L’identité nationale à l’heure de l’Internet : effacement ou persistance ?

Selon Statistique Canada, en 2005, 67,9% de la population canadienne faisait usage d’Internet et, chez les 18-34 ans, la proportion s’élevait à 88,9%1. L’Internet est désormais incontournable. L’effet de ce médium sur l’identité de ses usagers, particulièrement sur leur identification nationale, est un sujet controversé. Dans la littérature, on retrouve des auteurs qui favorisent la création de communautés virtuelles et globales, et d’autres qui soulignent la possibilité de renforcer l’identité nationale par le biais d’Internet.

no!no identity!
silvia di natale, no!no identity!, 2007
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La grande toile évolue de plus en plus vers l’idéal type du melting pot américain, c’est-à-dire un lieu de rencontre où toutes les cultures se côtoient et se mélangent. Il n’est plus inusité d’être en contact régulier avec des individus qui se situent à des milliers de kilomètres et dont on ne verra jamais le visage. Les environnements virtuels tels Second Life ou les jeux en ligne comme World of Warcraft ont des millions d’adhérents partout sur la surface du globe: ils sont en eux-mêmes de véritables communautés, avec leurs propres jargons et règles de conduite. Pour certains adhérents, la vie en ligne a même préséance sur la vie réelle.

Compte tenu de la popularité croissante de ce mode de socialisation transnationale, on doit s’interroger sur les effets possibles de ce phénomène sur les identités nationales. Autrement dit, les interactions électroniques contribuent-elles à l’effacement des identités nationales, à leur renforcement, ou demeurent-elles sans effet? Nous proposons d’explorer cette thématique en trois temps. Tout d’abord, il s’agit de définir quelque peu ce que l’on entend par identité nationale. Deuxièmement, nous exposerons la thèse des tenants de l’effacement de l’identité nationale. En dernier lieu, nous présenterons la thèse du maintien et du renfoncement des identités nationales sur Internet.

Qu’est-ce que l’identité nationale?

L’identité d’une personne est comparable à un gâteau. Elle est composée de plusieurs ingrédients qui, pris individuellement, n’ont pas tellement de sens mais mélangés ensemble forment un tout cohérent. L’identité nationale est l’une de ces composantes qui définissent une personne. Tous les ingrédients ont un rôle à jouer. Selon Michael Ng-Quinn, spécialiste de la Chine: «L’objectif de n’importe quelle identité est de régulariser le comportement afin de minimiser les incertitudes et rendre la vie plus simple à gérer.2» Les multiples facettes de notre identité sont en quelque sorte des points de repère qui orientent nos choix et nos décisions.

Chaque individu est unique et composé de sa propre recette. L’importance accordée à l’identité nationale varie d’une personne à l’autre. Si l’on reprend notre métaphore culinaire, chez certains, l’identité nationale jouera le rôle de la farine et cimentera le tout. Chez d’autres, elle occupera des fonctions moins essentielles, comme le sucre, et se limitera à donner un goût distinctif. Mais l’ensemble des individus possède une telle identité car, comme l’indique le politologue Thierry Hentsch, l’identité nationale est inculquée depuis la plus tendre enfance par le milieu social3. Son apprentissage fait partie du cheminement normal d’une personne.

L’identité nationale sert à nous distinguer des autres nations. Ce type d’identité comporte deux niveaux. D’abord, on retrouve ce que l’on pourrait nommer des marqueurs primaires. Ce sont des traits qui sont facilement discernables, par exemple: l’ethnie, la langue, la religion et l’appartenance à un État. Ces derniers ne sont pas exclusifs et peuvent être partie prenante de plus d’une nationalité. Le deuxième niveau est plus abstrait et est constitué de mythes et symboles entourant la nation. Il s’agit ici, entre autres, de l’histoire fondatrice, des valeurs qui représentent la nation, etc. Ce deuxième niveau est davantage exclusif que le premier, et tend à être plus sensible aux changements conjoncturels. Par exemple, le contenu symbolique de l’identité allemande a fortement évolué avant et après la défaite de 1945.

Effacement de l’identité nationale

Sur Internet, les marqueurs primaires de l’identité nationale sont souvent absents ou fortement atténués. Les interactions se font souvent de manière écrite et ne permettent pas de distinguer l’ethnie de nos interlocuteurs. Dans plusieurs cas, l’anglais sert de langue commune et la majorité des internautes acceptent son utilisation. Sans oublier qu’il s’agit d’un environnement virtuel en grande partie dénué de frontière étatique.

La thèse de la diminution de l’identification politique est surtout associée à la lutte pour les droits de l’homme et aux diverses ONG. L’article du sociologue Saskia Sassen, «Local Actors in Global Politics», est particulièrement typique de ce courant. Il défend l’idée que l’Internet est une infrastructure qui permet à de petits acteurs locaux, comme les ONG, de s’exprimer dans un environnement global en court-circuitant l’État-nation. Sans nécessairement annihiler l’attachement à la nation, ce nouveau réseau global favorise l’émergence d’identités transnationales en émancipant les acteurs locaux de l’échelon national qui tendait à monopoliser les débats4. Les forums de discussion sont de remarquables exemples du phénomène. Ils constituent de véritables communautés d’intérêts où les participants se rencontrent et échangent librement des idées sur divers sujets.

