Récemment, les élites politique et économique de l’Amérique du Nord se sont rencontrées à Montebello pour discuter du nouveau projet de Partenariat pour la sécurité et la prospérité (PSP) entre le Canada, les États-Unis et le Mexique. Étaient présents les présidents Bush et Calderon, ainsi que le Premier ministre Harper. Pour aider ces derniers à définir l’orientation des politiques publiques pour les prochaines années, qui de mieux qu’une brochette de trente PDG et hauts cadres des plus grandes entreprises privées nord-américaines? Neuf politiciens (chaque leader était accompagné de deux de ses ministres), se tenaient donc devant trente des plus puissants acteurs d’affaires du continent. L’enjeu: les politiques publiques. Paradoxe?
Les accords de libre-échange pullulent depuis les 25 dernières années. L’accord de libre-échange nord-américain (ALENA), conclut en 1994, ne fait pas figure de pionnier uniquement en raison de sa nouveauté relative à l’époque. Plus fondamentalement, c’est son format qui s’est révélé exemplaire pour les autres accords passés depuis dans le monde. Par exemple, l’OMC a calqué certaines de ses pratiques et orientations sur l’ALENA. Deux idées de base inspirèrent la suite des choses en ce sens, d’une part l’ascendant sans précédent donné aux investisseurs privés sur les pouvoirs publics, d’autre part l’idée de négociations constantes. Cette dernière disposition assurait la possibilité de renforcer sans cesse le pouvoir du capital privé et d’intégrer de plus en plus de pans de la société dans cette logique marchande.
Une fois encore aujourd’hui, les leaders nord-américains «assument le leadership» et proposent de porter plus avant cette intégration. Le fait que l’un d’entre eux batte un record d’impopularité, que l’autre dirige un gouvernement minoritaire et que sur le troisième pèsent des soupçons de fraude électorale, ne semble pas empêcher qu’ils puissent «représenter» près de 440 millions de personnes. Il s’agit maintenant pour ces messieurs d’établir un nouveau standard en termes d’accords multilatéraux, en poussant plus loin la logique de l’ALENA. Le PSP vise à intégrer davantage les normes légales et institutionnelles des trois pays dans le but de pousser plus avant la liberté de circulation du capital privé. Les trente leaders économiques regroupés dans le Conseil nord-américain de la compétitivité (CNAC) agissent non seulement à titre de conseillers mais bien de décideurs de l’orientation des politiques publiques. Plus besoin de lobbies, les grandes compagnies sont directement intégrées aux processus décisionnels alors qu’aucun autre représentant de la société civile ni aucune législature nationale n’a son mot à dire. De plus, l’ajout des dimensions de sécurité veut assurer l’intégration des mesures de contrôle des individus dans l’espace nord-américain. La logique de libéralisation s’applique donc aux biens, services et capitaux, mais pas aux individus. En fait, l’entente vise une reconnaissance extra-territoriale des politiques américaines de sécurité.
Au tournant du millénaire, les pressions populaires à l’occasion d’événements tels que les congrès de l’OMC, les Sommets du G8 et le Sommet des Amériques à Québec, ont exprimé une idée fondamentale: la définition non-démocratique des formes d’interaction entre les peuples à l’ère globale est inacceptable. Le projet d’une zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) a été mis sur la glace à cause des pressions populaires contre de telles pratiques non-démocratiques d’une part et, d’autre part, du refus de certains gouvernements de gauche fraîchement élus, comme celui du Brésil à ce moment, de se soumettre aux règles du jeu telles que définies par les États-Unis.
Dans l’optique d’éviter la condamnation de l’opinion publique, les leaders nord-américains ont trouvé une nouvelle façon de présenter et de tenir de tels Sommets. Si, voilà quelques années, les leaders n’hésitaient pas à qualifier leurs initiatives d’historiques et affirmaient sans ambages qu’ils étaient des visionnaires changeant le monde sous l’impulsion de leur seule sagesse (en ce cas, pas besoin de démocratie), ils procèdent maintenant différemment. À Montebello, la banalisation des enjeux discutés derrière des portes closes est apparue comme la nouvelle mode en termes de relations publiques et médiatiques. Qui plus est, les grands médias ont docilement rapporté exactement ce que les leaders espéraient faire entendre à la population: «il n’y a rien de très intéressant qui se passe ici, nous jasons, ne vous dérangez pas». À ce petit jeu, le Premier ministre Harper remporte la palme. Il déclara le plus candidement du monde que les leaders avaient passé toute une matinée à discuter de l’uniformisation des emballages de jellybeans dans les trois pays. Bien joué, les journalistes présents s’esclaffent, voilà un titre accrocheur.
L’autre pan de la nouvelle façon de faire nous a été révélé un peu plus malencontreusement par le scandale qui entoure l’infiltration d’agents de police au sein des groupes de manifestants; agents déguisés, vêtus de noir, foulard au visage et tenant des pierres dans leurs mains. Démasqués par un groupe de manifestants pacifiques, ces agents ont rapidement été «arrêtés» par leurs collègues en uniforme. Coup du hasard, l’incident a été filmé et rapidement diffusé sur Youtube. Après quelques jours de déni, la GRC a finalement reconnu que ces «manifestants» étaient vraiment des policiers. Récemment, la Ligue des Droits et Libertés ainsi que le B.C. Civil Liberties Association ont ajouté leur voix à ceux qui demandent une enquête publique sur ces pratiques policières. Mais même dans le cadre d’une enquête publique, il serait difficile de savoir si ces policiers avaient le mandat ou l’autorisation de faire de la casse pour justifier la répression policière et discréditer les manifestations. Force est de constater qu’on ne peut pas écarter cette hypothèse. De plus, la question de savoir depuis quand ces pratiques ont lieu mérite aussi une réponse.
Nous ne devrions pas prendre ce nouveau projet de partenariat à la légère. L’agenda de ces rencontres et le but des négociations en cours est clair: pousser plus avant l’influence des grands intérêts privés et de leur groupe sélect des trente PDG et hauts cadres du CNAC sur les politiques publiques. Ceci se traduit par une incapacité des pouvoirs publics de tenir tête aux grandes compagnies, accompagnée d’une nouvelle poussée pour la privatisation des services publics. Les mérites et limites relatifs des pouvoirs privé et public est un autre débat. Mais une chose est claire: pour les capitaux privés, la logique du profit est toujours plus forte que les principes d’accessibilité ou de développement durable. De plus, pour ceux d’entre nous qui pensent qu’un meilleur équilibre entre croissance économique et économie plus verte passe par une pression démocratique sans relâche sur les pouvoirs publics et sur la définition des priorités en matières de politiques publiques, l’image d’un PDG de Exxon Mobil agissant à titre de conseiller en matière de politique énergétique devrait sonner l’alarme.
D’une part, ce que les gouvernements font avec l’argent public devrait rester sujet à l’approbation des électeurs. L’orientation des politiques publiques devrait être sujette à la sanction démocratique. D’autre part, la lumière doit être faite sur les pratiques policières lors du Sommet de Montebello. Nous ne pouvons accepter la banalisation du discours entourant ces enjeux. Ne nous laissons pas berner par des jellybeans et autres pacotilles.
*Cet éditorial s’inspire en partie de propos tenus par les professeurs Dorval Brunelle et Maud Barlow lors d’une récente conférence à Montréal.