Politologue et militant de la décroissance, Paul Ariès effectue dans cet article une retour sur le concept de gratuité développé au cours de ses recherches. Dans quelle mesure la gratuité constitue-t-elle un moyen de mettre en place une véritable alternative à l’hyper-capitalisme et à ce qu’il nomme le mésusage?
Pour un revenu universel inconditionnel lié à un revenu maximum autorisé
Cette idée du XVIIIe siècle d’un revenu universel, qui figure dans l’article 25-1 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, est toujours restée lettre morte: «Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires».
La gauche productiviste n’a jamais voulu engager ce combat sous prétexte que l’introduction d’un revenu universel inconditionnel servirait de prétexte à la droite libérale pour supprimer le salaire minimum. Faisons remarquer à nos amis que le patronat et l’État n’ont pas attendu l’adoption d’un semblable RUE pour démanteler le droit du travail et l’État social… Les inégalités sociales ont même explosé lorsque cette gauche-là était aux affaires. Conséquence: la société s’est monstrueusement habituée aux inégalités de revenus. Qui proposerait aujourd’hui un écart maximal de salaires de un à quatre passerait pour un affreux extrémiste alors qu’il s’agissait d’une mesure phare du programme commun de gouvernement de l’Union de la gauche durant les années soixante-dix. En 1974, le revenu moyen des dix patrons américains les mieux payés était 47 fois plus élevé que le salaire moyen d’un ouvrier de l’industrie de l’automobile; en 1999, il équivalait à 2381 fois le salaire moyen.
Je propose donc d’opposer à l’insécurité que génère l’hyper-capitalisme le principe d’un revenu universel d’existence versé, sans condition, à l’ensemble des citoyens majeurs: ce RUE est simplement la contrepartie de la reconnaissance du droit de chacun à l’existence puisque nous héritons tous, en tant qu’humains, de la civilisation.
Cette indépendance financière est indispensable pour passer des droits formels aux droits réels et poursuivre le mouvement d’émancipation notamment pour les femmes et les jeunes. Elle est en outre la condition de la décroissance, car aucun individu n’acceptera de diminuer ses activités rémunératrices si la société ne lui assure pas d’abord une certaine sécurité matérielle. Ce choix est celui de la poursuite de la socialisation (donc d’une certaine forme d’humanisation) face à la tentation d’un recours et retour aux tribus, chers à la Nouvelle-droite, qui préfèrera toujours les «petites patries» à la poursuite de l’émancipation par la liberté, l’égalité et la fraternité.
Ce choix est celui d’une société fondée sur l’auto-limitation des besoins, condition de l’autonomie car seul un individu sécurisé peut échapper à la contrainte de la «fièvre acheteuse». Cette mesure, en desserrant l’emprise de l’économie, allégerait l’obligation de travailler. Cette libération de l’idéologie du travail est sans doute ce qui gêne le plus le co-président d’ATTAC1, l’économiste Jean-Marie Harribey, puisqu’il qualifie ce projet de «revenu d’existence monétaire et d’inexistence sociale». Comment peut-on croire encore au mythe du travail libérateur? Pourquoi pas «Moulinex libère la femme»?
Disons-le tout de suite: l’argent ne manque pas pour financer ce revenu universel d’existence. Des contrées moins riches, notamment l’Alaska et le Brésil, l’expérimentent à un niveau financier malheureusement trop faible. La France a consacré en 2005 un budget de 505 milliards pour ses organismes sociaux. Les ménages en ont reçu 438 milliards au titre des différentes allocations. Le reste est consacré aux services publics (écoles, hôpitaux, etc.). L’affectation directe de tout ou partie de ces 438 milliards aux 60 millions de Français ne pose donc pas un problème comptable mais une question de choix de société.
