Les autorités américaines ne reconnaissent pas le Canadien Omar Khadr comme un enfant-soldat et persistent à le détenir à Guantanamo Bay. Plusieurs auteurs ont tenté d’expliquer le statut des individus qui y sont emprisonnés en arguant l’exceptionnalité politico-juridique de leur statut. Examinant la notion d’«état d’exception» telle que définie par le philosophe italien Giorgio Agamben, le présent article fait le point sur la question.
Les demandes adressées au gouvernement de Stephen Harper, qui se refuse toujours à intervenir sur le dossier, par l’ex-général canadien et sénateur Roméo Dallaire, les récents jugements de la cour canadienne, ainsi que la vidéo du jeune détenu Omar Khadr ont favorisé le retour médiatique de la situation juridique des détenus de Guantanamo Bay. Rendu célèbre lors du génocide rwandais, le héros à la retraite tente aujourd’hui de réhabiliter un statut juridique à Khadr en stipulant que ce détenu devrait être considéré comme un enfant-soldat, et ce, notamment selon les articles 12(2), 38(2)(3), 40(3a) de la «Convention relative aux enfants» de l’ONU(1) . Malgré la dimension morale de cette revendication, à savoir celle de juger différemment les enfants-soldats des soldats adultes, l’argument serait non recevable sur le plan juridique. Pourquoi?
L’impossibilité juridique d’appliquer cette norme internationale dans le cas de Khadr peut être comprise, en partie, par l’exceptionnalité juridique et politique de la situation qui prévaut à Guantanamo. Cela constituerait, selon l’analyse de Giorgio Agamben dans État d’exception Homo sacer, un état d’exception «effectif». Par contre, le concept d’«état d’exception» comporte une histoire normative qu’il importe de souligner avant de l’utiliser comme outil de dénonciation d’une situation juridico-politique spécifique. Par conséquent, le concept demeure ici limité au niveau explicatif.
Les heures de visites : Agamben à Guantanamo
La théorisation de l’«état d’exception» dans les travaux d’Agamben comporte deux dynamiques importantes, desquelles l’exemple des détenus de Guantanamo est révélateur. Dans un premier temps, il existe un lien entre l’acte politique et le droit, ce lien édifie en un vide, un «no man’s land» juridique(2). La situation exceptionnelle des individus détenus à Guantanamo est issue d’un décret présidentiel : le Military Order du 13 novembre 2001. Le Military Order confère des directives et des pouvoirs de détentions au Secrétaire de la Défense face aux suspects terroristes qui n’ont pas la citoyenneté américaine(3). En somme, un acte politique du président états-unien, puisqu’un décret n’est pas une loi, va rendre caduques toutes normes juridiques antérieures à cette décision.
De plus, ce décret institue un nouvel ordre normatif de pratiques en dehors du droit. «La nouveauté de l’ordre du président Bush est d’annuler radicalement tout statut juridique de l’individu, en créant ainsi un être juridiquement innommable et inclassable(4).» C’est principalement en regard à ce nouvel état de fait, dans lequel la norme juridique ne s’applique plus, que les revendications pour reconnaître Khadr comme un enfant-soldat sont vains. La reconnaissance du statut d’enfant-soldat s’appuie sur une norme juridique qui n’est pas effective dans la situation exceptionnelle déclarée par l’exécutif des États-Unis.
En second lieu, l’«état d’exception» implique un vide anomique, l’absence de référence commune, qui a un impact sur le contrôle de la vie et du statut des prisonniers. Selon Agamben, qui s’appuie sur l’analyse de Judith Butler, les individus au sein de ce vide juridique à Guantanamo sont soumis à «une détention indéfinie, non seulement au sens temporel, mais quant à sa nature même, car totalement soustraite à la loi et au contrôle judiciaire(5).» Tout ce qui reste à ces individus, c’est la «vie nue», la simple reproduction biologique de leur être : boire, manger, dormir. Tout autre acte demeure en dehors de leur propre contrôle, leur vie est totalement soumise à un ordre qui n’est ni juridique ni politique: le biopouvoir institutionnalisé en sa plus simple expression.
L’«état d’exception» comme règle
Au sein des travaux d’Agamben, l’état d’exception observable à Guantanamo n’est ni un exemple isolé ni la métaphore de la société contemporaine. Pour l’auteur, l’«état d’exception» est le nouveau paradigme des gouvernements contemporains et trouve sa source pratique dans la Première Guerre mondiale, période caractérisée par l’urgence de l’action(6). Cette période historique est, selon Agamben, le moment charnière dans lequel la gouvernance étatique s’institue par une suspension du droit au profit des décisions politiques issues des dirigeants, pratiques qui deviennent la norme d’organisation de l’État moderne contemporain. L’«état d’exception» est devenu la règle et se justifie au nom de la sécurité, voire de la survie de l’État démocratique. Par conséquent, en devenant la règle, l’«état d’exception» est la nouvelle source pour les normes qui régissent la vie humaine. Il existe un nouvel ordre qui n’est pas de source juridique, mais qui possède la même force contraignante et régulatrice que celle-ci(7).
L’«état d’exception» de gauche à droite
L’utilisation que fait Agamben du concept d’«état d’exception» s’articule en une critique de l’État contemporain et de la pratique gouvernementale. Par contre, il ne faut pas confiner ce concept qu’à une lecture critique. Au début du XXe siècle, deux auteurs, qui étaient diamétralement opposés sur le plan idéologique, vont utiliser le concept d’«état d’exception» : Walter Benjamin et Carl Schmitt. Sans effectuer une analyse approfondie de ces deux auteurs, il importe de saisir la portée idéologique que sous-tend l’utilisation du concept au sein de leur théorie respective. Schmitt va tenter de légitimer juridiquement le nazisme. Le régime de Hitler est, selon le concept de Schmitt, une «dictature souveraine», c’est-à-dire que ce régime suspend la constitution dans le simple but d’édifier une nouvelle constitution. Le concept d’«état d’exception» lui sert pour exposer la souveraineté juridique du Führer, puisqu’«est souverain celui qui décide de l’état d’exception»(8).
Pour Benjamin, auteur et chercheur affilié à l’École de Francfort, la théorisation de l’«état d’exception» s’inscrit dans une dénonciation de la montée du fascisme en Europe et des répressions gouvernementales effectuées envers les mouvements contestataires ou révolutionnaires anarchistes et socialistes. Elle permet de rendre compte du lien entre violence et droit dans la constitution et le maintien de celui-ci(9), une préoccupation que l’on retrouve également chez Agamben. Par contre, il est important de souligner la malléabilité idéologique du concept. Il serait possible d’effectuer une analyse de la politique américaine légitimant le vide juridique observé à la prison de Guantanamo Bay, par exemple, on justifie les pratiques d’incarcération qui s’appuient sur un discours de la menace à la survie de la démocratie, voire l’émergence de la nécessité politique engendrée par un ennemi qui recherche l’annihilation totale de l’autre, en somme «nous», discours tenu entre autres par l’administration Bush.
Les limites explicatives de l’«état d’exception»
De prime abord, la critique qu’effectue Agamben de la situation juridique de Guantanamo est une critique commune : il y a, de par la suspension du droit à la fois américain et international, absence de statut juridique pour les détenus. Ils sont réduits à n’être que des détenus. Est-ce que l’utilisation du concept d’«état d’exception» dans l’analyse de la politique américaine est autre chose qu’une description d’un état de fait? La théorisation de cette situation par Agamben implique une homogénéité fonctionnelle et fictionnelle des institutions étatiques(10). L’État, en tant que simple gouvernement, devient le seul détenteur du pouvoir, la seule variable sociale possédant la prétention à l’organisation normalisée de la société. Pour Agamben, l’ordre international et l’ordre national sont étanches l’un face à l’autre. Apporte-t-il des éléments explicatifs des dynamiques qui permettent aux États-Unis de maintenir ce no man’s land?
L’irrecevabilité de la demande juridique de reconnaître Omar Khadr comme un enfant-soldat n’est pas simplement le fait qu’il y a suspension de la norme juridique. Il serait plus approprié de comprendre quelles sont les dynamiques nationales et internationales qui permettent aux États-Unis d’édifier et de maintenir cet état d’absence juridique sur des citoyens non américains. Dans le cas de Khadr, il importe de soulever, entre autres, les relations diplomatiques spécifiques qu’entretiennent le Canada et les États-Unis, ainsi que la position dominante des Américains au sein des relations internationales qui leur permet une grande autonomie sur leur territoire, deux éléments qui permettent à ce dernier de maintenir et de justifier l’«état d’exception» observable à Guantanamo.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. Haut-commissariat aux droits de l’homme, «Convention relative aux enfants». [en ligne] http://www.unhchr.ch/french/html/menu3/b/k2crc_fr.htm. Consulté le 22 mai 2008.
2. AGAMBEN, Giorgio, État d’exception homo sacer, Paris, Seuil, 2003, p. 10.
3. The White House President George W. Bush, «President Issues Military Order: Detention, Treatment, and Trial of Certain Non-Citizens in the War against Terrorism». [en ligne] http://www.whitehouse.gov/news/releases/2001/11/20011113-27.html. Consulté le 22 mai 2008.
4. AGAMBEN, op. cit., p. 13.
5. Iibid.
6. Ibid., p. 27-29.
7. Ibid., p. 65-68.
8. SCHMITT, Carl, «La souveraineté», Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, p. 11.
9. BENJAMIN, Walter, «Critique de la violence», Œuvre I, Paris, Gallimard, 2000, p. 210-243.
10. GUILD, E., «Agamben face aux juges. Souveraineté, exception et antiterrorisme», Cultures et conflits, vol. 3, no51, [en ligne]
http://www.conflits.org/index967.html. Consulté le 22 mai 2008.