La voiture en ville: une question de morale publique? Entretien avec Martin Blanchard et Christian Nadeau. Partie I

Les philosophes Martin Blanchard1 et Christian Nadeau2 ont récemment publié Cul de sac, l’impasse de la voiture en milieu urbain3. Ils démontrent de manière originale, dans cet essai, que l’urgence de la réduction de la voiture est, prioritairement, une question relevant de la morale et du politique.

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Tub Gurnard, Dislike-a-bike, 2006
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Agnès Berthelot-Raffard : Dans votre essai, vous vous interrogez sur les effets de la «logique du tout-voiture» en ville et vous proposez des pistes pour sa réduction. Comment est né votre intérêt commun pour cette thématique? Comment s’est déroulé ce travail de réflexion et d’écriture à quatre mains?

Martin Blanchard : Nous sommes amateurs de vélo et nous avons souvent exprimé les difficultés rencontrées à cause des voitures. La rédaction du livre a commencé quand nous avons présenté, l’an passé, nos thèses à la Nuit de la philosophie. Nous avons vu les réactions. On a ensuite échangé le texte et, finalement, on a chacun réécrit les textes de l’autre. Aussi, chaque ligne est une intervention double.

Christian Nadeau : Martin faisait partie d’un groupe de musique qui s’appelait No Parking et qui, notamment, militait dans des activités anti-voitures. Je savais que Martin connaissait bien ce dossier. Nous avions l’idée de faire un livre, le plus court possible, un livre qui soit à la fois activiste et de discussion philosophique. L’étape de la Nuit de la philosophie est importante parce qu’au départ, si notre thèse n’était pas plus radicale, peut-être qu’elle ne visait pas les bonnes cibles. Au départ, nous pensions en termes d’interdiction ou, pour être plus précis, d’abolition de la voiture. Non pas parce qu’on disait que la voiture est un mal intrinsèque mais nous considérions que si la voiture était un problème, alors le plus simple était de la voir disparaître…

M. B. : On disait aussi que la propriété privée de la voiture posait problème.

C. N. : Oui. Donc à partir du moment où on abolissait la propriété privée de la voiture, il n’y avait plus de voiture en tant que tel et le problème disparaissait. Mais on s’est aperçu que le problème n’est pas lié à la propriété privée de la voiture parce qu’on peut tout à fait imaginer que quelqu’un en possède une et la laisse devant chez lui, même si cela pose aussi des problèmes. Au cours de la discussion, lors de la Nuit de la philosophie, nous nous sommes aperçus que malgré le fait que nous ne voulions pas dire que la voiture est un mal intrinsèque, notre position pouvait laisser croire que nous voulions une interdiction étatique de la voiture. Nous ne sommes pas du tout dans ce type de discussion. Notre thèse a beaucoup évolué. Nous disons maintenant qu’il faut réduire l’utilisation de la voiture à son usage nécessaire. On dit que la réduction doit être de l’ordre de 80%. Elle doit être progressive. C’est quand même une thèse très forte aussi! Donc, même si nous ne préconisons pas l’abolition de la voiture, pour nos adversaires, c’est tout comme.

A. B-R. : Votre livre débute par la mise en relief d’une citation attribuée à Margaret Thatcher, qui laisse penser que l’individu dépourvu de la possession d’un véhicule personnel serait considéré comme étant handicapé social. Pour vous, quels sont les présupposés d’une telle assertion? Qu’est-ce que cela induit en termes de rapport entre le lien social et l’utilisation de la voiture?

M. B. : C’est une bonne question, car on commence à s’intéresser de plus en plus au lien entre l’État et la voiture, en particulier aux décisions politiques qui ont contribué à faire de la voiture le mode dominant de transport. Mais dans notre livre, nous avons aussi abordé le problème de la désocialisation imputée à la voiture. Le fait que les individus soient effectivement dans leur sphère privée et n’aient pas à faire face aux autres est aussi vu comme un des avantages de la voiture. Mais, cela a pour conséquences qu’il n’y a pas d’espace de négociation, ni d’espace de confrontation entre les gens, sauf celui de la force. Une des raisons pour laquelle il se vend tant de VUS4 est que les VUS sont dangereux, alors les gens se disent «pour être en sécurité, je vais m’acheter un VUS». Là, l’espace de négociation devient celui de la force… On est effectivement très loin de la solidarité.

