La torture (sur un air connu)

Depuis les attentats du 11 septembre 2001, la question de la torture fait régulièrement les manchettes. Le 20 juillet dernier, Georges W. Bush en a condamné l’usage, dans un texte pour le moins ambigu(1). Lentement, des voix s’élèvent et exigent des autorités qu’elles rendent des comptes à la population. Si l’existence de la torture ne fait plus de doute, jusqu’à quel point fut-elle institutionnalisée et jusqu’où faut-il remonter dans les hiérarchies militaire et gouvernementale pour en identifier les instigateurs? Le lecteur un tant soit peu initié à l’histoire de la guerre d’Algérie ne peut qu’avoir une forte impression de déjà-vu.

Musée de la torture
Omid Tavallai, Musée de
la torture
, 2007
Certains droits réservés.

Évidemment, nous ne prétendons pas apporter ici quelque réponse que ce soit à ces questions cruciales. Par contre, si l’histoire permet de tirer les leçons du passé, la mise en parallèle de l’expérience française en Algérie avec le cas américain peut fournir, si ce ne sont des pistes de recherche, au moins des pistes de réflexion, et ce, tant au plan de l’appareil tortionnaire lui-même que de sa dénonciation par une frange de la société. Sur ce dernier aspect, notre démarche s’inspire ouvertement, et en toute humilité, du travail de l’historien et militant pacifiste américain David L. Schalk, dont l’œuvre principale, War and the Ivory Tower: Algeria and Vietnam, vient d’être rééditée(2). Celle-ci compare le rôle des intellectuels français et américains dans l’émergence de mouvements d’opposition aux guerres auxquelles ils durent alors faire face, soit respectivement celles d’Algérie et du Vietnam.

La torture en Algérie, une véritable institution

La pratique de la torture ne surgit pas ex nihilo avec le déclenchement de la guerre, le 1er novembre 1954, pas plus qu’elle n’est circonscrite à l’Algérie. Comme le montre Raphaëlle Branche, spécialiste française de ces questions, la torture fut employée de tous temps et en tous lieux par les autorités coloniales afin de réprimer les périodes de fièvre nationaliste(3). Par contre, au cours de la période allant de 1954 à 1962, elle devint, sur le territoire algérien, l’outil central de la répression française en plus d’être avalisée à mots couverts par les plus hautes autorités politiques métropolitaines.

Pour les autorités civiles et militaires françaises, le conflit algérien s’inscrit dans la logique de la guerre révolutionnaire. Théorisée par Mao Zedong, elle peut se résumer par la formule suivante: la population est au combattant révolutionnaire ce que l’eau est au poisson. Ayant tiré les leçons de la défaite en Indochine, il s’agit dès lors, pour l’armée française, de vider l’eau du bocal. Outre le fait que cette vision de la guerre entraîne le déplacement dans des camps de regroupement d’environ 2,5 millions d’Algériens pendant les huit années que dure le conflit, elle fait aussi de tout Algérien un suspect potentiel. Dans ce contexte, la recherche de renseignements par tous les moyens possibles devient une condition sine qua non de la victoire. Le lecteur aura probablement déjà établi certaines similitudes entre cette approche et les actions menées par les États-Unis dans le cadre de la guerre contre le terrorisme.

C’est avec le début de la «bataille d’Alger», en janvier 1957, que la pratique de la torture se généralise. Dirigées par le tristement célèbre général Massu, qui avouera après la guerre, ouvertement et sans excès de pudeur, avoir autorisé la torture(4), les opérations de ratissage opérées dans la ville seront secondées par la création de véritables «centres de torture»(5). Aux différentes techniques d’interrogatoire se superpose l’enlèvement de milliers d’Algérois dont les familles ne retrouveront plus la trace. Devant l’efficacité –il faut bien l’admettre – de ces méthodes, les dirigeants militaires décident de les étendre à tout le territoire. Ainsi, dans des «centres de triage et de transit» disséminés à travers l’Algérie, les détachements opérationnels de protection deviendront de véritables machines de torture.

