Au cours de cet entretien, Jacques Attali revient sur le concept de nomadisme comme outil de compréhension du monde contemporain. Ce concept permet, d’après lui, de redonner une profondeur historique à l’analyse de nos sociétés et d’inscrire leur devenir dans un horizon probable de développement.
Baptiste Godrie: Jacques Attali, bonjour. Au nom de la section Société de la revue en ligne Le Panoptique, je vous remercie d’accepter cet entretien sur la thématique du nomadisme. Écrivain, président de l’ONG PlaNetfinances – une ONG de lutte contre la pauvreté par le développement de la microfinance – et plus récemment président de la Commission sur la libération de la croissance en France, vous travaillez depuis plusieurs années le concept de nomadisme. Concept polysémique par excellence, qui croise une multitude de domaines, le nomadisme est avant tout une expérience subjective. On sait que vous êtes né en Algérie et que vous êtes arrivé avec vos parents à Paris à l’âge de 14 ans. Pouvez-vous revenir sur l’expérience du nomadisme comme expérience subjective, comme fil directeur de votre propre trajectoire de vie?
Jacques Attali: Non. Je n’ai jamais voulu mêler ma vie personnelle à mon travail intellectuel. Je pense que les deux choses sont très différentes. Ce n’est pas parce que j’ai dû quitter mon pays natal très jeune que j’étudie l’importance du nomadisme. Je pense qu’un intellectuel n’est pas quelqu’un qui fait de l’autobiographie subjective.
B.G.: Vous en avez fait un concept. Comment en êtes-vous venu à l’utiliser de manière systématique dans vos analyses? Selon vous, quelle est la pertinence analytique d’un tel terme?
J.A.: J’y suis venu progressivement. Le mot apparaît dans mes livres à partir de 1985 où j’invente le mot d’objet-nomade pour désigner les nouveaux objets qui vont caractériser notre vie quotidienne, même si, dès 1976, j’avais parlé de l’ordinateur portable bien avant même qu’il soit créé parce que je pense que depuis longtemps on va vers la miniaturisation, la possibilité d’avoir des objets portables. Le mot nomade s’est imposé à moi et j’ai sans doute été un de ceux, sinon celui, qui a réussi à en imposer l’usage à l’échelle globale, puisqu’en même temps ce concept retrouvait des choses fondamentales qui sont le retour au mode de vie principal de l’humanité avant la parenthèse sédentaire.
B.G.: Oui, dans votre essai intitulé L’homme nomade1 paru en 2003, vous tentez de démontrer que «la sédentarité n’est qu’une brève parenthèse dans l’histoire humaine». L’homme selon vous redevient voyageur. Par ailleurs, on observe d’importants enjeux de fixation des populations, de contrôle des frontières ou encore de mouvements de repli communautaires à grande échelle. Comment, selon vous, ces deux mouvements s’articulent-ils?
J.A.: Disons qu’il y a toujours eu des crispations. L’important est de savoir quelle est la plus forte. Nous sommes dans des sociétés dont l’idéologie dominante est celle de la liberté individuelle. Or, la première liberté individuelle, c’est la liberté du mouvement. Beaucoup de gens vont être de plus en plus tentés de faire du mouvement leur principale revendication et, donc, les mouvements des marchands, des touristes, des investissements, des travailleurs. C’est une exigence nouvelle et irremplaçable.
B.G.: Ce concept vous amène à une nouvelle lecture des inégalités. Dans notre époque de nomadisme généralisé, il y a des personnes qui adhèrent, qui définissent ces valeurs – et que vous appelez les hypernomades – et d’autres qui les suivent ou qui les subissent – les infranomades. Est-ce que vous pouvez préciser votre lecture des inégalités sociales contemporaines?
