Maurice Papon à l’ombre du mythe gaulliste

«L’oubli est un pouvoir actif, une faculté d’inhibition»
– Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, 1887

Maurice Papon nous a quittés le 17 février dernier, près de dix ans après le long procès ayant conduit à son inculpation pour complicité de crimes contre l’humanité. Or, aspect moins connu hors de l’Hexagone, cet homme, qui sous l’Occupation nazie a administré la déportation d’environ 1600 Juifs vers Auschwitz, a aussi longtemps fréquenté les hautes sphères du pouvoir politique français. Mais cette carrière n’aurait probablement pas eu le même éclat n’eut été de la providentielle intervention du général de Gaulle qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale et afin d’apaiser une France aux bords de la guerre civile, referma ce qu’il conçu comme la «parenthèse de Vichy». Profitant de l’obscurité créée par cet appel à l’oubli national, Papon se faufila jusqu’au poste de ministre du Budget, qu’il occupa de 1978 à 1981.

Souviens-toi quand… (Remember when...)
Paul L, Souviens-toi quand…
(Remember when…)
, 2006
Certains droits réservés.

Évidemment, Maurice Papon ne fut pas le seul à profiter ainsi de cette vaste entreprise d’organisation de la mémoire, et c’est bien parce que son cas nous semble symptomatique qu’il importe de s’y attarder. De plus, en alimentant de vaines controverses quant au désir du défunt d’emporter dans sa dernière demeure la médaille de la Légion d’honneur offerte par de Gaulle en 1961 et invalidée depuis, les grands médias ont largement contribué à obscurcir une existence déjà truffée de zones d’ombre. Dès lors, des éclaircissements s’imposent. Paradoxalement, pour le profane, c’est bien la vie politique de Papon qui est méconnue, comme occultée par ses diverses frasques et sur lesquelles nous reviendrons plus loin. En quelque sorte, le parcours individuel tend à masquer le destin collectif qu’a incarné Papon. Ce destin, c’est celui de centaines de Collaborateurs réintégrés à l’appareil politique après la Libération.

Papon dans les allées du pouvoir, 1944-1981

L’ancien secrétaire général de la préfecture de la Gironde, placée sous le contrôle direct de l’administration allemande, fait partie de ces résistants de la dernière heure. Conscient des périls auxquels seraient bientôt exposés les administrateurs ayant porté l’épaule à la roue vichyssoise, Papon retourna sa veste et fit en sorte que sa présence au sein des institutions politiques nées de la Libération fut indispensable. Dans le chaos social et administratif qui caractérisa les années 1944-1945, l’impératif de la reconstruction et de l’ordre fit passer la compétence et l’expérience devant la mise en lumière des «détails» plus embarrassants. Ainsi donc, moyennant l’escamotage d’un passé au service de l’Occupant, Papon réussit en douceur la transition d’un régime honni à la légitimité républicaine. Il faudra attendre les révélations du Canard enchaîné en 1981, soit près de quarante ans après les faits, pour que ces «détails» remontent à la surface. Entre temps, Papon put à loisir «ramper innocemment vers le moment […] où son fragile univers s’écroulerait.(1)»

À partir de 1945 et jusqu’en 1967, Papon va de préfecture en préfecture, se retrouvant par la même occasion mêlé aux drames de la décolonisation française. En effet, et mis à part un bref intermède au poste de préfet de Corse de 1947 à 1949, sa poigne et son stoïque sens du devoir seront plus d’une fois mis à contribution afin d’apporter une réponse à la question algérienne. Profitant de nombreux contacts en haut lieu, il sert au Bureau des Affaires algériennes du ministère de l’Intérieur de 1945 à 1946, où il doit gérer les répercussions du massacre de Sétif au cours duquel les autorités françaises tuèrent entre 1150 et 45 000 Algériens(2). En 1949, il est nommé préfet de Constantine dans l’Est algérien, région à laquelle il restera lié de différentes manières jusqu’en 1958, et véritable nerf central des activités du Front de libération national (FLN) dans la mesure où toute l’aide extérieure destinée aux insurgés y transite. Sans qu’il y soit directement mêlé, c’est sous l’autorité de Papon que la région connaîtra les relocalisations massives, la répression et la torture, qui à l’époque n’allèrent pas sans rappeler l’Occupation nazie et les méthodes de la Gestapo.

