Dans le journal Le Figaro du 19 septembre 2006, sous le titre «Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre?», Robert Redeker, professeur de philosophie au lycée Pierre-Paul-Riquet de Saint-Orens-de-Gameville en France, commentait «les réactions suscitées par l’analyse de Benoît XVI sur l’islam et la violence» sous le double postulat que la République française vivait, dans le domaine juridique, la mise en place d’un état d’exception attribuable à une surveillance idéologique de la part des groupes arabes et que «le Coran est un livre d’inouïe violence» qui ne peut servir une pratique religieuse humaniste, Mahomet étant «un maître de haine(1)».
Frappé d’interdit de publication en Tunisie et en Égypte, ce court article du Figaro a valu à son auteur, bien connu pour ses positions polémiques, plusieurs menaces de mort inacceptables et, par ailleurs, très rapidement condamnées par le Collectif des musulmans de France (CMF). Tel que le mentionne Bernard-Henri Lévy dans son billet apologiste, Redeker a maintenant «sur la tête, au pays des droits de l’homme et de Voltaire, une sorte de fatwa(2)».
«L’affaire Redeker», comme on en est venu à l’appeler, soulève les passions. D’un côté, des défenseurs de toutes sortes le soutiennent, la plupart évoquant, comme M. Lévy, le droit à la liberté d’expression et certains autres ne cachant pas leurs motivations racistes (M. Lévy, bien embêté, tente de distinguer dans son apologie «haine raciste» et «haine religieuse» afin de disculper, sinon le propos, la légitimité du propos). De l’autre côté, les condamnations fusent.
Il n’est pas question, pour M. Lévy, de juger du contenu de l’article du professeur de philosophie. Les menaces lui étant adressées ont déjà fait dévier le débat du fond vers la forme, et la grande majorité des commentaires portent maintenant sur la défense d’un homme, qui dit peut-être des idioties, mais qui devrait légalement pouvoir le faire. Que les menaces de mort soient inacceptables, cela va sans dire. Mais en-dehors de cette tragique incidence, le propos est-il justement défendable selon le principe de la liberté d’expression? Ce glissement du contenu vers sa défense légale n’est-il pas, au contraire, la preuve du succès de l’article en question? Retournons donc, malgré les tabous, au contenu de l’article :
Comme jadis avec le communisme, l’Occident se retrouve sous surveillance idéologique. L’islam se présente, à l’image du défunt communisme, comme une alternative au monde occidental. À l’instar du communisme d’autrefois, l’islam, pour conquérir les esprits, joue sur une corde sensible. Il se targue d’une légitimité qui trouble la conscience occidentale, attentive à autrui : être la voix des pauvres de la planète. Hier, la voix des pauvres prétendait venir de Moscou, aujourd’hui elle viendrait de La Mecque! Aujourd’hui à nouveau, des intellectuels incarnent cet oeil du Coran, comme ils incarnaient l’oeil de Moscou hier. Ils excommunient pour islamophobie, comme hier pour anticommunisme.
Que dit exactement ce texte? Premièrement, que l’Occident est sous surveillance idéologique, deuxièmement, que l’Islam se targue d’une légitimité (et, donc, n’en possède pas) et, troisièmement, qu’au coeur même de la société occidentale on retrouve des gens qui, étant tombés sous «l’idéologie» islamiste défendent, bon gré mal gré, les abus de cette idéologie. Bref, l’Occident est en guerre culturelle, et ce sont ses valeurs (laïcité des institutions, liberté d’expression, etc.) qui se retrouvent au front. Encore une fois selon M. Lévy : «Le contenu de son article, son caractère possiblement polémique ou injurieux, n’a, je le répète, strictement plus rien à faire dans un débat où ce qui est en cause, c’est, outre la vie d’un homme, ce principe de laïcité conquis de haute lutte, au fil des siècles, contre les abus de pouvoir, l’intolérance, d’autres Églises.» Rien à voir, le caractère polémique?
Rien à voir, le contenu? M. Lévy tombe directement dans le piège du polémiste, puisque le contenu vise justement à ce que la seule défense possible, confortable, du texte reconnaisse très exactement les trois principes qu’il énonce. En effet, pour défendre ce texte, on doit, sous peine d’y tomber, que «l’idéologie» islamiste existe et qu’elle est illégitime; on l’opposera alors directement aux valeurs attaquées par cette idéologie. La réponse de M. Lévy est juste, en ce sens qu’elle mène aussi le même combat, la même guerre sacrée. Par ailleurs, c’est cette guerre que nous offre à contempler M. Redeker, lorsqu’il ajoute : «Haine et violence habitent le livre dans lequel tout musulman est éduqué, le Coran. Comme aux temps de la guerre froide, violence et intimidation sont les voies utilisées par une idéologie à vocation hégémonique, l’islam, pour poser sa chape de plomb sur le monde.»
