituées de pas moins de 237 000 dossiers et de 527 inventaires 22. Pour donner une idée globale de la quantité d’archives dans le réseau actuellement en place en Russie, il y aurait, pour la période soviétique, plus de 210 millions de dossiers différents, qui représenteraient des milliards de pages de documents dispersées à travers le territoire russe dans un système complexe de centres et de dépôts d’archives 23.
En terminant, que pouvons-nous dire de la formidable aventure que représente l’ouverture des archives soviétiques depuis 1991? Pour bien des chercheurs, les archives soviétiques ont été l’occasion d’obtenir des réponses à leurs questionnements. Par contre, l’ouverture rapide des archives, le peu d’expérience des chercheurs et archivistes qui travaillent avec ce nouveau matériel et le désir de «découvrir» un fait inédit ont souvent été plus forts que la véritable recherche historique, surtout dans les premières années, soit avant 1996. La rigueur intellectuelle reste le meilleur atout de l’historien qui s’attaque à ce type de recherches. Comme nous le rappelle Henri Rousso:
En vérité, ce n’est pas tant l’accès aux documents qui mérite réflexion, mais leur traitement et leur usage. Dépouiller des mètres linéaires de carton demande un minimum de technique et de connaissance. Faute de quoi on risque d’accréditer les pires erreurs. L’écriture de l’histoire ne consiste pas, comme le croient certains obsédés de la mémoire, à dresser des listes noires de collaborateurs, mais à comprendre et expliquer. C’est un métier. C’est même une éthique 24.
Ce trop court article ne visait qu’à égratigner la surface d’un sujet fort passionnant qui mériterait encore de nombreuses pages. Nous y reviendrons sûrement, notamment en ce qui concerne le renouvellement de l’historiographie concernant le communisme suivant cette révolution archivistique qui a été, finalement, beaucoup trop brève. L’arrivée au pouvoir de Poutine en mars 2000 et, plus encore, depuis sa réélection son désir manifeste de recréer, au moins dans l’imaginaire collectif, la «Grande Russie», ne va en rien modifier la tendance lourde à un retour plus restrictif de la consultation des archives en Russie. En cela, le régime de Poutine, maintenant qualifié d’autocratique, n’est pas différent de la plupart des pays de l’Occident face à ses archives historiques.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. Citation de Joseph Staline, Socinenija, XIII, Moscou, 1953, p. 96, tiré de WERTH, Nicolas, «Le stalinisme au pouvoir: Mise en perspective historiographique», Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 69, janvier-mars 2001, p. 127.
2. Sur le nouveau rôle donné par le régime aux archives suite à la Révolution d’Octobre, voir SALOMONI, Antonella, «Un savoir historique d’Éta : les archives soviétique », Annales. Histoire, Sciences sociales, n° 50 (1), janvier-février 1995, p. 3-27.
3. Souvent, les archives soviétiques consistent en des bouts de papiers, sans dates, ne contenant que quelques mots. La folie bureaucratique de tout conserver était plus que présente en URSS. GRAZIOSI, Andrea, «The New Soviet Archival Sources», Archives et nouvelles sources de l’histoire soviétique, une réévaluation, Cahiers du Monde Russe, n° 40/1-2, janvier-juin 1999, p. 15.
4. Ibid., p. 14.
5. Pour un historique de l’état des lieux juste avant la fin de l’URSS, en août 1991, voir WERTH, Nicolas, «De la soviétologie en général et des archives russes en particulier», Le Débat, n° 77, novembre-décembre 1993, p. 133.
6. Pour un exemple des difficultés, voir BEAUVOIS, Daniel, «Les tribulations d’un Français dans les archives soviétiques», L’Histoire, n° 57, juin 1983, p. 94-95.
7. Voir les propos recueillis par Olivier Wieviorka de NARINSKI, Mikhaïl, « Les illusions perdues d’un historien soviétique », L’Histoire, n° 257, septembre 2001, p. 28-29.