J.A.: Il y a trois catégories. Les hypernomades, qui sont les gens qui ont tous les moyens d’être véritablement les moteurs de la société, d’avoir les outils qui leur permettent d’être nomades tout en étant créateurs, indépendants, riches, protégés et en relation avec les autres. Et, à l’autre bout, quelques milliards de personnes qui sont nomades de misère, obligés de bouger pour trouver de quoi vivre à l’intérieur des pays pauvres de la campagne à la ville, d’un pays pauvre à un autre et d’un pays pauvre à un pays riche. Et cette immense multitude qui représente plus de quatre milliards de personnes représente l’autre face du nomadisme. Avec au milieu les nomades virtuels qui sont ceux qui regardent le spectacle des riches et le spectacle des pauvres dans des objets nomades et par des spectacles de ce nomadisme et qui espèrent éviter de basculer dans le nomadisme réel. Naturellement, il reste aussi sans doute à peine plus de quelques dizaines de millions de gens qui sont véritablement des nomades au sens des peuples premiers.
B.G.: Quel avenir dessinez-vous à ces «vrais» nomades?
J.A.: Le nomadisme des peuples anciens sera de plus en plus menacé par leur demande même d’accès à la modernité qui fait qu’ils vont vouloir passer de ce nomadisme traditionnel à une intégration dans la société, évidemment très différente.
B.G.: Vous avez évoqué rapidement le nomadisme virtuel et le rapport aux nouvelles technologies. D’instrument de liberté, ces objets nomades se font progressivement instruments de surveillance puis d’autosurveillance. Comment expliquez-vous ce retournement?
J.A.: Nos sociétés sont de plus en plus des sociétés où la mise en relation sera aussi une mise en réseau et cette mise en réseau sera aussi un instrument qui va permettre et conduire les gens à être de plus en plus suivis, connectés, surveillés par les entreprises économiques marchandes qui auront besoin de tout savoir sur leurs consommateurs, sur leurs travailleurs, mais aussi et surtout par les compagnies d’assurances qui vont, plus que certaines autres, être en situation de tout contrôler, de tout suivre et avoir besoin de connaître les comportements de gens dans une transparence qui n’est en fait qu’une forme d’organisation d’une maîtrise sociale.
B.G.: Dans votre livre, Une brève histoire de l’avenir2, vous faites un pari sur la démocratie plutôt que sur la domination du marché et sur le contrôle? Quelles seraient selon vous les conséquences d’un tel avènement de la démocratie planétaire sur les rapports sociaux, sur les rapports entre les États et les ensembles régionaux?
J.A.: Ce serait d’abord le retour à la gratuité, la généralisation de la gratuité qui sera sans aucun doute la plus essentielle de toutes les formes de la démocratie. La gratuité sous forme de choses qui sont totalement gratuites comme celles que l’on trouve sur l’Internet. Mais aussi la gratuité sous la forme de ce qui est financé par l’État ou l’impôt, de ce qui est décidé par l’institution démocratique. Ce nouvel équilibre entre marché et gratuité va être une réforme absolument fondamentale.
B.G.: Vous pensez que face aux grands mouvements de privatisation et de retrait de l’État, il va y avoir à un moment un basculement?
J.A.: Il y aura à un moment un basculement, une mutation vers une demande d’ordre collectif, de gouvernance collective. Mais aussi une mutation sous forme de recherche d’autres formes d’organisation, en particulier, l’organisation sous la forme du rôle que joueront de plus en plus les ONG.
B.G.: Sous quelles pressions ce retournement va-t-il arriver?
J.A.: Les ONG vont jouer un rôle très important parce qu’elles sont structurantes d’un intérêt pour le service public planétaire.
B.G.: En quoi l’ONU se distingue-t-elle des institutions mondiales que vous évoquez?
J.A.: L’ONU n’est pas une organisation supranationale, c’est une organisation multilatérale où les nations sont représentées en tant que telles mais où les individus ne sont pas représentés en tant qu’acteurs véritables.
B.G.: Elle n’a pas assez de pouvoir?
J.A.: Elle n’a aucune légitimité des gens qui la composent. C’est simplement un rassemblement des nations où chacun défend les intérêts de ces nations.