L’autre chose que l’on ne traite pas dans le livre mais qui je pense est implicite dans la formulation de Margaret Thatcher, est celui du handicap social de ne pas posséder une voiture. Cela veut dire qu’une personne vraiment libre pourrait se déplacer où elle veut, quand elle le veut, car la voiture permettrait cette liberté. Nous avons apporté cette idée dans les ateliers de philosophie auxquels nous étions invités pour discuter de notre livre et nous avons beaucoup insisté là-dessus: Quel type de liberté permet la voiture? Ce qui nous amène à une question plus précise: Quelle est l’illusion de la liberté rattachée à la voiture? Nous croyons que nous sommes libres de nos mouvements, que nous allons rapidement d’un lieu à un autre. Or, il est démontré que 80 à 90% des déplacements en voiture font moins de 10 kilomètres. Finalement, on peut aller très loin mais on peut aussi faire les moins de 10 kilomètres en vélo ou en prenant un transport en commun. Donc, nous n’utilisons pas vraiment la voiture pour ce qu’elle permettrait. De plus, en voiture, nous sommes contraints à beaucoup de règles qui pèsent sur notre conduite. L’illusion de la liberté de mouvement est donc à défaire, à déconstruire…

C. N. : Il y a un mythe de la liberté à déconstruire, notamment celui de la vitesse. Quand la liberté est associée à un pouvoir mais que ce pouvoir s’exerce au dépend d’autrui et qu’il passe notamment par cette illusion de vitesse, il y a là un grave problème. Cela veut dire qu’être libre c’est pouvoir faire quelque chose sur autrui, donc être plus rapide que lui. Autrement dit, être libre c’est être en situation d’inégalité par rapport aux autres. Cela est déplorable.

M. B. : Nous montrons aussi que la vitesse réelle de la voiture, quand on fait l’équation, va environ à 15 kilomètres par heure. C’est-à-dire lorsqu’on prend le nombre de kilomètres parcourus, divisé par le temps passé dans la voiture et celui passé à travailler plus pour la payer (car elle représente 25 à 30% du revenu familial). Là encore, il y a une illusion de rapidité, qui est peut-être un potentiel au sens où les gens aiment fantasmer sur la vitesse de la voiture. Mais ce n’est qu’une vitesse potentielle. Dans les faits, la voiture n’est pas si rapide.

C. N. : Si la voiture apportait vraiment la liberté, elle serait déplorable, car elle conduirait à des situations d’inégalités et à des rapports de forces où personne n’est gagnant. Si nous pouvions vraiment avoir une voiture réellement efficiente, au sens où l’entendent les agences publicitaires, ce serait proprement scandaleux! Et puis, de l’autre côté, nous savons que ce n’est pas vrai, que c’est une pure illusion. Les gens cautionnent quelque chose d’inacceptable sur un plan moral et qui, en plus, ne se traduit même pas dans les faits. Si encore les gens disaient «peu importe la morale, ce qui m’importe c’est d’aller plus vite, je ne veux pas dépasser les autres mais simplement aller plus vite», mais ce n’est même pas vrai. C’est donc faux à la fois moralement et dans les faits.

A. B-R. : Vous pensez que les individus ont conscience de cette illusion, de son mécanisme et du fait qu’ils sont sous l’effet d’une illusion marketing qui ne leur donne pas véritablement de choix?

C. N. : Il faudrait être sociologue pour répondre. Cela dit, j’ai beaucoup de mal à imaginer, alors que la publicité au sujet des voitures est omniprésente, que l’on fasse tant d’efforts pour vendre les voitures si cela n’a pas un impact réel. Ceteris paribus, j’aurais tendance à croire que les gens veulent un moyen de déplacement. Je n’arrive pas à croire que nous sommes entourés de gens irrationnels qui voudraient des voitures pour des motifs fantasmagoriques. Mais, en même temps, je suis bien obligé d’admettre que s’il y a autant de publicité, c’est justement parce que l’on veut s’assurer de vendre des voitures à des personnes qui n’en ont pas vraiment besoin. Et puis, ensuite, s’il y a une telle panoplie de choix dans le monde automobile, c’est en partie parce qu’on veut montrer qu’on ne vend pas tant un moyen de déplacement qu’une certaine identité. En ce sens, j’ai beau essayer d’être charitable à l’égard du consommateur de voiture, il n’en demeure pas moins qu’il y a beaucoup de gens véritablement dupes du modèle de consommation qui leur est proposé.

M. B. : À la limite, les gens pourraient bien acheter un rêve et en être conscients ou pas, mais le problème est que ce rêve a des conséquences morales. Je pense que les gens n’en sont pas tout à fait conscients, ou peut-être que leur conscience résiste à accepter ce fait. Quand on commet autant de dommages moraux, on est obligé de changer ses habitudes et on n’a pas envie de le faire. On veut conserver ses privilèges et la facilité. Notre livre veut pousser à la conscientisation, à accepter les conséquences morales de ses gestes. Ce n’est pas quelque chose de facile. Les philosophes sont conscients depuis longtemps que les gens s’achètent une conscience à rabais!

