En juin 2005, la Cour suprême du Canada rendait un important jugement en matière de politique des soins de santé. Elle statuait que l’interdiction de recourir à des assurances privées pour des soins de santé est contraire à la Charte canadienne des droits de la personne. À la suite de cette décision, le gouvernement québécois avait un an pour conformer ses lois au dit jugement. Mais la loi 33, qui est en quelque sorte la réponse à l’arrêt Chaoulli, semble aller beaucoup plus loin que ce qui n’était exigé par la Cour.
Depuis le début des années 1990, la Cour suprême du Canada a été appelée plusieurs fois à se prononcer sur des litiges dans le domaine des soins de santé au pays. Qu’il s’agisse de l’accès à l’avortement, de la réglementation publicitaire, du suicide assisté ou du droit à l’assurance privée dans la prestation des soins de santé, la plus haute cour du pays a dû trancher à maintes reprises sur des sujets divisant foncièrement la population canadienne(1). Le recours de plus en plus fréquent à la Charte des droits et libertés pour faire invalider des lois a fait en sorte que bon nombre de choix de société ont été judiciarisés plutôt que débattus au sein de la population. Or, quoique la Cour suprême ait été saisie de plusieurs litiges très politiquement controversés, l’ampleur de son rôle ne saurait se mesurer qu’à l’importance capitale des causes qu’elle a jugées. Encore faut-il savoir ce que les gouvernements ont ensuite fait des prescriptions de la Cour et comment ses dispositions ont été mises en oeuvre.À la suite du jugement Chaoulli, plusieurs observateurs ont reproché à la Cour suprême son «militantisme juridique» et son «ingérence dans un domaine de compétences provinciales(2)». En effet, le problème, tel qu’il a été défini par le gouvernement Charest, était celui de recevoir l’«ordre» de la Cour de faire une ouverture au privé dans le système de santé québécois. L’opposition péquiste, en invoquant la clause dérogatoire, a semblé, elle aussi, souscrire en quelque sorte à cette interprétation du jugement. Dans les semaines qui ont suivi la publication de l’arrêt, c’est également dans ces termes que le problème a été posé dans les quotidiens québécois. Or ce que la Cour exigeait n’était rien d’autre que la permission, pour les citoyens québécois, de se prévaloir d’une assurance privée pour accéder au système privé parallèle déjà existant. En aucun cas, il n’a été question de privatiser une partie du système de santé(3). Ainsi, il pertinent de se demander dans quelle mesure la loi 33 et, plus particulièrement, les dispositions qui permettent de souscrire une assurance privée pour les chirurgies de la hanche, du genou et de la cataracte (chirurgies électives) répondent à des exigences de la Cour suprême.
Rapport Ménard
Pour plusieurs observateurs de la scène politique québécoise, le vieillissement de la population devient un enjeu majeur en matière de financement de la protection sociale, et cela remet en cause le modèle universaliste de soins de santé(4). On reproche à l’État-providence d’être trop coûteux, d’être inefficient et de monopoliser une trop grosse partie des dépenses de programme par rapport aux autres secteurs comme l’éducation. On estime que la situation est alarmante, puisque la part des dépenses de programme allouées en santé, au Québec, excède 42% pour le budget de 2004-2005(5). Cette problématique a d’ailleurs été bien documentée dans le Rapport Ménard.
Commandé en 2004 par le gouvernement libéral, le Rapport Ménard se voulait une étude approfondie du système de santé québécois, de ses failles et des pistes de solutions systémiques à emprunter pour en améliorer l’efficacité et en réduire les coûts(6). Le Comité de travail sur la pérennité du système de santé et des services sociaux, qui a été chargé de rédiger le rapport, a finalement rendu le fruit de ses recherches le 22 juillet 2005, soit un peu plus d’un mois après la tombée du jugement Chaoulli. D’entrée de jeu, le Comité estime que le système de santé «ne sera plus viable à court et à long terme, faute de pouvoir le financer adéquatement(7)». Il va donc du principe de solidarité intergénérationnelle que de remédier à ce constat accablant. Les problèmes dénotés par le Rapport Ménard sont nombreux: le vieillissement de la population, les finances publiques «sursollicitées», les technologies de plus en plus coûteuses sont autant de défis que le Québec doit affronter.
Les pistes de solution offertes par le Rapport Ménard reposent essentiellement sur un meilleur financement du système de santé et une «stratégie intégrée de la gestion des soins(8).» Concrètement, le Comité propose un contrôle de la dette, une augmentation des transferts fédéraux, un recours accru au secteur privé et la mise sur pied d’un Régime d’assurance contre la perte d’autonomie.
