«[La religion] arme des nations entières pour leur destruction réciproque;
Elle porte l’incendie dans le cœur d’un million de fanatiques;
Elle met le trouble dans les familles et dans les états;
Elle arrose la terre de larmes et de sang.»
– Paul Henri Dietrich von Holbach, Le christianisme dévoilé, 1756
C’est à mon tour de rédiger l’éditorial. Telle une éclipse solaire, il s’agit d’une conjoncture que seuls les plus patients d’entre vous verront se reproduire. Dans ce contexte, choisir mon sujet se révéla une épreuve difficile. L’autre matin, j’appris dans le journal qu’en dépit d’efforts soutenus de la part du personnel d’un hôpital de Santiago de Chile, Augusto Pinochet a rendu ce qui lui tenait lieu d’âme. «Hmmm», me dis-je, n’eut-il pas été préférable de laisser cette pourriture abjecte crever dans la benne à ordure située derrière le dit hôpital? Or voilà, cela étant dit, il m’a semblé avoir épuisé la question.
Puis, soudainement, à la manière d’une révélation, plusieurs images, à la portée infiniment plus grande, me sont venues à l’esprit. En voici un échantillon: des missions catholiques en Afrique tentant de limiter l’utilisation du condom dans cette même région du monde où sont concentrés 90% des nouveaux cas d’infection par le VIH(1); des États américains songeant à renoncer à la théorie de l’évolution au profit d’une interprétation intellectuellement lâche des origines de la vie; des intégristes musulmans, défoncés à la foi, travaillant sans relâche à répandre le sang des infidèles; Bush, au lendemain du 11 septembre, insinuant la présence de Dieu dans le camp de la «liberté»; et finalement, car il faut s’arrêter quelque part, les cas de Safiya Husaini, Amina Lawal, Ahmadu Ibrahim et Fatima Usma, tous condamnés par un tribunal islamique nigérien, en 2001-2002, à être lapidés suite à de vulgaires délits d’adultère.
Évidemment, il ne s’agit pas de s’attaquer à la dimension spirituelle de l’expérience humaine, bien qu’un jour, au train où vont les choses, il faille peut-être s’y résoudre. Non, je blague. Il s’agit plutôt de revenir à un anticléricalisme de choc, de s’attaquer aux pouvoirs temporels non plus seulement du clergé, mais de la Religion, la majuscule servant ici à indiquer l’amalgame de toutes les religions, y compris celles, comme les totalitarismes stalinien et hitlérien, s’étant placées sous la protection d’un discours soi-disant scientifique et raisonné mais recréant néanmoins toutes les structures d’un système fondé sur les dogmes infaillibles d’une «divine» et impénétrable parole.
Par anticléricalisme j’entends qu’il ne devrait y avoir aucune tergiversation lorsque pointe, dans nos sociétés dites démocratiques, l’idée de permettre la création d’un tribunal fondé sur la Charia. J’entends que l’Église catholique devrait se voir retirer tout accès au continent africain, à moins qu’elle s’abstienne à entraver la lutte menée contre la propagation du Sida. En définitive, j’entends par anticléricalisme qu’il faut intervenir là où la religion nuit à la poursuite du bonheur, de la justice et de l’égalité, et ce tant au niveau collectif qu’individuel. La forme de cette intervention demeure cependant à éclaircir, et les suggestions seront les bienvenues.
Dieu, contrairement à ce que Nietzsche a pu annoncer, n’est pas mort. Or si Nietzsche a proclamé, en son temps, la mort de Dieu, c’est afin que nous renoncions à cette béquille débilitante, et qu’ainsi libérés du sentiment de culpabilité, de l’envie et du désir de revanche, nous nous ouvrions enfin aux vastes possibilités de notre propre existence. L’alternative? C’est au choix. Personnellement, un peu gêné, je dis la science, voire la raison, c’est-à-dire la poursuite de la connaissance, fut-ce au prix de douloureux échecs, de malheureux malentendus et de nombreux détours. Ces derniers temps, on a beaucoup parlé de la «matière sombre» de l’Univers, le plus récent nœud gordien des cosmologues. Pour faire bref, il s’agit du reflet de notre ignorance, d’un phénomène observable sans qu’il soit possible d’en identifier la nature. Il s’agit d’un «mystère» de l’Univers, inaccessible à la raison, pour reprendre une formule chère aux théologiens. Or voilà pourquoi je me range du côté – et non derrière – la science: là où elle tente de percer ce «mystère», la religion lutte pour en étendre l’empire.
Charles Baudelaire a dit: «Dieu est le seul être qui, pour régner, n’ait même pas besoin d’exister». Voilà qui résume assez bien pourquoi il n’est pas question d’athéisme, mais d’anticléricalisme: le problème le plus urgent, ce n’est pas Dieu, ce sont ses régents. Qu’ont à foutre ces administrateurs de la prétendue valeur de la vie, puisque la mort constitue à leurs yeux non pas une porte de sortie, mais une porte d’entrée, avec le petit tapis «Bienvenue» juste devant?
Notes
(1) Donnée disponible en ligne : http://www.fao.org/FOCUS/F/aids/aids1-f.htm (3 décembre 2006)