Pauvre Afrique ! Pauvre, l’Afrique ?

Dans ce texte, l’auteur, professeur d’anthropologie africaniste, interroge une des images traditionnellement associées à l’Afrique dans les médias occidentaux, à savoir une Afrique pauvre et misérable. En s’appuyant brièvement sur son expérience d’anthropologue, il suggère un déplacement du regard et une autre façon d’envisager la richesse et la pauvreté.

Cheap fu
Jim, Cheap fun, 2006
Certains droits réservés.

L’Occident, même sécularisé, continue à éprouver du mal face à la richesse mondaine. À la pauvreté religieuse, notamment franciscaine, répond de nos jours la simplicité volontaire des objecteurs de croissance. Il n’empêche que, bien qu’il valorise un certain détachement à l’égard des choses d’ici bas, l’Occident non seulement parle d’une misère noire, mais pense qu’elle l’est effectivement : bien qu’il se soit enrichi en (grande) partie au détriment des pauvres du continent sub-saharien, pour le monde développé, l’Afrique Noire fait figure de pauvreté extrême. Pauvre Afrique – loin de nous interpeller profondément, elle ne fait appel qu’à notre pitié paternaliste. Loin de moi toute volonté de masquer, par des allusions illusoires à ses richesses culturelles, la mauvaise passe dans laquelle le continent africain se trouve. Matériellement, l’Afrique veut et peut mieux. Or, il n’est pas dit que la matérialité qu’elle a voulu ou puisse encore obtenir soit, pour l’essentiel, identique à celle recherchée par l’Occident. A ce sujet, les propos tenus par l’Afrique, continent de la parole, ne font pas nécessairement écho à ceux tenus par le reste du monde. C’est ce discours autre et alternatif que nous allons brièvement explorer ici.

Du point de vue très –sinon trop– général que nous adoptons, le contraste entre l’option occidentale et l’optique d’autres cultures du même gabarit global à l’égard de la richesse manifeste est interpellant. En l’absence de spiritualisme à l’occidentale, la préoccupation des Chinois pour le bonheur ne peut pas être méprisée à titre de matérialisme des plus crasses. L’Inde, par contre, paraît encore plus polarisée que l’Occident, oscillant entre les fastes de ses maharajahs d’antan, le « conspicuous consumption » de ses magnats actuels, et l’ascétisme autodestructeur de ses fakirs religieux, voire de ses gurus révolutionnaires. Quant au monde islamique, son fatalisme proverbial rend Dieu aussi responsable de la malédiction du pauvre que de la bénédiction du riche – le barak’allah se prolongeant du moins pour la gent masculine dans un Paradis qui ressemble plus au Club Med qu’au Ciel contemplatif promis aux rescapés chrétiens.

Nous ne cherchons pas à refaire, même sommairement, l’Histoire de la pauvreté interculturelle. Nous suggérons seulement qu’il est possible de penser a priori à une série de modèles quintessenciels dans le domaine de l’appréciation des biens matériels et a posteriori de localiser des socio-historiques qui, de fait, se rapprochent de l’un ou l’autre de ces idéals types. A la limite, peu importe qu’on attribue tel Choix culturel à la Chine et tel autre à l’Inde : ce qui compte, c’est d’admettre l’existence d’une multiplicité de projets de société ainsi que leur incompressible incompatibilité. Certains pourraient objecter que nos caractérisations sont des caricatures : puisque le christianisme naissant fut millénariste, le capitalisme calviniste, et que le Vatican, après avoir renoncé au commerce des indulgences, s’est recyclé en lucrative agence touristique ; puisque certaines sectes hindoues comme les Jaïns connaissent une richesse collective considérable ; puisque l’Islam n’a pas été sans ses St François d’Assise et autres Mère Teresa de Calcutta. Il nous semble néanmoins, asymétrie oblige, que ces contre-exemples nuancent mais ne nient pas l’existence de traits dominants.

En tant qu’anthropologue et africaniste, ce ne sont pas tant les civilisations qui se disent « grandes » que les cultures « primitives » en général et les sociétés africaines en particulier qui me donnent à penser. Apôtre et anthropologue, je me suis retrouvé dans un village ujamaa ou socialiste chez les WaKonongo de la Tanzanie en 1969. Missionnaire à l’époque, je voulais témoigner de la pauvreté évangélique ; or, non seulement mon témoignage arrivait-il mal à propos chez ces gens qui n’aspiraient qu’à mieux subsister, mais mon dénuement relatif n’impressionnait nullement ces Africains dotés d’un sens pragmatique à toute épreuve. « Curé » dans un bidonville romain, je m’étais servi d’un vélo pour épouser la condition plus que modeste de mes paroissiens… qui m’ont consolé en disant : « Mon Père, ne vous en faites pas, vous aurez aussi un jour votre Mercedes comme tout Monsignore qui se respecte ! », et le boy que le chef konongo m’avait affecté de s’extasier devant mes richesses : deux chemises et des chaussettes, une malle métallique et des boites en plastique (vides !). Dans l’interculturel, la pauvreté peut paraître aussi incompréhensible que le célibat.

