Cet article est un compte-rendu critique de l’ouvrage de Nathalie Heinich[1] intitulé Faire voir. L’art à l’épreuve de ses médiations, paru en 2009 (Paris, Impressions nouvelles). Au fil des articles[2] qui composent ce recueil, l’auteur analyse les actions des « intermédiaires » qui conduisent une œuvre d’art contemporain de l’atelier au musée.
Comment juger de la valeur d’une œuvre en art contemporain, puisque ce genre repose précisément sur la transgression des cadres ?[3] Cette question posée par l’auteur nous conduit au cœur de son objet d’étude, qui n’est pas l’art en tant que tel, mais les valeurs et représentations mentales qui guident les acquisitions et jugements d’un ensemble d’acteurs qui « font voir » les œuvres, contribuent à les faire exister au terme d’un processus de sélection qui comprend des opérations telles que la critique, l’achat et l’exposition des œuvres : « Il s’agit simplement d’expliciter les logiques sous-jacentes aux représentations de l’art et de la valeur artistique qui gouverne les choix en situation d’expertise »[4].
D’après le sens commun, il suffirait à un artiste contemporain de faire une tâche noire sur un tableau blanc pour en faire une œuvre exposable dans musée. Faire voir révèle le travail exercé par les intermédiaires « invisibles » – commissaires d’expositions, conservateurs de musées, critiques d’art – qui travaillent à permettre la rencontre des œuvres avec le public dans le domaine de l’art contemporain subventionné par l’État. Accompagnés par une préface et une postface inédites, les articles réunis dans ce volume apportent un démenti éclatant à l’idée de face à face du spectateur avec des œuvres d’art qui sortiraient directement de l’atelier pour atterrir de manière arbitraire dans les galeries et musées.
L’art contemporain est caractérisé, d’après Heinich, par un brouillage des critères de valeur et par une difficulté pour le sens commun de définir ce qui relève de l’art ou du n’importe quoi. « Le consensus académique a volé en éclats »[5] et il n’y a plus de canons auxquels se fier comme c’était le cas dans l’art moderne. Dans le premier article, elle analyse les conséquences de ce changement sur le métier de conservateur de musée, qui devient dès lors plus difficile. Désormais, l’appréciation d’une œuvre d’art repose sur la démarche de l’artiste (sa position sur le marché de l’art, ses travaux antérieurs, sa vision du monde) dans un mouvement qu’elle nomme la « personnalisation de la valeur artistique ». Le conservateur se retrouve alors dans une situation de « porte-à-faux » et doit être « à la fois objectif et partial, soucieux d’enregistrer l’histoire et apte à sélectionner les tendances de l’avenir, capable d’opérer des choix représentatifs (…) »[6].
Cette même impression d’arbitraire dans le choix des œuvres peut dérouter le public profane qui se demande sur quels critères reposent l’acquisition d’œuvres et la constitution d’une collection. L’observation et l’analyse des délibérations d’une commission d’un FRAC (Fonds régionaux d’art contemporain créés en France en 1981 pour constituer des collections d’art contemporain en région) et d’une commission municipale qui alloue des subventions pour des projets artistiques sont à cet égard éclairants. À l’issue de son travail d’enquête, Heinich révèle les enjeux et les valeurs qui sous-tendent les discussions des commissions chargées de nouvelles acquisitions ou d’attribuer des subventions.
Dans le cas de la commission du FRAC, les achats d’œuvres sont structurés par des valeurs et des critères tant explicites qu’implicite tels que la qualité, les aspects techniques (l’exposabilité, le souci de ne pas effectuer deux achats dans une même galerie), le prix (qui joue d’autant plus lorsqu’il y a des doutes sur la valeur artistique) ou encore la cohérence institutionnelle dans la constitution de la collection (équilibre parmi les tendances par exemple). Son analyse des débats détaille le souci de cohérence entre les contraintes de différents types sur lesquelles reposent les décisions : cohérence personnelle dans le choix des personnes de la commission et contrainte de cohérence collective par rapport à l’ensemble des choix de la commission[7]. Elle met ainsi en lumière l’importance de l’implicite – il n’y a pas de débat sur la majorité des œuvres qui sont rejetées par la commission – et de ce qui n’est pas dit dans les délibérations.
On trouve des stratégies argumentaires complexes similaires dans les discussions entre critiques d’art, président et rapporteur des commissions municipales. Dans celles-ci, l’œuvre est évaluée du point de vue des critères officiels d’attribution de la subvention, auxquels s’ajoute un double jugement sur la singularité de l’œuvre et l’« impératif de constance », qui désigne ce qui relie une œuvre d’art aux autres œuvres existantes et connues, permettant ainsi son évaluation : « L’œuvre doit pouvoir manifester un compromis entre l’extrême singularité, susceptible de basculer dans l’inauthenticité du « n’importe quoi », et son inscription dans des cadres suffisamment communs, reconnaissables pour autoriser sa perception et son évaluation »[8].
