Le pouvoir de la cadence

Chaque jour, dans divers journaux ou bulletins télévisés, de nombreuses mentions sont faites d’industries, d’équipes sportives ou de partis politiques qui maintiennent ou accélèrent la cadence. De telles allusions ont une justification scientifique: synonyme de coordination et régularité rythmiques, la cadence constitue un phénomène d’efficacité énergétique et ergonomique indéniable, jouant un rôle dynamique fondamental dans l’ensemble de l’univers physique, biologique, social et technologique.

 Need for Speed
Fabio Venni, Need for Speed , 2006
Certains droits réservés.

Phénomène apparemment banal, ignoré pendant des siècles, la cadence n’a réellement commencé à susciter l’intérêt des hommes qu’en 1833, à la suite de l’effondrement du pont suspendu de Broughton à Manchester causé par le passage d’un régiment marchant au pas. Un incident similaire se serait produit le 16 avril 1850, près d’Angers, alors que le pont de Basse-Chaîne sur la Maine se serait effondré sous le pas cadencé du 11e léger, causant la noyade de 222 soldats. Ces incidents, tout en expliquant pourquoi il est désormais demandé à toute troupe de rompre le pas lors de la traversée d’un pont, constituent des exemples historiques fort évocateurs du pouvoir de la cadence.

Prévalant à tous les niveaux de l’univers, de la dynamique quantique aux mouvements cosmiques jusqu’aux organisations humaines, la cadence allie à la fois rythmicité et couplage: «entrer dans la cadence», «se mouvoir en cadence», «maintenir la cadence» et «augmenter la cadence» sont toutes des expressions qui dénotent une dynamique non seulement régulière mais également partagée. En ajustant mutuellement leur activité rythmique par accélération ou retard de phase, divers systèmes fonctionnent alors comme un seul et même super-système basé sur une fréquence commune. Ce super-système, plus stable et robuste, représente une véritable forteresse énergétique, maximisant la force de travail de ses systèmes constituants et minimisant l’impact des perturbations extérieures.

Compte tenu du pouvoir énergétique imputable à la cadence, il n’apparaît donc guère surprenant qu’elle constitue un rouage important de la biosphère. Ainsi que le démontrent les nombreuses recherches effectuées en chronobiologie, tout être biologique vit en cadence avec les cycles cosmiques: le métabolisme de chaque organisme végétal ou animal est génétiquement verrouillé sur le rythme quotidien et annuel de la lumière ainsi que leurs nombreuses conséquences écologiques (température, humidité, etc.). Cette cadence biologique est si forte que tout écart relativement à celle-ci, que ce soit suite à un décalage horaire ou une maladie telle la dépression, est fort dommageable pour l’organisme. Un autre exemple de l’importance vitale de la cadence est celui du système cardiaque lui-même: «pour que le sang circule efficacement dans le corps, il faut que toutes les fibres musculaires du myocarde, commandées par une impulsion électrique, se contractent ensemble. Quand les impulsions électriques ne sont pas synchronisées, les fibres musculaires réagissent de manière anarchique, n’assurant plus la circulation du sang.1». Cette perte de cadence du muscle cardiaque est une des causes des crises cardiaques.

Enfin, la cadence se trouve au cœur même de toute activité motrice, sur terre comme sur mer. Les travaux d’Erich von Holst portant sur l’«effet magnétique» à l’œuvre dans les mouvements des poissons constituent l’une des premières études menées à cet effet. En nageant, les différents mouvements d’un poisson tendent à se raccorder les uns les autres à la manière d’aimants, générant ainsi une cadence motrice globale2. Ainsi, tant pour les végétaux que pour les animaux, la cadence constitue un principe vital d’organisation, dont la science ne cesse de découvrir de nouveaux exemples.

