L’Organisation mondiale du commerce (OMC) a vu le jour il y a de cela 12 années dans un contexte où la méfiance et la fascination semblaient réunir les tenants et les opposants du libre-échange. Dès lors, l’OMC s’était imposée comme étant une promesse de la continuité, mais aussi une annonce de changement. En théorie, dans l’esprit de la continuité, les négociations du Cycle d’Uruguay devaient servir de tremplin pour l’OMC et, dans l’esprit du changement, les négociations du Cycle Doha implanteraient une fois pour toutes le système commercial multilatéral dans lequel les règles du jeu seraient équitables, justes et non-discriminatoires. Par contre, la théorie est presque toujours loin de la réalité et derrière les politiques commerciales on retrouve rarement des notions d’économie, mais plutôt les principes du jeu politique.
La réunion ministérielle du G4 (Allemagne, Japon, Brésil, Inde), à Postdam en Allemagne le 21 juillet dernier, fut une autre opportunité manquée pour des pays tels les États-Unis et l’Union Européenne (UE) de relancer les négociations de la conférence ministérielle de Doha(1). La situation actuelle est telle que les principaux joueurs, les États-Unis, le Japon et l’Union européenne, utilisent l’OMC pour accumuler et gérer le capital politique. De leur côté, les États-Unis considèrent le système commercial multilatéral comme étant un outil parmi d’autres pour assurer l’accessibilité de leurs exportations aux marchés étrangers(2). Suivant cette logique, le libre-échange serait un jeu à somme nulle dans lequel la somme des bénéfices découlant de l’augmentation des flux commerciaux serait égale aux coûts totaux induits par les concessions(3). Dans la perspective de l’UE, l’OMC représente un cadre contractuel au sein duquel les relations avec les pays de l’Amérique du Nord sont gérées(4). En ce qui concerne le Japon, il utilisait dans le passé le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) comme outil de défense contre les pressions extérieures pour ouvrir son économie. Lors des pourparlers du Cycle d’Uruguay de 1986, ce dernier a négocié de façon bilatérale l’ouverture de son industrie agricole et semble depuis vouloir adopter une approche similaire pour les négociations courantes de l’OMC(5). Quant aux pays en développement (PED), il a été conclu avec la création de l’OMC qu’ils joueraient un rôle plus actif et plus central dans le processus décisionnel. Par contre, aucune stratégie n’a été préalablement élaborée pour soutenir cette bonne intention qui permettrait à ces pays d’obtenir un réel droit de parole quant aux politiques de développement économique et au statut spécial qui leur est accordé(6). Ceci a donc, une fois de plus, rendu manifeste le sentiment latent de rivalité entre les PED et les pays développés (PD). D’un côté, les PD soutiennent la thèse voulant que l’OMC ne soit pas un organisme de développement et que les PED ne cessent de négocier des politiques préférentielles sans toutefois vouloir réellement ouvrir leurs propres économies. De l’autre côté, les PED soutiennent que l’OMC est un Rich Man’s Club où la balance des décisions ne réside réellement qu’entre les mains des PD. Ces intérêts divergents sont au cœur même du problème, car les politiques commerciales négociées lors des conférences ministérielles doivent préalablement recevoir l’appui de la majorité des pays membres(7). Une impasse à ce niveau paralysera donc les négociations. Ainsi, la réussite ou l’échec des négociations du Cycle Doha dépendra de la volonté de changement des pays membres.