8. Les archives présidentielles contiennent, apparemment, les documents les plus « sensibles » des différents dirigeants de l’URSS, notamment celles de Staline. 9. LAURENT, Natacha, « Archives et histoire de l’Union Soviétique : État des lieux », Sources : Travaux historiques, n° 40, 1994, p. 111, ainsi que WERTH, Nicolas, « Goulag : les vrais chiffres », L’Histoire, n° 169, septembre 1993, p. 38, lire surtout la note 1 de l’article.
9. LAURENT, Natacha, loc. cit., p. 106.
10. WERTH, Nicolas, loc. cit., p. 137.
11. Sur la question complexe de la dislocation du territoire soviétique et le rapatriement des archives dans les différents États issus de l’implosion de l’URSS, consulter KENNEDY-GRIMSTED, Patricia, « Beyond Perestroika : Soviet-Area Archives after the August Coup », The American Archivist, n° 1, vol. 55, winter 1992, p. 94-124.
12. LAURENT, Natacha, loc. cit., p. 106-107.
13. Cette commission se sert surtout des archives « présidentielles » et vise à faire condamner le régime soviétique afin de donner une légitimité au nouveau gouvernement russe. WERTH, Nicolas, loc. cit., p. 135.
14. LAURENT, Natacha, loc. cit., p. 107-108.
15. WERTH, Nicolas, loc. cit., p. 134.
16. Sur cette question, lire les deux articles de KENNEDY-GRIMSTED, Patricia, loc. cit., p. 94-124, et « Les prises de l’Armée rouge », L’Histoire, n° 256, juillet-août 2001, p. 84-85.
17. WERTH, Nicolas, loc. cit., p. 135
18. JANSEN, Sabine, « La boîte de Pandore des archives soviétiques », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 42, avril-juin 1994, p. 101.
19. Ce projet est une initiative du Woodrow Wilson Institute, situé aux États-Unis, qui publie, en collaboration avec des spécialistes américains et russes, des documents soviétiques sur la Guerre froide. Voir notamment leur site Internet, très complet, qui permet une consultation de la plupart de la documentation, traduite en anglais, qu’ils ont réussi à obtenir, http://www.wilsoncenter.org.
20. PRINCIPE, Jacques, L’histoire de la guerre froide au compte-gouttes : les révélations des archives soviétiques depuis 1991, Bulletin de l’APHCQ, vol. 6, n° 4, http://www.cvm.qc.ca/APHCQ/dossiers/ guerrefroide2000.htm, consulté le 2 décembre 2003.
21. WERTH, Nicolas, loc. cit., p. 137. Pour la période postérieure, les archives sont dans un autre centre, qui demeure difficilement accessible pour les chercheurs, mis à part ceux faisant partie du projet « Cold War International History Project ».
22. Il s’agit de l’expression la plus fréquemment utilisée pour nommer la IIIe Internationale, un organe de contrôle des autres partis communistes dans le monde.
23. PANTELEIEV, Mikhaïl, « Les archives du Komintern à Moscou : possibilités et limites », Une histoire en révolution ? Du bon usage des archives, de Moscou et d’ailleurs, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1996, p. 80.
24. GRAZIOSI, Andrea, loc. cit., p. 15.
25. ROUSSO, Henri, « Archives : Il n’y a pas de secret d’État! », L’Histoire, n° 186, mars 1995, p. 98.
Je suis d’origine Russe père Vladimir Boldyreff, mère Olga Postika réfugiés (Suite révolution 1917)Très jeunes,et finalement après terribles moments vécus se sont rencontrés et mariés en Belgique. Je viens de lire tout votre article passionnant, aimerait m’inscrire à Bruxelles à la conservation du patrimoine russe. Mes grands parents maternels possédaient une superbe villa au bord de la mer noire à Epatoria,endroit racheté par l’Ukraine je crois , elle à été retrouvée par mon neveu P.Y.Defosse, à qui puis je demander de créer les arb. Généalogiques de mes parents (Ouralsk et ST.pétersbourg???et m’inscr. au Patrim. merci