De quelques auteurs à surveiller

Beverly Hills, Californie, n’est pas seulement le nom d’un lieu qui a inspiré l’imagination perverse d’Aaron Spelling et sa flotte de soaps indigestes. C’est aussi là-bas qu’est parue, l’année dernière, une grosse brique multicolore rassemblant sous le nom de Kramer’s Ergot – cinquième numéro paru – la crème de la production nord-américaine de bande dessinée contemporaine – et quelques invités européens de luxe.

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Jean Poole, 0113, 2005
Certains droits réservés.

De nombreux auteurs ont contribué à l’épais volume édité par Gingko Press, notamment Mat Brinkman, Tom Gauld, Helge Reuman, Fabio Viscogliosi, Marc Bell, John Bradley, Ron Rege Jr. et Chris Ware, sans compter l’apparition de la star Gary Panter. J’aimerais m’attarder à trois dessinateurs dont la qualité des dernières productions mérite d’être signalée. Sammy A. Harkham, Jordan Crane et Anders Nilsen, trois jeunes auteurs américains, partagent une sorte de parenté rythmique et narrative, aérée et contemplative, qui force l’admiration. Si toutes les bandes dessinées étaient de cette trempe, je serais un homme heureux et ruiné. Faisons donc l’éloge de quelques-unes de leurs œuvres respectives.

Sammy A. Harkham est l’éditeur de l’anthologie susmentionnée, Kramer’s Ergot. À 26 ans, il n’a publié qu’un seul livre, Poor Sailor (Gingko Press, 2005), et vient tout juste de commencer la prometteuse série Crickets chez le réputé éditeur montréalais Drawn & Quarterly. Poor Sailor est construit d’une manière simple et originale. Pendant environ 120 pages, à raison d’une case par page en bichromie, l’auteur nous conte l’histoire inspirée d’un récit de Maupassant d’un homme vivant tranquillement avec sa femme à la campagne, jusqu’au jour où son frère marin vient lui rendre visite. Tenté par les récits d’aventure contés par son frère, l’aspirant marin quitte sa femme pour le grand large, l’aventure et le mal de mer. Et tout cela se termine dans le drame, car la vie, ce n’est pas fait pour rigoler.

Au-delà de l’ingéniosité d’un système qui permet de produire beaucoup plus de livres en beaucoup moins de dessins tout en évitant les multiples difficultés de la mise en page, Harkham nous offre, avec Poor Sailor, une véritable perle qui faillit me remplir les yeux d’eau, n’eut été mon insensibilité masculine légendaire. Si la case par page facilite certains éléments de construction du récit, elle demande en contrepartie une précision accrue, de sorte que le rythme et la compréhension du récit ne soient pas troublés (le poids de ces deux éléments reposant en entier sur une seule case chaque fois). En outre, les très nombreuses cases muettes et l’absence complète de repères temporels précis compliquent la tâche. Or Harkham s’en tire avec brio, la compréhension du récit étant parfaite, la lecture se faisant sans anicroche, autant lorsque l’action est resserrée que lorsqu’il utilise de longues ellipses. L’utilisation d’une contrainte structurelle «dure» donne ainsi au récit un élan certain, une colonne vertébrale sur laquelle se reposer.

Cette structure se retrouve à l’identique, mais en quadrichromie, dans The clouds above de Jordan Crane (Fantagraphics Books, 2005). À nouveau, la fluidité du récit est totale et la lecture, rapide et aisée (1). À nouveau, on sent une facilité de conter qui fait la marque des grands. Cette fois, le récit s’adressant aux plus jeunes, un ton enjoué et enfantin s’oppose diamétralement à celui que l’on retrouve dans Poor Sailor. C’est donc pour une simple question de goût – je n’ai plus 12 ans et je n’ai jamais été fasciné par le Petit Prince – que je lui préfère son Hands of Gold, paru dans Kramer’s Ergot #5. Une histoire de Far West de 21 pages toute en couleurs et en noirceur : un cow-boy tombe par hasard sur le corps d’un homme, menotté à une sacoche remplie d’or. Croyant l’homme mort, le cow-boy décide de couper le bras de ce dernier à la machette pour récupérer le sac, mais le «cadavre» est encore vivant… S’ensuit un bain de sang épouvantable et jubilatoire où chaque action précipite un peu plus la fin du héros.

Découpé en gaufrier 3 sur 2 (2), le récit est particulièrement réussi dans l’utilisation du noir (l’histoire se déroule de nuit) et dans le minimalisme qui y est associé : les cases toutes noires avec un ou deux phylactères sont fréquentes. Les couleurs sont aussi utilisées de manière minimale : le bleu, le rouge et le jaune rythment chacun leur tour le récit en définissant l’atmosphère : du bleu pour la calme introduction, du rouge quand le sang commence à couler et du jaune pour le lever du jour et l’avènement des vautours.

Ici, comme chez Harkham, la simplicité des contraintes formelles est liée à une attention particulière, extrêmement maîtrisée, au déroulement du temps. Le trait précis suit des routes similaires, on évite soigneusement de rajouter des détails inutiles, les cases sont très aérées et, de ce fait, faciles à lire. En outre, les deux auteurs cherchent toujours à équilibrer les cases et à soigner leur composition de sorte qu’on passe beaucoup de temps à admirer la perfection plastique de chacune des pages (particulièrement lorsqu’il s’agit de case-page).