Alors que l’étude biologique de la cadence fait aujourd’hui l’objet d’un cadre disciplinaire rigoureux, son importance au niveau de l’organisation des diverses sociétés animales et humaines n’est guère aussi étudiée. Les cas les plus connus et étudiés de cadence sociale demeurent sans contredit ceux impliquant le clignement des lucioles et le chant des criquets. Pendant plus de 300 ans, de nombreux voyageurs occidentaux en Asie du Sud-Est ont rapporté avoir assisté à des phénomènes lumineux phosphorescents extraordinaires impliquant des myriades de lucioles clignotant en cadence. L’une des descriptions les plus détaillées et anciennes de ce phénomène nous est d’ailleurs fourni par le physicien allemand Engelbert Kaempfer suite à une expédition de la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales le long de la rivière Meinam. Observé par la suite sur les autres continents du globe, ce phénomène fait l’objet de nombreuses études au XXe siècle. Des recherches similaires ont été menées sur le chant des criquets, créé par le frottement de leurs ailes: peu de gens remarquent que les chants de criquets entendus dans les champs l’été résultent la plupart du temps non pas du chant d’un seul criquet, mais de la participation cadencée de plusieurs d’entre eux.

Plus qu’une affaire d’insectes, la portée sociale de la cadence est au cœur même des sociétés animales et même humains. Pour prendre un exemple bien connu, lorsque deux équipes souquent à la corde, l’équipe dont les membres parviennent à souquer en cadence et à maintenir celle-ci est pratiquement assurée de remporter le duel. Une véritable «culture de la cadence» a d’ailleurs émergé au sein de nombreux groupes sociaux, par exemple dans des groupes de paysans s’adonnant à la récolte, des troupes d’hoplites spartiates ou d’arquebusiers hollandais, des équipages de rameurs ou de matelots effectuant des manœuvres en mer. Une telle omniprésence n’a rien de gratuit: selon différentes études menées à travers l’histoire, un travail cadencé augmente la productivité d’un groupe de 25 à 30%3.

À la lumière de cet aspect culturel et technique de la cadence, il n’apparaît donc guère surprenant que son pouvoir énergétique ait fait l’objet de nombreuses innovations scientifiques. La radiophonie constitue la plus ancienne et mieux connue de ces applications: elle permet au circuit interne d’un récepteur radio de se «verrouiller» sur un signal diffusé par une station, autrement dit d’entrer en cadence avec celui-ci et de maintenir cette même cadence en dépit de nombreuses irrégularités fréquentielles. Ceci lui permet ainsi la transmission fidèle du signal acoustique. La primauté historique du courant alternatif sur le courant continu s’explique également par l’efficience énergétique de la cadence: l’inversion des bornes d’un générateur électrique à une fréquence relativement rapide (généralement 50 ou 60 cycles par secondes), en instaurant une cadence électrique à même le courant, permet de réduire de manière appréciable la perte d’énergie due à la résistance du matériel. De plus, la connexion en parallèle de générateurs électriques, en entraînant l’ajustement fréquentiel de l’activité électrique (les générateurs à fréquence d’opération plus lente soutirant de la puissance aux plus rapides), instaure une véritable cadence électrique, essentielle à la production et la distribution énergétique sur l’ensemble du réseau. Plus récemment, suivant la découverte de la supraconductivité par le physicien hollandais Heike Kamerlingh-Onnes en 1911, les scientifiques se sont aperçus que la disparition de toute résistance électrique lors du passage d’un corps de la simple conductivité à la supraconductivité à de très basses températures est un phénomène rythmique, tous les électrons se mouvant subitement en cadence. Enfin, le fonctionnement des lasers est aussi basé sur la production et l’émission de photons vibrant en cadence; cette synchronisation explique d’ailleurs la monochromie des faisceaux lumineux émis par ces instruments, chaque photon émis étant de même fréquence.

En somme, la cadence constitue un phénomène physique fondamental, à l’œuvre aussi bien dans la dynamique physique, biologique et sociale qu’au niveau des machines et techniques développées par l’humain. En ce sens, perdre la cadence, c’est nécessairement entrer en décadence.

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. Département d’Ethnologie de l’Université de la Réunion. [En ligne] 15 pages. <http://www.anthropologieenligne.com/pages/McClintockA.html>.
2. LORENZ, Konrad, Les fondements de l’éthologie, Paris, Flammarion, collection «Champs», 1997, p. 176
3. MCNEILL, William Hardy, L’art de marquer le temps : la danse et le drill dans l’histoire, Rodez, Le Rouergue/Chambon, 2005, pp.66-67.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *