Nous manquons de temps. Nous sommes en retard. Individuellement et collectivement. Le rapport au temps contemporain témoigne d’une culture où les cycles organiques ont été remplacés par le cycle économique.
Frédérique Ulman-Gagné, Boots , 2008
(avec la permission de l’artiste)
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Il semble y avoir consensus parmi les historiens voulant que 1650 marque une date importante dans le rapport au temps chez les peuples occidentaux. L’analyse des profonds changements culturels dans le rapport au temps au sein de l’Angleterre du 17e siècle, par l’historien britannique Edward P. Thompson, démontre qu’au-delà de la prolifération des horloges et des montres, d’abord au sein des foyers des classes dominantes puis dans les familles paysannes et ouvrières, c’est toute une culture et un mode de vie qui ont été transformés à cette époque1. Aujourd’hui, l’exploitation du temps dans ses plus minimes fractions, la culture de la performance, de la productivité et du «temps c’est de l’argent», achève donc un processus séculaire. La course effrénée pour le prolongement de la vie n’est que l’envers d’un imaginaire collectif obsédé par le «manque» de temps.
La discipline puritaine et l’exactitude bourgeoise font partie des facteurs qui auront contribué à l’amorce de ce changement culturel fondamental. Mais il faut regarder en direction de la révolution industrielle pour bien saisir le haut fait de ce processus. Toute la discipline qui a progressivement entouré les processus de production durant l’ère industrielle, autant en termes de fabrication de marchandises ou de transport des biens et services que du coté de la mise sous contrôle de la force de travail, ont fait ressortir un trait maintenant fondamental dans la culture occidentale. Pour paraphraser Thompson, dans la culture capitaliste le temps doit être consommé, marchandé, rendu utile et effectivement utilisé. Il existe maintenant quelque chose de tel que «perdre son temps».
Il est intéressant de noter que le rapport au temps dominant dans plusieurs cultures, avant l’avènement de l’industrie moderne, était tout autre. Par exemple, Pierre Bourdieu nous a montré comment encore tout récemment, chez les Kabyles d’Algérie, l’attitude dominante face au passage du temps en était une que nous décririons comme nonchalante et indifférente. Au sein de cette communauté, personne n’entretient la lubie de maîtriser le temps, d’en économiser. Être pressé est considéré comme un manque de décorum combiné à une ambition diabolique. Il n’y a pas d’heure du repas et la notion d’un rendez-vous exact est inconnue2. Chez les Nuer, comme l’a montré Evans-Pritchard, le rapport au temps est orienté en fonction des tâches à accomplir. Il ne s’agit pas de meubler chaque seconde de la journée d’une tâche productive, mais bien plutôt de respecter le cours normal du processus de travail et de mesurer le temps en fonction des cycles biologiques et naturels3. À Madagascar, le temps peut être mesuré en rapport avec de tels cycles. Ce qui est pour nous une demi-heure fût pour eux le temps de faire cuire le riz. Les habitants des Aran Islands, au large de l’Irlande, mesurent le temps, curieusement, selon la direction du vent. Les exemples donnés par Thompson sont fascinants4.
De nos jours, le temps a été tellement standardisé que les flux sociaux eux-mêmes ont leur temporalité prédéterminée; non seulement existe-t-il une telle chose que l’heure de pointe, mais celle-ci est systématique. Pour la majorité des gens, le salaire n’est pas une fonction de la tâche accomplie, mais bien du temps travaillé. Un rhume ne doit pas nous empêcher d’être des super-humains et de remplir toutes nos fonctions. Plusieurs travailleurs et travailleuses doivent obtenir la permission d’un supérieur hiérarchique pour aller aux toilettes. L’une des statistiques les plus intéressantes, concernant le néo-libéralisme, a d’ailleurs à voir avec le nombre moyen d’heures de sommeil des gens. En effet, il semble que le culte de la productivité, la précarité de l’emploi et l’augmentation des charges de travail aient abaissé significativement la moyenne d’heures de sommeil de la population.
Plus largement, perdre son temps, flâner ou paresser sont non seulement des comportements socialement condamnés, mais qui plus est cette condamnation est intériorisée par les gens; les gens accomplis sont les gens productifs. Même nos vacances doivent être systématiquement planifiées, pour être sûrs d’en profiter le plus possible. Les nouveaux parents ne devraient pas rester trop longtemps à l’écart du marché du travail, mais combien de fois entendons-nous des pères et des mères souhaiter pouvoir passer plus de temps avec leurs enfants. Nous n’avons pas assez de temps pour nos amis, nos familles. Il est plus économique, en termes de temps, d’avoir toute notre vie sociale sur un site comme facebook que d’entretenir des relations réellement sociales et physiques. En parallèle, les ventes d’antidépresseurs atteignent des sommets inimaginables, l’épidémie de stress, de burn out et de dépressions ne cesse de prendre de l’ampleur et toutes sortes de stimulants nous sont offerts pour combattre la fatigue. Surtout, il ne faut pas arrêter. Nous manquons de temps.
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1. Voir le fascinant essai : E.P. THOMPSON, «Time, Work Discipline and Industrial Capitalism», dans Customs in Common, New york, New Press, 1993, pp.352-403.
2. Pierre BOURDIEU, Algérie 60 : structures économiques et structures temporelles, Paris, Ed. de Minuit (Grands documents), 1977.
3. E. E. EVANS-PRITCHARD, The Nuer, Oxford, 1940.
4. THOMPSON, op. cit.