J’avais commencé mes travaux de terrain à proprement parler par des questions d’ethnohistoire. Je fus frappé par le fait que les chefs, loin de pouvoir profiter matériellement de leur situation, fonctionnaient comme de simples centres de (re)distribution Incarnant de manière sacramentelle le bien-être des leurs, ils ne recevaient pas les dons à titre personnel, mais plutôt pour les redonner à d’autres tels que des visiteurs ou des nécessiteux. Ce n’est qu’au courant du XIXème siècle, grâce entre autres à l’accès aux armes à feu, que certains individus ont pu cumuler des avoirs pour eux-mêmes. C’est au XIXème aussi que les gens du cru ont eu affaire aux premiers missionnaires. Or, l’offre religieuse de ces derniers ne correspondait nullement à la demande religieuse des premiers. La religiosité africaine était à base de donnant donnant. Elle n’impliquait aucune communion purement spirituelle et ultra mondaine avec la divinité. Le bien tangible le plus crucial pour une communauté paysanne est la pluie et il lui faut assurer la survie matérielle à tout prix. Si une messe à la Vierge Marie produit plus de pluie qu’un poulet noir sacrifié aux ancêtres, un paysan se convertira sur-le-champ. En effet, le caractère intéressé (mais qui n’a rien d’intrinsèquement inauthentique) du rapport religieux ancestral s’est, plus que transformé, réformé dans de nombreux mouvements religieux qui se multiplient sur le Continent. Convaincus que les Blancs avaient gardé pour eux-mêmes le secret divinement révélé de leur succès fortuné (comment expliquer autrement la richesse scandaleuse de gens qui ne se fatiguaient manifestement pas ?), certains prophètes ont (re)trouvé le Livre caché à leurs yeux. Et de fait, pour beaucoup d’individus africains, (comme à l’époque du capitalisme naissant en Europe) la voie royale vers l’aisance matérielle paraît passer par le ralliement à des formes « sectaires » du christianisme (voire de l’Islam) et le « renoncement » à la justice distributive du « carcan » clanique. Chez les WaKonongo, la crainte d’être ensorcelés par des vieux jaloux empêchait des jeunes de s’enrichir à titre individuel en investissant, par exemple, dans un toit en tôle ondulée…

Devenu par la suite coopérant et parti en famille au Sénégal pour y diriger l’Institut des Sciences de l’Environnement, nous avons essayé dans un premier temps de vivre aussi modestement que les gens du pays, ce qui nous a valu d’être non seulement ostracisés par les coopérants, mais également soupçonnés par les indigènes de vouloir garder notre salaire soi-disant faramineux pour nous seuls. Nous nous sommes donc résignés à engager un personnel domestique pléthorique et à faire preuve d’une hospitalité tous azimuts ! Loin de l’illusion égalitariste et/ou de l’hypocrisie effective de l’Homo aequalis occidentalis, l’Homo africanus, réaliste, est hierarchicus. L’essentiel n’est pas d’être riche ou pauvre, mais étant riche, de partager sa richesse, au moins avec les siens. Il n’empêche que, passant devant le parlement à Dakar le jour où l’on votait une loi contre l’enrichissement illicite, mon chauffeur et grand ami Mamadou Samb vitupéra contre l’appauvrissement légalisé ! Par contre, musulman convaincu, il ne trouvait rien à redire quant aux dons fabuleux faits aux mosquées confrériques par des personnages qui me paraissaient plus qu’équivoques.