Ce revenu d’existence est inséparable d’un revenu maximal autorisé (RMA). Là où les droites mondiales prônent, avec la notion de bouclier fiscal, de ne pas redistribuer une partie des revenus au-dessus d’un certain plafond, nous disons l’inverse: au-delà d’un certain revenu, il faut tout redistribuer. L’adoption de ce RMA (par le biais de la pression fiscale) permettrait donc de financer le revenu universel et l’extension de la gratuité. Ce RUE pourrait être versé en partie en monnaie locale pour favoriser la relocalisation des activités (pas seulement économiques), en partie en monnaie fondante pour éviter la capitalisation, en partie sous forme de droits de tirage sur des biens communs (allocations en nature).
Quelle culture de la gratuité?
Il ne peut y avoir de société de la gratuité sans culture de la gratuité, comme il n’existe pas de société marchande sans culture marchande. Les adversaires de la gratuité le disent beaucoup mieux que nous. Ils proposent de développer une politique dite de la «gratuité-zéro» qui serait la réponse du pouvoir aux difficultés des industries «culturelles» confrontées à l’essor des échanges gratuits, par le biais des systèmes «peer-to-peer». La politique à promouvoir serait totalement à l’opposé et passerait par la généralisation d’une culture de la (quasi)gratuité: nous aurons besoin pour cela de nouvelles valeurs, de nouveaux rites, de nouveaux symboles, de nouvelles communications et technologies, etc.
Puisque les objets sont ce qui médiatise le rapport des humains à la nature, quel devra être le nouveau type développant la sphère de la gratuité? L’invention d’une culture de la gratuité est un chantier considérable pour lequel nous avons besoin d’expérimenter des formules différentes, même si l’école sera un relais essentiel. Parions que la gratuité ayant des racines collectives et individuelles beaucoup plus profondes que la vénalité en cours, il ne faudrait pas très longtemps pour que raison et passion suivent…
Comment avancer vers la gratuité?
Jean-Louis Sagot-Duvauroux a défini toute une démarche pour avancer vers la gratuité qui pourrait servir de modèle. Il propose de
répertorier tous les espaces de gratuité qui subsistent et que la nomenclature habituelle de nos représentations éparpille sous des rubriques différentes. Cela permettrait de faire apparaître un territoire beaucoup plus grand qu’on ne l’imagine au premier abord, un rapport de force beaucoup plus disputé entre le gratuit et le marchand, prise de conscience qui constitue en elle-même un puissant encouragement à combattre le règne de l’argent2
À côté des gratuités construites (l’école, les bibliothèques) existent des gratuités premières (la lumière du soleil, l’air), et des îlots de gratuité notamment dans le cadre familial, amical, coopératif. Ce repérage permet déjà de constater que, malgré ce que voudrait faire croire le système, la gratuité n’est pas morte:
Tracer la géographie du continent gratuité fait surgir à la conscience des images et des perspectives inattendues: l’argent et ses lois n’ont pas pris le pouvoir partout; la vie humaine n’est pas forcément vouée au culte de la marchandise; même si elle reste un parti pris, la gratuité n’est pas une illusion3.
La notion de la gratuité constitue un excellent levier de changement parce qu’elle est enracinée au plus profond de l’histoire et de la conscience humaine: du mythe du paradis terrestre au souvenir fantasmé du sein maternel4. Marcel Mauss puis l’équipe d’Alain Caillé ont montré en quoi on est intellectuellement et ontologiquement obligés de poser l’idée d’une gratuité initiale pour fonder la société. C’est donc cette donation première qui fait tenir les hommes ensemble. La loi du don engendre une triple obligation: celle de donner, celle de recevoir et celle de rendre. Le don constitue donc une véritable institution. Cette universalité du don engendre l’universalité de la lutte pour pouvoir donner.
Notre société, pour avoir trop évacué le don, s’en trouve fortement fragilisée: seule la gratuité pourrait remédier au malaise dans la civilisation. Jean-Louis Sagot-Duvauroux ajoute que «ce combat pour améliorer la part gratuite de la vie» peut servir de«boussole pour des combats apparemment dépareillés» comme le mouvement pour la gratuité des transports collectifs urbains, du logement social, du droit au sol, etc.