Ce soin donné à la composition et au trait, cette application dans le rythme, ainsi qu’une certaine forme de minimalisme se retrouvent également dans l’œuvre d’Anders Nilsen, probablement le plus éclaté des trois (pour l’instant, et en connaissance de leur liste de publications, si courte soit-elle). Nilsen publie régulièrement la série Big Questions, qui compte à ce jour huit numéros d’abord auto-publiées puis pris en charge par Drawn & Quarterly. Il compte aussi quelques livres à son œuvre : Monologues for the coming plague chez Fantagraphics Books, 2006; Dogs and water chez Drawn & Quarterly, 2005 et Sisyphus, auto-publié, 2003.

La série Big Questions a pour élément déclencheur un écrasement d’avion. Des oiseaux se demandent alors s’ils ne sont pas en train d’assister à l’arrivée d’un dieu sur terre, alors que le « Grand oiseau » a pondu un œuf, que dis-je, une bombe qui ne tarde pas à exploser. Les oiseaux morts continuent de parler aux survivants, dont certains ramassent les restes pulvérisés de leurs compagnons, tandis que d’autres s’interrogent sur l’arrivée du géant et sur le sens de sa venue. Pendant ce temps, le pilote de l’engin, ayant réussi à s’éjecter à temps, erre, hagard, dans la forêt. Pendant ce temps, un individu légèrement débile, venant de perdre sa grand-mère et sa demeure, se promène lui aussi dans la forêt. Pendant ce temps, un serpent mange un cygne dans une très belle scène, ma foi, presque érotique, je dois le dire. Pendant ce temps, un oiseau perdu dans un trou est secouru par un autre serpent. Pendant ce temps, le lecteur se gratte la tête, un peu confus, totalement charmé.

Même si, formellement, Nilsen est plus libre, il a souvent recours à des contraintes de répétitions, autant dans le découpage que dans la représentation. On retrouve ainsi des cases à peu près identiques sur une ou deux pages, comportant seulement de légers changements : un bras qui bouge ici, une tête qui se tourne par-là, quelques dialogues de temps à autre. Il existe dans cette utilisation minimaliste du mouvement une véritable jubilation chez le dessinateur, laquelle se répercute sur le lecteur qui a l’impression de voir bouger les personnages «pour de vrai». Cette sensation permet au lecteur de croire à son tour qu’il se trouve avec les personnages, dans leur intimité, perché sur un arbre à observer. Impression renforcée par le fait que les cases sont souvent «ouvertes», c’est-à-dire non bordées d’un trait les délimitant. À la lecture de Big Questions, on ressent que chaque dessin, chaque page, est mûrement réfléchi. À vrai dire, des trois auteurs abordés, Nilsen est probablement le plus abouti pour le moment, capable de jongler avec les mises en page en tout «anonymat», c’est-à-dire sans jamais tomber dans l’effet superficiel.

On peut dire des histoires dont nous venons de parler (Poor Sailor, Hands of Gold et Big Questions) qu’elles constituent des sortes de bandes dessinées silencieuses. Non pas muettes, parce qu’elles utilisent des phylactères de temps à autre, mais bien silencieuses en ce sens qu’elles ne parlent pas beaucoup, tant directement (peu de texte) qu’au plan des événements du récit (toujours limités au strict minimum) ou de la mise en page (utilisation de contraintes restrictives) et de la composition des cases (le trait ne dessine que l’essentiel).

Ce minimalisme doit toutefois être vu comme un outil de travail, non forcément comme une profession de foi. Il s’agit d’un moyen de contrôler certains paramètres de création pour permettre de se concentrer sur quelques points en particulier, ici, le rythme. En ce sens, il n’existe qu’un faible lien de parenté avec l’œuvre autobiographique de John Porcellino, dont la forme épurée reflète directement le fond mystico-bouddhiste (un tantinet crispant pour un athée comme moi, soit dit en passant). Et ce, d’autant plus que chacun des trois auteurs a la majeure partie de sa production devant lui.

Bien que l’on puisse argumenter sur les limites de la mise en commun de ces trois auteurs – qui peuvent effectivement être distingués en plusieurs points sur lesquels nous ne nous attarderons pas ici – le véritable objet de cet article est simplement de pointer le doigt en direction de trois jeunes auteurs plus que prometteurs. Finalement, c’est la qualité de leurs œuvres qui les rassemble, ce qui est bien suffisant. Si la bande dessinée était une course de chevaux, je parierais sur ces trois-là.

Notes

(1) S’il y en a pour grogner sur le fait qu’un livre de bande dessinée coûte cher et que de l’avoir terminé en moins de dix minutes laisse une légère amertume en bouche, je réplique qu’en toute circonstance il me semble préférable de goûter à dix minutes de bonheur que de subir une heure de souffrance.

(2) Harkham a utilisé le même découpage pour son premier numéro de Crickets. C’est à croire que les deux auteurs ne font que se copier…

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