Le message est clair : l’Islam est un ennemi monolithique, cet ennemi veut détruire nos valeurs, cet ennemi tente de nous assimiler par la force et la sournoiserie, cet ennemi nous à déjà infiltré et c’est pour ces raisons que nous devons censurer tous ceux qui en prennent la défense, ne serait-ce que pour étoffer le débat. S’il faut continuer la douteuse comparaison avec le communisme, disons simplement que la chasse aux sorcières de McCarthy n’aurait pas trouvé mieux comme rhétorique, et que c’est une nouvelle division binaire, factice, qu’on nous présente comme LA vérité et à partir de laquelle on nous oblige à nous positionner.
S’il s’agit de bien comprendre ce en quoi le texte de M. Redeker n’est pas un argument en défense de la liberté, mais bien un article polémique, nous pouvons nous référer au mot éclairant de Michel Foucault :
Le polémiste, lui, s’avance bardé de privilèges qu’il détient d’avance et que jamais il n’accepte de remettre en question. Il possède, par principe, les droits qui l’autorisent à la guerre et qui font de cette lutte une entreprise juste; il n’a pas en face de lui un partenaire dans la recherche de la vérité, mais un adversaire, un ennemi qui a tort, qui est nuisible et dont l’existence même constitue une menace. Le jeu pour lui ne consiste donc pas à le reconnaître comme sujet ayant droit à la parole, mais à l’annuler comme interlocuteur de tout dialogue possible […] Le polémiste prend appui sur une légitimité dont son adversaire, par définition, est exclu(3).
L’article de M. Redeker est un article polémique, d’où l’importance de juger de son contenu. Il importe de remettre en question ses stratégies, de ne pas trop rapidement détourner le regard pour prendre sa défense sur le principe abstrait que tous ont droit à la liberté d’opinion et de parole, car c’est précisément ce que cet article refuse à l’«Islam». Il ne s’agit pas ici «d’excommunier pour islamophobie», mais de remarquer que le texte de M. Redeker contredit les valeurs avec lesquelles il tente de fonder son discours. Défendre le droit à la liberté d’expression d’un texte qui lui-même la restreint à celle d’un groupe déjà déterminé, d’un groupe partageant le même combat au nom des mêmes valeurs, c’est ne pas défendre la liberté d’expression puisque le dialogue y est déjà fermé et que cette liberté n’est reconnue qu’à un seul des partis. Bien pire, la formulation de M. Redeker nous fait comprendre que de tenter le dialogue avec ce qu’il nomme grossièrement «l’Islam», c’est être déjà corrompu idéologiquement, c’est se disqualifier à l’avance comme interlocuteur, c’est être dans le camp de l’ennemi et «incarner l’oeil du Coran.»
Soyons clair, l’article de M. Redeker est inacceptable, précisément parce qu’il constitue une atteinte à la liberté d’expression d’une communauté. Que cet abus soit aussi présent de l’autre côté ne change rien à l’affaire, sinon qu’une guerre est mise en place : une guerre visant à contrôler le droit à la parole et utilisant des principes qui se veulent universaux afin de restreindre ce droit à une communauté ou à un autre, une guerre absurde qui contredit les principes mêmes sur lesquels elle se base pour mener l’offensive. Si des actes discutables, voire illégaux, ont été posés, d’un côté comme de l’autre (et s’il y a réellement deux côtés), il reste à en discuter. Mais encore faudra-t-il pour cela qu’une discussion soit possible, ce que visent à empêcher des articles comme celui de M. Redeker. Lorsqu’il s’agit de réfléchir à la limite de la liberté d’expression, peut-être faut-il se demander s’il est acceptable de s’en servir afin de la retirer à l’autre interlocuteur ou si elle doit plutôt s’inscrire dans un effort de dialogue, critique nécessairement, mais au minimum ouvert à une possible conciliation.
Notes
- On peut consulter l’article de M. Redeker à cette adresse : http://www.20minutes.fr/articles/2006/09/28/20060928 -Toulouse-Le-texte-de-Robert-Redeker-qui-fait-polemique.php. Consulté le 3 octobre 2006.
- L’éditorial de M. Lévy est disponible à l’adresse suivante : http://www.lepoint.fr/edito/document.html?did=184258. Consulté le 7 octobre 2006.
- Michel FOUCAULT, «Polémiques, politique et problématisations», Dits et écrits II, Paris, Gallimard, Collection Quarto, 2001, p. 1410.