Ce sont les fastes et frasques de ces nouveaux riches qui scandalisent des gentils touristes (entre autres mes parents) qui in situ se sentent floués en constatant que l’Afrique est moins noire que les ONG le leur ont fait charitablement croire. En effet, avec les indépendances, une nouvelle tribu a fait son apparition: les WaBenzi – l’élite compradore circulant en Mercedes payées cash. A la sortie de la guerre de Biafra, j’avais été invité à réaliser une enquête de sociologie pastorale pour la hiérarchie catholique du Nigéria. Sachant que les évêques locaux avaient sollicité de l’argent à des bailleurs de fonds européens pour renouveler leur parc automobile haut de gamme, j’avais inclus dans mes questionnaires la question : « Si Jésus revenait sur terre et se voyait offrir une Mercedes, comment réagirait-il ? » Si un tiers des adolescents trouvait cette offre tout à fait convenable, d’autres estimèrent que même si cela arrivait, Jésus, devant souffrir et rester auprès des pauvres, n’accepterait jamais de cadeau compromettant. 96% des adultes interrogés pensaient que Jésus, de peur de se laisser acheter, refuserait net l’offre ou prendrait la Mercedes, mais la vendrait aussitôt pour donner les sous aux pauvres. Cette réponse des ouailles contraste avec celle de leurs futurs pasteurs. En effet, 68 % des séminaristes pensaient que Jésus accepterait volontiers la limousine parce que de son vivant il s’est toujours servi du mieux en matière de transport (bateau et bourricot) et surtout parce qu’en Afrique on ne peut pas refuser un don. C’est sans doute ce qui explique que 80% d’entre eux répondaient affirmativement à la question « si l’on vous offrait une Mercedes, l’accepteriez-vous ? ». Je résume une bonne vingtaine de pages consacrées à cet enjeu dans le rapport et le manque d’espace m’empêche de détailler les réponses à la question « que feriez-vous si vous gagniez au loto ? » – notons néanmoins que, contrairement aux réponses égocentriques que ce genre de question suscite en Occident (« j’achète un château », « je fais le tour du monde en bateau ») les jeunes nigérians déclaraient vouloir investir dans leur communauté d’origine (la dotant d’une église ou y fondant une école), sans doute parce qu’en l’absence de toute sécurité sociale individualisée, le (provisoirement) riche a tout intérêt à assurer ses arrières en se montrant en se montrant solidaire quand il en a les moyens. Il est rare dans l’histoire de l’humanité que la richesse a pu ne concerner qu’un seul individu.

J’ai choisi de terminer avec ces réponses contradictoires en matière de « mentalité Mercedes » pour souligner deux choses. D’un côté, « être ou ne pas être riche ou pauvre » est une question non seulement compliquée, mais d’une complexité incompressible. Les études cherchant à quantifier des seuils de pauvreté ne manquent pas. Ce qui manque, ce sont des inventaires qualitatifs de l’imaginaire responsable en amont du vécu et du conçu de la richesse. Car de l’autre côté, nous sommes convaincus que l’Afrique, à l’instar de n’importe quelle autre grande aire culturelle, a son propre mot à dire en la matière. C’est à ce message sui generis que fait écho le point d’interrogation de notre titre. Le point d’exclamation « Pauvre Afrique ! » ne reflète que l’Afrique des média occidentaux, de l’afropessimisme régnant. La question « Pauvre, l’Afrique ?» voudrait insinuer que s’agissant de notre avenir à nous tous, qui pour certains sera fait de simplicité volontaire bien au-delà d’une folle croissance mondialisée, la solidarité anthropo-logique et la sobriété cosmo-logique des villages de l’Afrique pourraient nous interpeller et inspirer encore et toujours.

Je terminerai avec les Africains qui m’ont le plus interpellé et inspiré, « mes » WaKonongo tanzaniens. Célibataire sans famille et travaillant comme un nègre – c’est le cas de le dire – lors de ma première année sur le terrain, j’avais cultivé nettement plus de maïs qu’il ne m’en fallait pour subsister dans l’espoir de pouvoir montrer aux gens comment profiter d’un surplus, pour avancer sur le chemin du cumul capitaliste. Mais le vieux chef qui m’hébergeait, tout en me félicitant et m’assurant que je ne manquerais de rien pour l’année à venir, avait remisé tout mon maïs dans le grenier commun qu’il gérait au nom de sa grande famille… enfants, malades et même fainéants compris ! Une belle leçon de l’usage communautarisé des biens de base face au consumérisme individualisé de gadgets inutiles. En croisant un jour le même patriarche fabriquant un tambour avec une herminette, une idée que je trouvais géniale m’est venue à l’esprit : « si vous en produisez une demi-douzaine par semaine, je pourrais les écouler en Europe dans les Magasins du Monde et avec les sous vous pourriez créer une véritable fabrique industrielle de tambours ». Son regard éberlué en disait long sur sa pensée profonde : « je fais ce tambour pour renforcer les liens d’amitié avec un voisin qui me refilera un poulet en échange, pourquoi devrais-je passer mes jours et éventuellement mes nuits à en produire en pagaille pour des gens que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam ? ». « Produire pour se reproduire en humain » est sûrement la marque d’une économie « primitive », là où un « produire pour produire » mondialisé pourrait signaler rien de moins que la Fin du Monde Humain !

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