Ces diverses nominations montrent bien à quel point Papon bénéficie de la confiance de ses supérieurs, et ce, malgré un passé collaborationniste connu de ces derniers. Cependant, l’ascension prendra une toute autre envergure à l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle. Papon, revenu sur Paris et y occupant désormais le poste de préfet de police de la ville, fait partie du petit groupe d’initiés qui, en 1958 et à huis clos, entourent le général et préparent son retour. Trois ans plus tard, ce dernier lui remet la croix de commandeur de la Légion d’honneur. C’est avec celle-ci en main qu’il commandera, le 17 octobre 1961, la répression extrêmement brutale d’une manifestation pacifique organisée à Paris par le FLN afin de protester contre l’imposition tacite d’un couvre-feu «ethnique» puisque circonscrit à la population d’origine maghrébine. Malgré sa responsabilité évidente, Papon ne sera pas inquiété outre mesure et demeurera à son poste jusqu’en 1967, confortablement installé sous la protection bienveillante du Général qui lui aurait déclaré, à la veille du massacre du 17 octobre : «Tenez Paris(3)».

Finalement, c’est en 1978 que survient la consécration d’une longue carrière politique. Raymond Barre, Premier ministre sous Valéry Giscard d’Estaing depuis 1976 à la suite de la démission de Jacques Chirac, nomme Papon au poste de ministre du Budget, fonction qu’il occupera jusqu’en 1981. C’est à ce titre que Papon décidera de lancer en 1981 une enquête fiscale sur Le Canard enchaîné, laquelle se retournera contre lui lorsque qu’il s’y verra accusé d’avoir pris part à la déportation des Juifs de la région bordelaise dès 1942. On connaît la suite. Au passage, mentionnons qu’il s’agit ici du même Raymond Barre qui le 1er mars dernier a tenu des propos pour le moins dérangeants sur les ondes de France Culture lorsqu’il a qualifié Maurice Papon de «grand commis de l’État» et le négationniste notoire Bruno Gollnisch «d’homme bien» en plus de se dire lui-même victime du «lobby juif»(4).

Une carrière politique à la lumière du mythe gaulliste

Comme nous l’avons déjà mentionné, l’ascension de Papon dans les allées du pouvoir n’eut pas été possible sans l’évacuation préalable de son passé collaborationniste. Or le cas de Papon n’est pas isolé, bien au contraire, il procède d’une démarche nationale d’oubli commandée par le général de Gaulle au lendemain de la Libération. Au vide créé par cet oubli s’est substitué ce que nous avons fini par désigner comme le «mythe gaulliste», expression rendue populaire par l’historien Henry Rousso(5). Vaste œuvre d’organisation de la mémoire – ou de l’oubli, c’est selon – nationale et «d’honneur inventé(6)», ce mythe peut se résumer ainsi: la France de Vichy est une aberration, une malencontreuse parenthèse dans l’histoire française dont l’illégitimité est démontrée par une population massivement résistante face à l’ennemi. Pour reprendre les mots utilisés par de Gaulle lui-même lors de la libération de Paris, en août 1944, Vichy fut et restera «nul et non avenu». Il convient donc de fermer les livres et de tourner les yeux vers l’avenir.

Or, ce mythe, destiné en premier lieu à éviter une purge complète des serviteurs de l’État et à priver les communistes de l’exclusivité de l’héritage résistancialiste, sera promis à une longue et fructueuse carrière, correspondant plus ou moins à celle de Papon d’ailleurs. En effet, soucieux de refermer les plaies le plus rapidement possible et préoccupés davantage par le présent et l’avenir, les Français ne demanderont pas mieux que de répondre à l’appel du général. Ce n’est qu’à son départ, en 1969, que le mur dressé par lui entre la mémoire collective et la vérité historique commencera à s’effriter. Et c’est une nouvelle génération, formée aux barricades de mai 1968 et n’ayant pas connu les privations de la guerre, donc n’aspirant pas avec la même ardeur au confort de l’oubli, qui achèvera de le jeter par terre.