Le ton change dans le dernier article du volume intitulé « Pouvoirs publics, art contemporain » où l’auteur quitte sa tribune de sociologue pour adopter une position politique engagée et critique des effets pervers des politiques françaises actuelles dans le domaine de l’art. La question qu’elle pose interroge l’action de l’État : doit-elle compenser les déficiences du marché privé ou viser le pluralisme au travers du versement de prestations égales aux artistes talentueux (qu’ils soient ou non reconnus et appuyés par le marché privé) ? La politique actuelle est d’après elle « massivement compensatoire »[9] dans les faits, alors que les critères officiels de subvention demeurent ceux de la qualité des propositions. En subventionnant des projets qui ne sont pas appuyés par le marché, cette politique risque, à ses yeux, de « créer artificiellement des activités non connectées à une demande, [de] dissocier les créateurs de leurs éventuels publics, déséquilibrer le système en faisant de l’État un concurrent (suréquipé) des autres acteurs, engendrer un sentiment d’injustice »[10].
Ce surinvestissement de l’État dans l’art contemporain repose sur un postulat implicite qui consacre celui-ci comme l’art le plus avancé et non comme un genre artistique au même titre que l’art moderne, qui se situe quant à lui au plus bas dans la hiérarchie artistique et qui ne bénéficie (presque) d’aucune subvention. Heinich critique au passage l’opacité des critères d’attribution des subventions et le fonctionnement des FRAC dont elle a précisément démonté les rouages au fil des articles du recueil.
Dans les dernières pages de l’ouvrage (« Lettre à un commissaire »), elle prend position sur l’art contemporain qu’elle décrit avant tout comme un réseau d’initiés : « Ce qui fait l’art contemporain, c’est l’insertion dans le réseau de l’art contemporain »[11]. L’idée qui traverse ces quelques pages est que si l’on n’est pas introduit aux œuvres, on passe à côté d’elle, ou pire, on croit naïvement en saisir le sens[12]. Dans un passage, Heinich se met en scène dans un musée d’art contemporain face à une œuvre qu’elle regarde, accompagnée du commissaire de l’exposition :
« Mon cher J., tu me prends par la main, tu m’emmènes dans le grand escalier de l’École des Beaux-Arts, jusqu’au palier d’où partent les longs tuyaux jaunes. « Tu as vu ? Ça marche » ! Je ne dis rien, car je sais que je n’ai rien vu, sinon un cartel « It works », avec le nom de l’artiste, et ces tuyaux qui courent partout dans l’exposition, sans que j’en aie rien pensé, strictement rien. Donc sans rien dire je te regarde t’asseoir à la table (…) »[13].
Autrement dit, selon Heinich, lorsque l’on pénètre dans un musée d’art et que nous sommes mis en contact avec une œuvre d’art, tout se passe comme si nous étions des êtres aveugles et muets, comme des enfants à qui l’on aurait retiré l’imagination et l’intelligence et qu’il faudrait prendre par la main. Sans être des initiés en art contemporain, certains d’entre vous auront peut-être eu l’opportunité de visiter un musée d’art contemporain, parfois exaltés, parfois dubitatifs, parfois en ayant le sentiment d’être passés à côté de certaines œuvres. N’avez-vous pourtant pas hasardé des explications et des hypothèses ? Votre imagination, frappée par une œuvre, ne s’est-elle pas mise à tourner à toute vitesse ? Était-ce LA bonne interprétation ? Impossible à dire. Mais existe-t-il seulement une bonne interprétation, et du point de vue de qui ? L’idée qu’il faut des explications pour comprendre les œuvres d’art et rentrer dans l’intention de l’artiste est répandue. Qu’il soit important de faire tout ce qui est possible pour démocratiser l’art contemporain, cela n’est pas à négliger, mais faut-il pour autant sous-estimer la capacité des gens à donner leur propre interprétation et laisser aller leur imagination ?Dans la perspective de Heinich, l’art contemporain semble hautement intellectualisé et dépouillé de sa capacité à produire un choc esthétique en dehors de toute explication. L’élitisme ne commence-t-il pas quand on suppose que les gens ne peuvent que rien comprendre à l’art contemporain ?
Au travers de ces contributions, l’auteure réussit brillamment le pari énoncé dans son introduction de réaliser une sociologie de la médiation avec pour objectif de passer d’une analyse substantielle à une analyse relationnelle de l’art. Ce faisant, elle brise au passage trois postulats de la sociologie de l’art énoncés en introduction : il n’existe pas deux pôles distincts, l’art et le social, mais ces deux entités sont inextricablement liées. L’art ne se limite pas à l’étude des œuvres d’art ; le statut des producteurs, les modalités de réception et l’action des intermédiaires doivent constituer les principaux objets de la sociologie de l’art. Enfin, « le sociologue n’a pas à substituer ses propres explications à celles des acteurs, et à expliquer « l’art » autrement qu’eux »[14]. L’auteur adjoint à cette analyse sociologique une prise de position dans la tradition des intellectuels engagés qui, pour aussi critiquable qu’elle soit, est d’autant plus crédible qu’elle s’appuie sur un minutieux travail d’enquête.
Notes
[1] L’auteur est actuellement directrice de recherche au CNRS. Sociologue de l’art, elle a notamment publié La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Éditions de Minuit, 1991 et Le triple jeu de l’art contemporain. Sociologie des arts plastiques, Paris, Éditions de Minuit, 1998.
[2] Ces articles s’échelonnent sur la période 1989 – 2003.
[3] p. 160.
[4] p. 26.
[5] p. 47.
[6] Ibid.
[7] p. 126.
[8] p. 172.
[9] p. 180.
[10] Ibid.
[11] p. 196.
[12] p. 197.
[13] p. 193. Nous soulignons.
[14] p. 30.