Cette vision des choses se fonde sur l’ouvrage incontournable de Benedict Anderson, Imagined Communities5.Anderson nous parle d’une communauté imaginée, parce que les membres de celle-ci n’auront pas tous la chance de se connaître mais que des intérêts et des valeurs communes les lient néanmoins6. Si, en 1983, l’auteur avait davantage les nations en tête, cette vision s’applique désormais aussi en grande partie aux communautés virtuelles.

Le politologue Kurt Mills résume assez bien cette thèse, en affirmant que «l’Internet réduit le temps et l’espace au point que les frontières [nationales] disparaissent «virtuellement» et apparaissent beaucoup moins significatives à la construction d’identités, de communautés et d’allégeances.7» L’Internet joue donc sur les marqueurs symboliques de l’identité nationale en permettant l’émergence et l’expression de discours alternatifs à ceux présents dans les médias traditionnels.

Le renforcement de l’identité nationale

L’Internet demeure pourtant une arme à deux tranchants, car ce que Mills affirme d’un côté, il le concède de l’autre. Les États nationaux peuvent eux aussi se servir de l’Internet pour renforcer le sentiment d’identification nationale en communiquant leurs messages8.

Parallèlement, le socio-anthropologue Thomas H. Eriksen nous parle de la province virtuelle. C’est-à-dire que les gouvernements utilisent Internet pour rejoindre leur diaspora et stimuler un sentiment d’identification avec leur patrie d’origine. Dans cet exemple, l’Internet, en tant que lieu de rencontre, devient une province virtuelle de l’État9.

Si les gouvernements réussissent à se servir de l’Internet pour stimuler ou raviver l’identification nationale, c’est en notamment parce que la majeure partie de notre vie se déroule encore de manière «déconnectée». Jusqu’à ce que ce ne soit plus le cas, nos expériences virtuelles demeureront modelées par nos expériences et nos relations concrètes. Une étude sur les communautés en ligne en est venue à la conclusion que les affiliations sur Internet reflètent celles qui se déroulent à l’extérieur du monde électronique10.

L’un des cas les plus traités sur cette question est probablement celui de la Chine. Bien des journalistes et universitaires occidentaux ont avancé que l’Internet allait contribuer à la démocratisation du pays; quelques années plus tard, le régime est toujours en place et, paradoxalement, Internet semble être de plus en plus populaire chez les Chinois. Les politologues Yongnian Zheng et Guoguang Wu affirment que c’est l’interaction entre la société et l’État qui fera pencher la balance dans une direction ou dans l’autre11, nous rappelant ainsi l’importance du réel sur les effets potentiels du virtuel.

Conclusion

En conclusion, nous avons vu que par sa nature même, en atténuant les marqueurs primaires de l’identité nationale, l’Internet peut favoriser la création d’identités transnationales. Mais c’est surtout au niveau symbolique, celui du message, en favorisant la communication entre les individus et divers acteurs locaux, comme les ONG, que l’Internet produit son plus grand effet.

Par contre, il ne s’agit pas d’un médium à sens unique. Les symboles et les mythes de l’identité nationale peuvent être tout aussi bien véhiculés électroniquement. Sans oublier que l’Internet est dépendant de ce qui se passe à «l’extérieur» et demeurera un miroir (déformé) de la réalité physique.

Trancher la question de façon définitive s’avère une tâche difficile, voire impossible, puisque qu’il semble y avoir une coexistence des phénomènes. Mais peut-être qu’à la base c’est faire erreur que d’examiner les effets du réseau Internet. Peut-être faut-il davantage se tourner vers l’utilisateur et les intentions avec lesquelles il en fait usage. Par exemple, un internaute qui cherche à rencontrer d’autres personnes et à explorer d’autres cultures aura une expérience complètement différente d’un autre qui veut exprimer son indignation face au traitement humiliant de son pays sur la scène internationale.

En conclusion, s’il est vrai que l’Internet influence nos vies, la grande toile ne sera, en définitive, que ce que les utilisateurs décideront d’y apporter lorsqu’ils s’y connecteront.

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. Statistique Canada, «Caractéristiques des utilisent Internet», [en ligne] http://www40.statcan.ca/l02/cst01/comm15_f.htm. Consulté le 9 juin 2008.
2. NG-QUINN, Micheal., «National Identity in Premodern China: Formation and Role Enactment», in DITTMER, Lowell et Samuel S. Kim (ed.), China’s quest for national identity, Cornell University Press, Ithaca, 1993, p. 32.
3. HENTSCH, Thierry, Introduction aux fondements du politique, Presses de l’université du Québec, Sainte-Foy, 2002, p. 3-4.
4. SASSEN, Saskia, «Local Actors in Global Politics», Current Sociology, vol. 54, no.2, juillet 2004, p. 649-670
5. MILLS, Kurt, «Cybernations : Identity, Self-determination, Democracy, and the «Internet Effect» in the Emerging Infirmation Order», Global Society, vol. 16, no.1, janvier 2002, p. 70.
6. ANDERSON, Benedcit, Imagined Communities, Verso, New-York, 2006, 6-7.
7. MILLS, op. cit., p. 75
8. Ibid., p. 77.
9. ERIKSEN, Thomas H., «Nationalism and the Internet», Nations and Nationalism, vol. 13, no.1, janvier 2007, p. 13-14.
10. SOON, Carol et Randolph KLUVER, «The Internet and Online Political Communities in Singapore», Asian Journal of Communication, vol. 17, no.3, septembre 2007, p. 258.
11. ZHENG, Yongnian et Guoguang WU, «Information Technology, Public Space, and Collective Action in China» Comparative Political Studies, vol. 38, no. 5, juin 2005, p. 507-536.

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