La privatisation : une préférence bien libérale
La préférence du Parti libéral d’offrir une plus grande place au secteur privé dans le domaine des soins de santé a été énoncée dès la mise en place du Plan d’action du prochain gouvernement libéral de 2002(9). Afin de régler le problème des listes d’attente, le gouvernement s’engageait alors à «autoriser les établissements du secteur public à acheter des services au secteur privé s’ils peuvent y être donnés dans de meilleurs délais». Malgré l’accent porté sur le fait que le Parti libéral du Québec reconnaît l’importance d’un système universel de soins de santé, la voie de la privatisation comme solution aux problèmes récurrents du système de santé est apparue dès 2002, et elle se présentera quelque quatre ans plus tard en réponse au jugement Chaoulli dans la loi 33. Cela dénote la volonté du gouvernement Charest d’aller de l’avant avec cette solution bien avant l’apparition du problème défini par la Cour suprême.
Les chirurgies électives
À la suite de la réunion des premiers ministres, tenue du 13 au 15 septembre 2004, les premiers ministres des provinces ont adopté un Plan décennal pour améliorer les soins de santé. Les objectifs visés par ce plan étaient de «mieux gérer les temps d’attente et les réduire de façon mesurable lorsqu’ils dépassent le délai médicalement acceptable(10)». De plus, on a accordé un rôle prépondérant au transfert des connaissances en matière de gestion du temps d’attente. Comment? Par l’utilisation d’indicateurs communs à toutes les provinces, notamment pour les statistiques sur «l’accès à des professionnels de la santé et à des services de diagnostic et de traitement(11)». Pour ce faire, l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS) devait fournir aux provinces les informations nécessaires à la mise en place de stratégies de gestion des listes d’attente.
Le choix de permettre aux Québécois de souscrire une assurance privée pour les chirurgies électives (genou, hanche, cataracte) est donc le reflet des statistiques divulguées par l’ICIS sur les temps d’attente. En effet, l’institut a reconnu qu’en 2005 les temps d’attente les plus longs (domaines prioritaires) se situaient dans le domaine des arthroplasties (genou, hanche) et des chirurgies de la cataracte(12). Pour le gouvernement, l’intérêt de permettre que le secteur privé exécute ces chirurgies réside également dans le fait qu’il s’agit de chirurgies mineures et que, par conséquent, les montants à payer par le secteur public quand les patients se feront traiter dans les cliniques spécialisées (privées) ne seront pas trop élevés.
L’imposition, sous bâillon, de la loi 33 en décembre 2006, témoigne que cette voie pavée à une privatisation des soins de santé est loin de faire l’unanimité au Québec. Une fois encore, on assiste à un manque de vision politique à long terme et au recours à une solution plus que partielle à un problème systémique. Mais ce n’est pas tout. Il s’agit également d’une réponse inappropriée au jugement Chaoulli, réponse qui va bien au-delà des prescriptions de la Cour suprême, mais qui trouve ses justifications politiques dans un ordre prétendu de la Cour.
Notes
(1) MAIONI, A. & MANFREDI, C. «When the Charter Trumps Health Care—A Collision of Canadian Icons», Policy Options, vol. 26, no 7, p. 53.
(2) KING, Jeff. A, «Constitutional rights and social welfare: a comment on the Canadian Chaoulli health care decision», Modern law review, vol. 69, no 4, juillet 2006, p. 631.
(3) NOEL, Alain. «Le Plan Couillard», Options politiques, février 2006, p. 76.
(4) BOURGAULT-CÔTÉ, Guillaume. «La santé stagnante, entrevue avec Joseph Facal», Le Devoir, vol. XCVII, no 276, le lundi 27 novembre 2006, p. A1.
(5) Ministère de la santé et des services sociaux, Garantir l’accès: un défi d’accès d’efficience et de qualité, Document de consultation, le 16 février 2006.
(6) Comité de travail sur la pérennité du système de santé et des services sociaux (Ministère de la santé et des services sociaux), Pour sortir de l’impasse : la solidarité entre nos générations, juillet 2005, 155 p.
(7) Comité de travail sur la pérennité du système de santé et des services sociaux (Ministère de la santé et des services sociaux), Pour sortir de l’impasse : la solidarité entre nos générations, loc. cit., p. 13.
(8) Ibid., p. 47.
(9) Parti libéral du Québec, Un gouvernement au service des Québécois: Ensemble réinventons le Québec, Plan d’action du prochain gouvernement libéral, septembre 2002.
(10) Conférence des premiers ministres de 2004, Plan décennal pour améliorer les soins de santé, 15 septembre 2004, p. 1.
(11) Ibid., p. 3.
(12) Institut canadien de l’information sur la santé, Temps d’attente et soins de santé au Canada: ce que nous savons et ce que nous ignorons, loc. cit., p. 32.