B.G.: Dans un entretien récent3, vous avez déclaré que «Développer PlaNetFinance, en faire une grande institution internationale, utile au monde, [était votre] seule ambition». Qu’en est-il aujourd’hui?
J.A.: Oui, ça reste vrai. C’est ma seule ambition en dehors de mon ambition littéraire bien sûr.
B.G.: Vous êtes beaucoup influencé par les romanciers, vous êtes vous-même écrivain et romancier. Dans votre dernier essai intitulé Une brève histoire de l’avenir, vous ne parlez pas de fiction mais bien de tendances à l’œuvre. Qu’espérez-vous en les exposant?
J.A.: On ne peut pas évoquer les tendances à l’œuvre sans voir également ce que nous appelons la science-fiction. Moi-même, je suis nourri de science-fiction et j’y apprends beaucoup. D’autre part, la réalité sera sans doute bien plus imaginative que la plupart des fictions que l’on peut connaître. Donc, pour comprendre le monde de demain il faut certainement avoir une capacité à comprendre les contradictions et à tirer de ces contradictions, grâce à un esprit romanesque, une tendance vers des avenirs aujourd’hui totalement improbables.
B.G.: Diriez-vous que vous travaillez vous-même à établir des conditions propres au développement d’un nomadisme plus égalitaire?
J.A.: Oui, bien sûr. D’abord, je participe, de par ce que je fais, au développement d’un nomadisme qui permet à un maximum de gens d’être en situation de dignité et de sortir de la précarité. Ensuite, je considère que mon rôle est aussi d’aider à cette mise en œuvre d’une démocratie planétaire. L’hyperdémocratie est, par nature, un rassemblement de nomades, puisque s’il y a démocratie, il y a nomadisme.
B.G.: Si on revient un peu en arrière, vous aviez évoqué dans un article intitulé «Géopolitique de l’immigration» paru dans le quotidien Le Monde en 1997, les bienfaits de l’immigration sur l’économie française. Que pensez-vous de l’actuelle politique du gouvernement français sur ces questions?
J.A.: Qu’il va falloir assez profondément changer et qu’il va falloir accueillir des immigrés. À la fois des immigrés de talent, en faisant attention à ne pas faire comme certains pays, dont le Canada, qui privent, par leurs besoins de talents, les pays du Sud des talents rares dont ils peuvent disposer. Mais nous avons intérêt à avoir de nombreux talents de l’extérieur en leur permettant d’aller et de venir, de retourner chez eux et aller vers une immigration qui ne soit plus une immigration définitive, mais plutôt une mobilité internationale, qui ne soit pas une immigration qui retourne vers une sédentarité.
B.G.: Vous évoquez les accords bilatéraux entre les États par exemple?
J.A.: Oui, qui permettent d’imaginer que les gens puissent venir mais repartir aussi.
B.G.: Dernière question sur les universités françaises. Vous avez parlé, lors des débats sur le CPE (Contrat première embauche), d’un échec de la méritocratie à la française dans la mesure où elle ne permettait pas à la majorité des jeunes de s’épanouir. Que pensez-vous de l’actuelle réforme des universités? Pensez-vous qu’elle permettra à chaque étudiant de réduire l’écart entre les grandes écoles et les universités?
J.A.: Elle est insuffisante et le rapport de la commission sur laquelle je travaille fera des propositions en ce sens.
B.G.: Vous misez beaucoup sur l’éducation et la recherche?
J.A.: Comme un facteur essentiel du développement, évidemment, nous sommes dans une économie de savoir.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. ATTALI, Jacques, L’homme nomade, Paris, Fayard, 2003.
2. ATTALI, Jacques, Une brève histoire de l’avenir, Paris, Fayard, 2006.
3. Entretien avec Jacques Attali: «La presse quotidienne payante est morte», Le blog médias, no 9, [En ligne], <http://revue-medias.org/www/article.php3?id_article=239>
Merci beaucoup par l’entretien. It is very clear and the questions are intelligent and provoking. It has have been for me very useful for my research.
Thanks
Mariflor Aguilar