Devant soi, un imposant mur de béton brut parti à l’assaut du plafond. Derrière, un improbable tank de la Guerre froide. Sous les yeux, vingt-deux grandes épreuves numériques aux couleurs rompues. L’exposition de photographie Dieppe de Bertrand Carrière au Musée canadien de la guerre à Ottawa conduit au cœur du temps qui passe.
Le raid des forces alliées sur le port de Dieppe en 1942 a marqué d’amertume, à tort ou à raison, l’imaginaire canadien et surtout québécois. Le Canada y a subi les plus lourdes pertes en un seul jour de toute la Seconde Guerre mondiale. La nostalgie qui imprègne les plages entourant Dieppe a frappé l’artiste et photographe Bertrand Carrière. Il livre au spectateur une réflexion sensible sur les vestiges des ouvrages défensifs construits par les Allemands et baptisés le Mur de l’Atlantique.
Les photographies de Carrière s’alignent en chapelet sur la paroi de béton du musée. Vingt œuvres de 50 x 60 cm égrènent l’espace avec deux plus grandes de 120 x 100 cm. Les épreuves laissent paraître une bordure blanche et s’insèrent dans un cadre noir. Carrière a procédé à la prise de vue sur film moyen format. Par la suite, il a numérisé ses négatifs en vue du traitement et de l’impression. Le grain argentique encore présent confère un velouté aux images. Son choix de couleurs rompues et foncées souligne la mélancolie des lieux. Carrière a délibérément photographié en hiver, privilégiant les lumières diffuses qui aplatissent le paysage. Il a préféré les cadrages serrés qui montrent peu de ciel. Quand celui-ci se laisse voir, sa grisaille fait écho aux rochers de la plage et des falaises. L’approche frontale de Carrière présente une grande netteté et une grande rigueur de composition.
Qu’y voit-on? Des blockhaus en béton, des positions de pièces d’artillerie, des centres de commandement souterrains, des obstacles, des voies de communication, autant d’artefacts incrustés dans le paysage. Devant le dilemme posé par le Mur de l’Atlantique, soit restaurer, soit détruire, les autorités françaises ont choisi de laisser les fortifications se dégrader d’elles-mêmes. Après plus de soixante ans, il en résulte un étrange mariage entre le naturel et le construit. Ce bloc usé est-il un rocher ou une casemate battue par la mer? Cette mare est-elle retenue par le fond rocheux ou par des fondations en ruine? Il ressort des photographies de Carrière un sentiment marqué de l’usure et du passage du temps. Chacune introduit un récit oublié que l’imagination du spectateur est appelée à combler. Qu’y a-t-il au bout de ce sentier, en haut de ces marches, au fond de ce tunnel? L’exposition de Carrière s’accompagne du sous-titre «Les photographies d’un paysage». En présentant le jeu entre les forces de la nature et la résistance fataliste des ouvrages, Carrière adopte un point de vue environnemental. Par l’étroitesse de ses cadrages, il s’éloigne du paysage classique et contemplatif tout en en conservant les bases esthétiques. À travers les ouvertures et les entraves qui jalonnent les environs de Dieppe (un chemin de fer, un blockhaus), il révèle l’aspect dynamique du paysage dans l’espace. À travers l’usure de ses composantes humaines, il en dévoile la dynamique dans le temps.
L’exposition Dieppe constitue une suite à l’installation Jubilee réalisée par Carrière en 2002 à l’occasion du 60e anniversaire du raid sur Dieppe. Carrière a planté 913 portraits noir et blanc sur la plage à marée basse, symbolisant les 913 victimes canadiennes. Pour la plupart, ces portraits représentaient des militaires contemporains de la base de Val-Cartier près de Québec. Cinq cents de ces images ont été rejetées par la mer et installées le lendemain dans un cimetière avoisinant. Voyant dans les paysages du Pays de Caux une ode à la mémoire et au passage du temps, Carrière est retourné en Normandie l’année suivante pour en saisir l’essentialité.
Bibliographie
CARRIÈRE, Bertrand. Dieppe: Paysages et installations, Montréal, Les 400 coups, 2006.
DAULT, Gary Michael. «Photographs by Bertrand Carrière», CV Ciel variable 68 (août 2005), p 16-23.