Cette institutionnalisation de la torture n’est évidemment pas le fruit d’initiatives isolées et incontrôlées, venues d’en-dessous. Bien au contraire, dès les premiers mois de la guerre, en juillet 1955, les ministres français de l’Intérieur et de la Défense nationale, Maurice Bourgès-Maunoury et le général Koenig, diffusent au sein de l’armée cette instruction: «[La réaction doit être] plus brutale, plus rapide, plus complète», et demandent à «chacun de faire preuve d’imagination pour appliquer les moyens les plus appropriés compatibles avec [leur] conscience de soldat(6).» Pour les hommes politiques qui suivront, la question n’est pas de savoir s’ils savaient, mais bien comment ils auraient pu l’ignorer. Évidemment la torture demeure une pratique située en marge de la légalité républicaine, puisqu’elle en viole tous les principes fondateurs. Pourtant, et simultanément, la raison d’État la commande. Les autorités se réfugient alors dans la négation pure et simple, le mutisme ou encore l’usage d’euphémismes tels que «méthodes policières d’interrogatoire»(7). Comme l’écrit l’historien Benjamin Stora: «L’État ne peut reconnaître cette réalité sans se nier, et porte donc un masque(8).»

L’Horreur démasquée

Si les gouvernements qui se succèdent en métropole demeurent de glace devant la situation, lorsqu’ils n’encouragent pas discrètement le maintien voire l’expansion de la torture en Algérie, l’opinion publique, quant à elle, de plus en plus lasse de la guerre, porte une oreille attentive aux voix qui, depuis le début, dénoncent les exactions françaises. Ce courant d’opposition ira sans cesse en s’élargissant, mené, en outre, par Pierre Vidal-Naquet(9) qui publiera L’affaire Audin en 1958, et Henri Alleg, lui-même torturé, dont le témoignage sera publié la même année sous un titre évocateur: La question. S’ajouteront plusieurs revues et journaux comme Esprit, Les Temps modernes de Jean-Paul Sartre, Le Monde et autres France-Observateur(10). La plupart des intellectuels engagés dans ce combat se retrouveront sur la liste des signataires du Manifeste des 121, encourageant les soldats français à désobéir aux ordres, voire à déserter(11).

Ces intellectuels prennent en quelque sorte le relais d’un État que la guerre a rendu inapte à défendre les valeurs sur lesquelles il se fonde, soit le droit à la dignité, le droit à l’autodétermination, la sécurité des personnes, etc. Bien entendu, ils ne forment pas un bloc homogène et les prises de position se déclinent sur le plan de la radicalité de l’engagement, allant du soutien moral et matériel prêté au Front de libération nationale algérien du Réseau Jeanson, aux positions plus «tièdes» d’Albert Camus, le «colonisateur de bonne volonté(12)». Néanmoins, ils se rejoignent tous sur un aspect crucial, soit de ne pouvoir tolérer que les exactions commises – voire la guerre elle-même – le soient en leur nom et en celui de tous les Français. À terme, et en dépit de la censure et de la répression, ces «porteurs de torche» auront largement contribué à éclairer une opinion publique que le pouvoir aurait préféré voir maintenue dans l’ignorance.

Parallèles américains

En août dernier, le New Yorker publiait un article de Jane Mayer dans lequel elle dénonçait, en s’appuyant sur un rapport confidentiel du Comité international de la Croix-Rouge, l’usage généralisé de la torture dans les prisons secrètes de la CIA(13). Il y est en outre démontré que dès le 17 septembre 2001, le président Bush a, sans toutefois prononcer le mot fatidique, autorisé la CIA a «créer des équipes paramilitaires pour pourchasser, capturer, détenir ou tuer des terroristes désignés presque partout dans le monde(14)». Pressés d’agir, les agents de la CIA ont fouillé leurs propres archives, y dépoussiérant en les actualisant différents bréviaires de torture rédigés au temps de la guerre du Vietnam. Il est également permis de croire, malgré le manque de preuve, qu’à la recherche de précédents, ces mêmes agents aient pu aussi tourner leur attention sur les méthodes françaises employées en Algérie, aujourd’hui largement documentées(15). Malgré les innombrables zones d’ombre, il semble aujourd’hui patent que le recours à la torture par les États-Unis, dans le cadre de la guerre au terrorisme, ait constitué une initiative venue d’en-haut, soit du Président lui-même et/ou de son Exécutif.