L’extension de la sphère de la gratuité est la meilleure façon de contrer la tendance actuelle à la privatisation généralisée (du vivant, des espaces urbains, aériens, maritimes, des plages, des forêts, etc.) et donc au mésusage: avec la défense de la (quasi)gratuité, nous pourrions conquérir de nouveaux bastions, au lieu de nous cantonner à une attitude défensive des services publics existants, et créer ainsi un rapport de force plus favorable.
Tout ce qui permet de retrouver l’usager (nécessairement multiple) derrière la figure homogène mais trompeuse du consommateur est positif. Mais ne nous leurrons pas: il ne suffit pas de renouer avec un autre vocabulaire pour métamorphoser les pratiques. Il ne s’agit pas davantage de fantasmer sur un retour des anciens usages: non seulement c’est impossible, mais pas souhaitable. Serait-il profitable de revenir à des objets sexués? Nous pouvons rompre avec la société productiviste et de consommation sans faire, de nouveau, des serpillières et des balais, les biens propres des usagères (des femmes).
Il s’agit bien de réinventer un autre mangeur derrière le consommateur de produits alimentaires, de réinventer un nouveau patient derrière le consommateur de soins (para)médicaux, de réinventer un nouvel élève derrière le consommateur de cours, etc. Tous ces combats sont parallèles mais dissemblables puisqu’il s’agit justement de faire (re)naître des usages spécifiques: nous sommes du côté de la dé-liaison de ce que le marché a lié. Nous devons désapprendre à penser que manger et lire seraient comparable.
Cette réinvention de l’usage passe par une anthropologie sensualiste. Le bon usage est toujours du domaine du voir, de l’entendre, du toucher, du goûter, du contempler, du penser, de l’aimer, de l’agir alors que le mésusage est du registre de l’avoir, du paraître, du vénal.
J’insiste: la culture de l’usage n’est pas celle du nécessaire. Elle ne s’oppose pas à la frivolité, bien au contraire, contrairement à toute une tradition de l’extrême gauche qui réduisait sa pensée aux «vrais» besoins. Le bon usage c’est aussi la fête, c’est à dire faire bombance, faire du bruit, mélanger le politique et le commercial, le livre et les merguez. «Gratuité de l’usage» et «renchérissement du mésusage»: voilà qui aiderait cependant à renouveler la pensé d’une gauche déboussolée et d’une écologie exsangue, voilà qui pourrait renouveler les formes de notre combat.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. L’Association pour la Taxation des Transactions financières et pour l’Aide aux Citoyens, organisation altermondialiste née en France en 1998, aujourd’hui présente dans 55 pays.
2. Jean-Louis Sagot-Duvauroux, Pour la gratuité, Paris, DDB, 1995, p. 17
3. Op. cit., p. 53
4. Maurice Bellet, Plaidoyer pour la gratuité et l’abstinence, Paris, Bayard, 2003
Références:
Paul ARIÈS, La décroissance: un nouveau projet politique, Lyon, Golias, 2007
Paul ARIÈS, Le Mésusage, Essai sur l’hypercapitalisme, Lyon, Parangon, 2006
Maurice BELLET, Plaidoyer pour la gratuité et l’abstinence, Paris, Bayard, 2003
Alain CAILLÉ, Anthropologie du don, Paris, Desclée de Brouwer, 2000
Alain CAILLÉ, Critique de la raison utilitaire, Paris, La Découverte, 1989
Alain CAILLÉ, Don, intérêt et désintéressement, Paris, La Découverte, 1994
Marcel MAUSS, « Essai sur le don » – première publication l’Année sociologique, 1923-1924, rééd. dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 2001
Gilbert RIST, Le développement, Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po, 1996
Jean-Louis SAGOT-DUVAUROUX, Pour la gratuité, Paris, Desclée de Brouwer, 1995
Camille TAROT, De Durkheim à Mauss, l’invention du symbolique : sociologie et science des religions, Paris, La Découverte/M.A.U.S.S, 1999