Doha… quatre lettres qui en disent long
Cette soif pour le changement n’a pas prévalu lors de la conférence ministérielle de Doha à Hong Kong, car le directeur général de l’OMC, Pascal Lamy, a dû suspendre toutes les négociations, y compris celles sur l’agriculture, de façon à ne pas compromettre le peu de progrès réalisé depuis le début de ce cycle de négociations en 2001(8). L’agriculture représente certes l’obstacle premier auquel se heurtent les négociations et cela a un effet domino sur les autres dossiers tels celui de la libéralisation du secteur manufacturier et celui des services. Les politiques agricoles sont complexes car les coûts d’ajustements, en termes de perte de revenus fiscaux et douaniers pour les PED et de capital politique pour les PD, sont élevés. Bien qu’il ait été démontré que les bénéfices à moyen et long terme excèderont les coûts(9), les gouvernements des divers pays membres hésitent grandement à agir car, d’une part, une fois la décision prise de libéraliser le secteur agricole, les diverses clauses d’exceptions et règles échappatoires du GATT permettront aux autres pays membres de tricher(10). D’autre part, étant donné les coûts élevés à court terme et les bénéfices qui sont répartis à moyen et long terme, les gouvernements des pays membres ne veulent pas risquer l’avenir politique de leur parti. Les enjeux sont élevés aux États-Unis, car le 2002 Food Security and Rural Investment Act («Farm Bill»)qui représente le plan d’allocation des ressources financières pour supporter l’industrie agricole est présentement en révision. L’administration Bush a clairement fait valoir son intention de ne pas maintenir de statu quo(11). Par contre, un important facteur aléatoire vient compromettre les intentions de l’administration Bush: advenant le cas où les négociations du Cycle de Doha reprendraient, les États-Unis seraient confrontés à la possibilité que le Trade-Promotion Authority (TPA), qui est expiré depuis le 1er juillet 2007, ne soit pas renouvelé. Cette dernière option permettrait au président américain de négocier des accords commerciaux sans être assujetti à des amendements du Sénat, de la Chambre des représentants, du Comité sur les finances du Sénat et du Comité des voies et moyens de la Chambre des représentants(12). La perte de contrôle par le Parti républicain de la Chambre des représentants et du Sénat aux élections de mi-mandat, le 7 novembre dernier, compliquera largement le travail du président Bush. De l’autre côté de l’Atlantique, les résultats émanant des rencontres ministérielles de Doha seront, dans une forte mesure, un indicateur de progrès quant à la réalisation d’un marché commun intégré à l’intérieur de l’UE. En effet, les Négociations Kennedy du GATT, en 1967, ont grandement contribué à la résolution du conflit qui opposait les divers membres de la Communauté économique européenne sur la question du tarif extérieur commun de l’industrie de l’automobile. Ainsi, l’histoire confirme que le progrès vers un marché commun dépend, dans une certaine mesure, de la libéralisation des échanges dans des secteurs stratégiques. Une harmonisation des différentes combinaisons de mesures protectionnistes dans le secteur agricole des divers pays membres de l’UE sera très coûteuse et l’alternative rationnelle consiste en une réduction ou une élimination de ces mesures qui contribuent à une intégration économique accrue(13). Parallèlement, la Politique agricole commune (PAC) de 2003, qui représentait une version révisée de la PAC de 1999, fut un échec sur le plan de l’élimination ou de la réduction des mesures de nature protectionniste(14). Le vent de changement ne semble pas s’imposer car la France, qui est l’un des pays fondateurs de l’Union européenne, vient d’élire un nouveau président qui, dans ses promesses électorales, s’est engagé à défendre les intérêts des agriculteurs français(15).
Ainsi, le scénario le plus optimiste serait que les États-Unis se rallient au Cairns Group, un regroupement de pays dont le Canada fait partie et qui supporte la libéralisation des flux commerciaux dans le secteur agricole, de façon à exercer une influence assez importante sur les autres pays membres pour obtenir un consensus quant à une libéralisation du secteur agricole(16).
Réalisme ou pessimisme?
Que pouvons-nous comprendre de ce fiasco? D’un côté, les pays membres de l’OMC négocient de façon à maximiser leurs bénéfices privés et à minimiser leurs concessions. De l’autre côté, le concept d’un système commercial multilatéral vise à minimiser les coûts d’opportunité engendrés par les politiques protectionnistes de tous les pays membres. Si ces deux paradoxes ne sont pas réconciliables, faut-il revoir la raison d’être de l’OMC et ainsi réécrire les principes directeurs qui datent de la Deuxième Guerre mondiale? Existe-t-il une option alternative réaliste?
Notes
(1) The Economist, «Global Trade Talks: Postdam’s Price», (30 juin-7 juillet 2007)
(2)Devereaux, Lawrence et Watkins, Case studies in US trade negotiation, Peterson Institute, Volume 1, 2006.
(3) Un jeu à somme nulle vise l’élimination des barrières douanières et non douanières accompagnée de ses effets perturbateurs sur le fonctionnement interne des économies (marché du travail et des capitaux) ainsi que les coûts d’ajustement (chômage court terme, perte de revenus fiscaux et douaniers, etc.) qui seront équivalent aux bénéfices découlant d’une augmentation des flux commerciaux. Or ce raisonnement n’est pas valide car il faut effectuer l’analyse coûts-bénéfices avec une perspective temporelle. Les coûts sont fixes de sorte qu’ils s’estomperont avec le temps. Les bénéfices sont croissants avec le temps. Voir: Messerlin, Patrick A., «Niveau et coût du protectionnisme européen», Économie Internationale, 89-90, (2002), p. 19-38.
(4) Devereaux, Lawrence et Watkins, Case studies in US trade negotiation, Peterson Institute, Volume 1, 2006.
(5) Devereaux, Lawrence et Watkins, Case studies in US trade negotiation, Peterson Institute, Volume 2, 2006.
(6) Sheila Page et Peter Kleen, Special and Differential Treatment of Developing Countries in the World Trade Organization. Rapport pour le Gouvernement Suédois, Stockholm, ministère des Affaires étrangères, 2004.
(7)L’organisation de l’OMC, [en ligne], <www.wto.org/french/thewto_f/whatis_f/tif_f/org1_f.htm> , consulté le 12 juin 2007.
(8) Déclaration de Pascal Lamy devant le Comité monétaire et financier international de la Banque mondiale et le FMI, [en ligne], <www.wto.org/french/news_f/sppl_f/sppl35_f.htm> , consulté le 12 juin 2007.
(9) Des études empiriques ont été menées quant aux coûts et bénéfices liés à la libéralisation du secteur agricole. Voir notamment Kym Anderson, Will Martin, et Dominique van der Mensbrugghe, Market and Welfare Implications of Doha Reform Scenarios; Agricultural Trade Reform and the Doha Development Agenda, New York, Palgrave Macmillan et Banque mondiale, 2005.
(10) Irving Kravis, Domestic Interests and International Obligations: Safeguards in International Trade Organizations, Westport, CN, Greenwood Press, 1975; Kyle Bagwell et Robert Staiger, The Economics of the World Trading System, Cambridge, MA, MIT Press, 2002.
(11) Communiqué de presse du American Farm Bureau Federation, “Farm Bureau Calls for Extending Farm Bill”, 2 juin 2006, [en ligne], <http://www.fb.org/index.php?fuseaction=newsroom.newsfocus&year=2006&file=nr0920.html> , consulté le 14 juin 2007.
(12) The Economist, «Trade Agenda in Congress: Raising the Bar», (10-16 mars 2007) et The Economist, «Economic policy: Raring to go», (1-7 fevrier 2007).
(13) Harald Badinger, «Growth Effects of Economic Integration: Evidence from the EU Member States», Review of World Economies, 141 (1, avril 2005).
(14) Le PAC est une politique développée à l’échelle de l’Union européenne pour soutenir le secteur de l’agriculture. Voir H van Meijl et F van Tongeren, «The Agenda 2000 CAP reform, world prices and GATT–WTO export constraints», European Review of Agricultural Economics, 2002.
(15) Voir l’article de journal publié sur le site de Tribune.fr le 29 mai 2007, [en ligne], <http://www.latribune.fr/info/Negociations-OMC—Sarkozy-brandit-
la-menace-du-veto-~-IDD55A206D7E41D56BC12572EA0053A7DA> , consulté le 12 juin 2007.
(16) Le Cairns Group est un regroupement de 17 pays exportateurs de produits agricoles dont les exportations représentent le tiers des exportations mondiales. Créé en 1986 à Cairns en Australie, il comprend l’Australie, l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Canada, le Chili, la Colombie, le Costa Rica, la Guatemala, l’Indonésie, la Malaisie, la Nouvelle Zélande, le Paraguay, les Philippines, l’Afrique du Sud, la Thaïlande et l’Uruguay.