On voit déjà, sans qu’il soit besoin de s’éterniser sur la question, comment des hommes comme Maurice Papon ont pu trouver leur compte dans un tel contexte. Résistant tardif, haut fonctionnaire chevronné et ne rechignant devant aucune tâche, il lui fut possible, à l’instar de bien d’autres et au premier rang desquels figure également François Mitterrand(7), de poursuivre une longue carrière politique à l’abri de toute démarche inquisitoire jusqu’en 1981.

C’est justement ici que nous atteignons notre propos. Papon n’eut pas réellement à dissimuler les éléments les plus sombres de son passé: la mémoire collective, sous l’impulsion du général de Gaulle, s’en chargea pour lui. Lorsqu’une nouvelle génération de Français se sentit d’attaque pour laisser remonter à la surface tant de souvenirs enfouis dans l’inconscient collectif, les têtes, et notamment celle de Papon, roulèrent. Évidemment, cette initiative ne fut pas le fruit de personnalités politiques, qui à bien des égards étaient autant de dépositaires de ces lourds secrets légués par le mythe gaulliste. Ils furent aussi les grands bénéficiaires de ce pouvoir actif de l’oubli dont Nietzsche cerna déjà les implications identitaires il y a 120 ans. Heureusement, et bien qu’il faille encore affronter les errements de l’époque coloniale, les Français semblent également s’en être aperçus.

Notes

(1) «He was unwittingly creeping toward the moment of truth and remembrance when his fragile world would collapse.» KELLY, Vann, «Papon’s Transition after World War II: A Prefect’s Road from Bordeaux, through Algeria, and Beyond, August 1944-October 1961», dans GOLSAN, Richard J., dir., The Papon Affair: Memory and Justice on Trial, New York et Londres, Routledge, 2000, p. 36.
(2) Ces chiffres sont tirés de Ibid., p. 44.
(3) PEREIRA, Acacio, «Maurice Papon Declares the Bloody Crackdown of 17 October 1961 an «Unfortunate Evening»», dans GOLSAN, Op. cit., p. 237.
(4) L’entrevue complète est disponible à l’adresse suivante:< http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/rdv_politiques/fiche.php?diffusion_id=50141> consulté le 12 mars 2007.
(5) ROUSSO, Henry, Le syndrome de Vichy, 1944-198…. Paris, Seuil, 1987, 383 p.
(6) Ibid., p. 95
(7) Le lecteur lira avec profit PÉAN, Pierre, Une jeunesse française. François Mitterrand, 1934-1947, Paris, Fayard, 1994, 615 p.

Une réponse sur “Maurice Papon à l’ombre du mythe gaulliste”

  1. Je vous signale la réédition de l’ouvrage :  » Les ratonnades d’octobre ». Par Michel Levine
    Editions Jean-Claude Gawsewitch 2011.

    En octobre 1961. A Paris, en pleine guerre d’Algérie, Maurice Papon, préfet de police et chef de la répression, instaure un couvre-feu pour les Algériens, citoyens français de seconde zone : chasse au faciès, interpellations systématiques, bouclages de quartiers, etc. Les conditions de vie deviennent infernales pour des milliers d’hommes et de femmes.
    En protestation contre ces mesures qui rappellent l’occupation nazie, le F.L.N. organise le 17 octobre une manifestation pacifique. Aussitôt, Papon « chauffe ses troupes ». La machine à tuer est en marche…On retrouvera des centaines de cadavres dans la Seine.
    Le crime commis, c’est le grand silence de la part des autorités et des médias, un mutisme absolu qui durera longtemps. Pour la première fois, on dévoile ce qui était ignoré de l’historiographie officielle ou soigneusement refoulé. L’auteur s’est livré à une véritable enquête, interrogeant victimes, avocats, témoins.
    Michel Levine revient sur cette période tragique de l’Histoire à l’occasion du 50e anniversaire des évènements d’octobre 1961.

    Michel Levine est historien des Droits de l’Homme. Il a notamment publié chez Fayard Affaires non classées (Archives inédites de la Ligue des Droits de l’Homme).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *