L’altermondialisme à repenser. Partie II

Le premier article de notre série présentait certaines difficultés rencontrées par les luttes altermondialistes dans les dernières années. Pour mieux comprendre l’état des forces sociales, aujourd’hui placées dans un «embarras historique», ce deuxième article s’intéresse à la reformulation du marxisme classique récemment proposée par le philosophe Jacques Bidet et l’économiste Gérard Duménil, tous deux membres du conseil scientifique d’ATTAC.

Red weave
plasticrevolver, Red weave, 2005
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C’est sur un ton pessimiste que les deux auteurs débutent leur article «Un autre marxisme pour un autre monde» publié en octobre 2007 dans Le Monde diplomatique1. Constatant que «la gauche est entrée en récession», les deux auteurs se demandent d’emblée si la «convergence ultime» l’avait emporté sur la «lutte finale». Suivant non seulement les difficultés rencontrées par la mouvance altermondialiste, mais aussi, bien avant elles, l’échec des projets qui ont été conduits au nom du marxisme durant le XXe siècle, Bidet et Duménil proposent de reformuler le marxisme classique afin de le mettre en adéquation avec l’état actuel des luttes sociales. Au cœur de cette reformulation se trouve le rajout d’une troisième classe à l’analytique des structures de classe du marxisme, celle des «organisateurs, gestionnaires privés et publics, experts en tout genre – les « cadres-et-compétents »».

La « gauche » aujourd’hui

La reformulation du marxisme classique que les deux auteurs nous proposent sous le nom d’«altermarxisme» s’inspire de la thèse initialement défendue par Duménil dans son livre La position de classe des cadres et employés (1975), une thèse qu’il n’a jamais cessé de développer. Avec Dominique Lévy, il définit dans l’Économie marxiste du capitalisme (2003) le terme de cadres comme «la fraction supérieure des salariés qui accomplit les tâches de conception et de décision. Il en existe une grande variété dans les entreprises, ingénieurs, commerciaux, financiers, chercheurs, etc., ainsi que dans l’administration (les fonctionnaires supérieurs de tous les appareils d’État) […] À nos yeux, les cadres et employés constituent de nouvelles classes sociales sur le même plan que capitalistes et prolétaires2».

C’est à partir de cette position de classe, affirment aujourd’hui Bidet et Duménil, que «se comprend la lutte moderne de classes – un jeu à trois, et non à deux». Dans ce jeu, les cadres-et-compétents se font tantôt les alliés du travail, comme au milieu du siècle dernier, âge d’or de l’État-providence, tantôt les alliés de la finance, comme c’est le cas depuis quelques décennies avec la consolidation du néolibéralisme. Selon cette théorisation, la classe des cadres-et-compétents fait office de variable déterminante dans le succès ou l’échec des luttes sociales.

Le recul de la gauche dans les dernières décennies résiderait donc dans son incapacité à renouveler son alliance avec le pôle de l’«organisation» incarné par les cadres-et-compétents, une incapacité que Bidet et Duménil expliquent en évoquant deux facteurs. D’une part, la difficulté tiendrait aux intérêts de classe différents des cadres-et-compétents. Si ceux-ci peuvent effectivement trouver leur compte dans une alliance avec les classes populaires, cela ne va cependant pas de soi, puisqu’ils ont des «privilèges d’expertise et de direction» à défendre. D’autre part, les classes populaires sont fractionnées, la «centralité» du monde ouvrier étant, selon les auteurs, chose du passé.

La gauche est ainsi désormais perçue par Bidet et Duménil comme «une chose instable dont le contenu varie selon que les cadres-et-compétents sont engagés dans un compromis social-démocrate, à gauche, ou dans un compromis à droite». Selon les deux auteurs, ce ne serait que dans le premier cas, lorsque «le courant populaire parvient à entraîner les cadres-et-compétents dans la dynamique d’émancipation qui lui est propre», que l’on peut parler d’«une Gauche majuscule».

Réinvestir le politique

Comment alors les forces populaires devraient-elles s’organiser pour espérer freiner les avancées du capitalisme? Par un «programme d’union populaire», soutiennent Bidet et Duménil, «une politique d’unité et d’alliance» qu’il faut «développer du plus local aux échelles les plus vastes, de l’Europe à l’espace-monde». En affirmant que c’est «d’une connivence, intellectuelle, morale et politique, entre partis et mouvements qu’émergera une Gauche majuscule capable d’affronter le pouvoir capitaliste», Bidet et Duménil proposent dans les faits un amendement de taille à la modalité d’action de la mouvance altermondialiste et à son idéal d’organisation horizontale des relations de pouvoir. Non pas que l’organisation sous forme de «parti» soit considérée par Bidet et Duménil comme une condition suffisante à la réussite de l’«union populaire» esquissée, mais elle figure tout de même, pour les deux auteurs, comme l’une des conditions nécessaires à sa réalisation.

Timidement, l’altermarxisme appelle ainsi à un réinvestissement de la sphère politique, que la mouvance altermondialiste a délaissée jusqu’à présent au profit d’une partie de jeu linguistique dont les résultats sont peu convaincants. De ce fait, l’altermarxisme a le mérite de rappeler que la transformation émancipatrice des rapports sociaux ne peut résulter de la seule multiplication ad infinitum des forums sociaux. Surtout, il a le mérite de tenter de relier les luttes populaires d’aujourd’hui à une compréhension du néolibéralisme qui replace ce dernier dans l’évolution à long terme du capitalisme. C’est là une tâche plus que jamais nécessaire dans un pays, la France, où les analyses en termes de classe ont été largement discréditées dans les dernières décennies.

La stratégie d’«union populaire»

La «Gauche majuscule» théorisée par Bidet et Duménil comme un sujet pluriel et éclaté, formé «d’une diversité de mouvements autonomes, pérennes ou circonstanciels», de partis politiques et de mouvements sociaux, s’inspire largement des débats qui ont concerné le positionnement de la classe moyenne dans l’opposition entre capitalistes et prolétaires durant les années 1960 et 1970. Parmi les thèses défendues à cette époque, on retrouve notamment l’idée que la «classe moyenne» ne serait pas une classe à proprement parler, mais qu’elle constituerait plutôt une strate intermédiaire plus ou moins extérieure à la structure des classes. Cette position fut un temps adoptée par le Parti communiste français (PCF).

La thèse qui a toutefois possiblement reçu le plus d’assentiment parmi les penseurs marxistes a consisté à considérer la classe moyenne comme une partie intégrante de la classe des travailleurs. La classe moyenne ayant émergé de la généralisation du salariat à l’ensemble de la société, et le salariat étant le mode d’exploitation caractéristique du capitalisme, une telle thèse soutient que tous les individus qui dépendent du salariat se trouvent du côté du travail dans l’opposition au capital, indifféremment de la nature productive ou non productive, manuelle ou intellectuelle, du travail accompli.

Dans cette optique, la fonction technique assumée par un salarié dans l’organisation du procès d’extraction de la plus-value n’est pas un critère qui permet de différencier objectivement entre les travailleurs et les capitalistes. Même si le cadre, l’employé ou l’ouvrier a à accomplir des tâches de conception et de décision dans l’entreprise, en tant que salarié, son activité est déterminée, dans sa forme et son contenu, par les impératifs de la logique capitaliste. C’est en ce sens qu’il y a aliénation.

Bidet et Duménil partagent une lecture sensiblement différente de la question. Ils font grand cas, en effet, de la fonction technique assumée par les «cadres-et-compétents» dans l’organisation du procès d’extraction de la plus-value, une fonction qu’ils jugent différente de celle assumée tant par les capitalistes que par les travailleurs. Or, c’est un point de vue similaire qui a amené l’eurocommunisme à développer, dans les années 1970, une stratégie d’«union populaire» très similaire à celle proposée par l’altermarxisme.

La politologue Ellen M. Wood fait remarquer que cette stratégie était basée sur la «tendance à définir les classes moins en termes de relation d’exploitation qu’en termes de processus technique», une tendance qui «peut aider à rendre compte pour la conception très restrictive de la « classe des travailleurs », qui apparaît inclure uniquement les travailleurs manuels de l’industrie3». À notre avis, elle rend aussi compte de la division conceptuelle arbitraire opérée par l’altermarxisme entre les travailleurs qui occupent une fonction de «cadre-et-compétent» dans le procès de production et les travailleurs du monde ouvrier.

Conclusion

Dans un contexte marqué par la perte de «centralité» du monde ouvrier, l’altermarxisme se présente comme une approche centrée sur la réalité des luttes sociales contemporaines. Vu d’un certain angle, l’altermarxisme semble en effet reconstituer fidèlement la diversité qui s’exprime en leur sein, notamment parce qu’il réussit à faire une place de choix à la mouvance altermondialiste sans pour autant évacuer la question politique.

D’un autre angle toutefois, l’altermarxisme accentue le flou qui entoure la nature de l’exploitation capitaliste et des sujets qui ont intérêt à s’en émanciper. En cherchant à formuler ce qui sépare les «cadres-et-compétents» du monde ouvrier plutôt que d’insister sur leur condition commune, l’altermarxisme confine artificiellement les travailleurs à une position minoritaire dans la lutte des classes. À savoir toutefois si le réinvestissement du politique qu’il appelle au nom d’un sujet indéterminé, la «Gauche majuscule», pourrait donner lieu à la formulation d’un projet qui dépasse l’amalgame de revendications particularistes de la mouvance altermondialiste, c’est là une question dont les mouvements sociaux auront à débattre sérieusement dans un avenir rapproché…

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. Jacques Bidet et Gérard Duménil, «Un autre marxisme pour un autre monde», Le Monde diplomatique, octobre 2007, p. 24-25. Sauf indications contraires en notes de fin de document, les passages cités dans notre article proviennent de cet article.
2. Gérard Duménil et Dominique Lévy, Économie marxiste du capitalisme, Paris, La découverte, 2003, p. 86-87.
3. Ellen M. Wood, The Retreat from Class, Londres, Verso, 1986, p.16.

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