D’un autre côté, il est navrant de constater à quel point l’opinion publique américaine tarde à se mobiliser efficacement. Si depuis 2001, de multiples regroupements d’opposition se soient constitués, comme Historians Against War (HAW)(16), pour ne prêcher que pour notre paroisse, David Schalk remarque avec justesse que, contrairement à l’opposition à la guerre du Vietnam, – et, ajoutons à celle d’Algérie –, la dissension et l’engagement «contre-légal»(17) demeurent le fait d’initiatives isolées. Les raisons pouvant expliquer une telle tiédeur sont multiples et assurément profondes, et nous ne pourrions tenter ici de les analyser. Notons toutefois que depuis la guerre d’Algérie, «la fabrication du consentement», pour reprendre une expression chère à Noam Chomsky, a fait de fulgurants progrès, carburant plus que jamais au maintien d’un sentiment d’insécurité au sein de la population.

En définitive, les autorités en place à la Maison Blanche semblent avoir davantage tiré les leçons du passé que ceux qui tentent de leur résister. Si, comme le veut l’adage, les historiens font de piètres prophètes, ils n’en demeurent pas moins dépositaires d’enseignements riches pour le présent et l’avenir. Ne reste plus qu’à les cueillir.

Notes

(1) Le texte est disponible à l’adresse suivante : <http://www.whitehouse.gov/news/releases/2007/07/20070720-4.html> (consulté le 8 août 2007).
(2) SCHALK, David L., War and the Ivory Tower: Algeria and Vietnam, Lincoln, University of Nebraska Press, 2005 (1991), 258 p.
(3) BRANCHE, Raphaëlle, «La torture pendant la guerre d’Algérie», dans HARBI, Mohammed et Benjamin STORA (dir.), La guerre d’Algérie, Paris, Hachette, 2004, coll. «Pluriel», p. 549-579.
(4) MASSU, Jacques, La vraie bataille d’Alger, Paris, Plon, 1971, 391 p.; et, du même auteur, Le torrent et la digue, Paris, Plon, 1972, 400 p.
(5) BRANCHE, Op. cit., p. 559.
(6) Cité dans Ibid., p. 556-557.
(7) L’expression nous vient du général Massu, dans Le torrent et la digue, Op. cit., p. VII.
(8) STORA, Benjamin, La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1991, coll. «essais», p. 31.
(9) Voir mon article «Pierre Vidal-Naquet: Parcours d’un historien intégral», Le Panoptique, no. 2 (septembre 2006).
(10) Le lecteur pourra notamment consulter, sur cette question, HAMON, Hervé et Jean-Pierre ROTMAN, Les porteurs de valises: la résistance française à la guerre d’Algérie, Paris, Albin Michel, 1982, coll. «Points-Histoire», 436 p.
(11) Le texte intégral de même que le nom des signataires est disponible à l’adresse suivante: <http://www.monde-diplomatique.fr/2000/09/A/14199>(consulté le 9 août 2007)
(12) L’expression est de Raymond Aron, citée dans SCHALK, Op. cit., p. 199, note 6.
(13) Mayer, Jane, «The Black Sites : A rare look inside the C.I.A.’s secret interrogation program», The New Yorker, 13 août 2007, 9 p. Disponible en ligne à l’adresse suivante: <http://www.newyorker.com/reporting/2007/08/13/070813fa_fact_mayer> (consulté le 9 août 2007 [sic])
(14) «authorizing the C.I.A. to create paramilitary teams to hunt, capture, detain, or kill designated terrorists almost anywhere in the world.» Ibid., p. 3.
(15) Sur celles-ci, voir BRANCHE, Raphaëlle, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001, 474 p.
(16) Voir leur site <http://www.historiansagainstwar.org/index.html> (consulté le 9 août 2007).
(17) SCHALK, Op. cit., p. XXIII.

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