C. N. : Dans la première partie du livre, où la philosophie morale intervient dans la description des dommages pour les rattacher à des responsabilités, nous n’avons présenté que la pointe de l’iceberg. À tout moment, on découvre de nouvelles données. Par exemple, dans The high cost of free parking5, on découvre qu’aux États-Unis, en 2002, le stationnement public gratuit a coûté 127 milliards de fonds publics (231 milliards ont été consacrés aux dépenses de santé). 127 milliards est quelque chose de fascinant! Si on avait pris seulement la moitié pour l’ajouter aux dépenses de santé, nous aurions déjà eu, aux États-Unis, une couverture médicale un peu plus décente. Ce n’est quand même pas rien! Donc, on voit ici un impact direct du type de dommages produits par la voiture. Quelqu’un qui va stationner sa voiture dans un stationnement gratuit n’en a pas conscience, précisément parce que c’est gratuit. Cela n’a pas d’effet. Selon lui, il ne fait qu’utiliser un espace disponible. Il n’est pas entrain de tuer quelqu’un sur la route. Mais, en fait, étant donné l’énormité du chiffre, en utilisant cet espace, il cautionne le retrait de 127 milliards dans la santé.

Chacune de nos actions a une conséquence sur un autre domaine d’activités. Mais ici, on parle d’un mode de vie dont les dommages sont tels que même si Martin et moi avions voulu avoir des thèses paranoïaques et délirantes, nous n’aurions pas réussi à atteindre la description de la réalité. Des chiffres comme ceci sont inimaginables. Et ce sont pourtant des données factuelles tout à fait vérifiables, pas des lubies spéculatives.

A. B-R. : À ce propos, quels sont les moyens (ou incitatifs) disponibles pour lutter individuellement et collectivement afin non seulement de dépasser la force de cette séduction du marketing automobile, mais également les coûts que représente l’utilisation de la voiture personnelle en ville?

M. B. : Il faut penser toutes les mesures avec un principe d’équité, de manière à ne pas pénaliser les classes défavorisées de la population. Il faut aussi tenir compte du cercle vicieux dans lequel la voiture nous a entraînés. Il y a réellement un immense travail à faire pour briser ce cercle vicieux, celui selon lequel la voiture apparaît comme un choix de transport indispensable. Mais c’est précisément parce que l’on choisit ce mode de transport qu’il devient indispensable. Il faut que les gens en viennent à choisir autre chose. Les petits comportements individuels sont déjà importants mais il faut réellement une intervention massive.

Deux principes doivent être pensés en même temps: celui des efforts individuels et celui des efforts collectifs. Au niveau des efforts collectifs il faut, premièrement, des mesures qui vont décourager l’utilisation de la voiture et bonifier des systèmes alternatifs de transport. Il faut, par exemple, que l’État mette des limitateurs de vitesse dans les voitures, et qu’il implante des péages qui soient modulés en fonction de la pollution de la voiture et de la grosseur de sa cylindrée, ce qui serait une mesure équitable. Deuxièmement, il faut des mesures qui vont ralentir la vitesse en ville pour ralentir la circulation. Le fait que la voiture soit rapide est une situation créée artificiellement qui crée beaucoup d’injustices. Dans les quartiers défavorisés, il y a d’ailleurs beaucoup plus de collisions mortelles qui touchent les piétons, car il y a, dans ces quartiers, moins de mesures pour réduire la vitesse. Il faut favoriser les transports en commun. Certaines solutions ne coûtent vraiment pas cher et seraient créatives et flexibles, comme les taxis collectifs, les coopératives de propriétés collectives de voitures.

C. N. : Tout ce qui permet de réduire l’utilisation la voiture est une mesure salutaire. En ce sens, il n’y a pas à envisager immédiatement une solution drastique, mais qui n’aurait probablement aucune portée pratique. C’est pourquoi, pour reprendre une expression utilisée par Martin, il faut concevoir un «cocktail de transports en commun», donc imaginer qu’il y ait à la disposition des individus un ensemble de choix possibles. La voiture a un quasi-monopole; si on nous réplique que la voiture représente une liberté, nous répondons que c’est faux, car la liberté présuppose le choix. Un individu est autonome si et seulement si il peut faire des choix. Une fois que l’on propose un ensemble de choix en parallèle de celui la voiture, elle devient alors moins séduisante. C’est en ce sens que l’on veut des mesures «désincitatives», qui découragent l’usage de la voiture. Notre souhait est que les comportements changent, à la fois sur un plan individuel mais aussi sur le plan collectif.

On ne peut pas espérer des changements collectifs dans le cadre des institutions s’il n’y en a pas dans la vie quotidienne des individus. En identifiant le problème du cercle vicieux, nous pensons voir la solution du problème dans un cercle vertueux, c’est-à-dire que les individus préconisent des changements au sein des institutions. Mais il faut aussi que celles-ci réagissent en offrant les moyens aux individus de vouloir autre chose que la voiture6.

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. Martin Blanchard est directeur-adjoint du Centre de Recherche en Ethique de l’Université de Montréal (CREUM).
2. Christian Nadeau est professeur de philosophie à l’Université de Montréal.
3. Martin BLANCHARD et Christian NADEAU, Cul-de-sac, l’impasse de la voiture en milieu urbain, Montréal, Héliotrope, 2007.
4. Véhicule utilitaire sport, communément appelé « 4×4 ».
5. Donald C. SHOUP, The high cost of free parking, Chicago, Planners Press, American Planning Association, 2005.
6. La suite de cet entretien paraîtra dans le numéro du 15 mai 2008 du Panoptique.

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