Depuis Marguerite Duras, le récit de soi occupe le premier plan de la production littéraire contemporaine. Les romans dits d’autofiction mettent à l’avant-scène des auteurs qui, en plus de parler d’eux-mêmes, font parler d’eux dans les médias. Brouhaha publicitaire ou concert de voix distinctes? Le cas de Guillaume Dustan et la polémique du bareback est exemplaire.
Les récits écrits à la première personne du singulier (le «je») se comptent à la tonne et se regroupent sous le nom générique d’«autofictions». La pionnière de ce nouveau genre littéraire est Marguerite Duras, auteure mythique française décédée en 1996, qui a su raconter le même souvenir de plusieurs points de vue différents. Par sa plume, Duras a inventé un langage épuré qui exprime l’intimité par le non-dit et porte une attention particulière au mot juste (absence d’adjectifs et d’adverbes, phrases très courtes). Elle affirme ainsi sa particularité par le choix d’un style fort et éminemment personnel. Sa démarche a fait école. Avec l’apparition des différents courants féministes, de plus en plus d’écrivains tentent désormais d’exprimer leur singularité et de s’interroger à propos d’une identité qui ne va pas de soi. Toutefois, c’est la pensée queer, développée par Judith Butler(1), qui va remettre le genre (masculin/féminin) en question et stimuler une réflexion qui révèlera dans la pluralité des voix une preuve irréfutable de la diversité humaine. Le queer critique et défait la notion problématique qu’est le genre afin de donner une juste place à l’expression de la subjectivité. Il amène ainsi à réfléchir sur la véritable valeur d’une voix distincte et affirmée.
Individualités consommables?
À partir des années 80, les récits de soi vont pulluler, chacun désirant crier sa différence et s’affranchir du groupe. Beaucoup de bruit pour un individu, certes. Mais à l’heure où des gens qui ne produisent aucun discours engendrent un bruit de fond continuel (les stars, par exemple, et leurs éternelles groupies), qu’en est-il de ceux qui participent au paysage artistique et intellectuel et ont, réellement, quelque chose à dire? Voilà, entre autres, la question que les écrivains de l’autofiction posent aujourd’hui. Leurs œuvres constituent l’affirmation d’une individualité irrévocable et en mouvement et demandent le droit d’exister en tant que voix singulières. Pour ce faire, plusieurs d’entre eux jouent le jeu médiatique et s’invitent chez les journalistes les plus entendus afin de faire leur propre promotion à grand renfort d’invectives, de silences désabusés et d’éclatements de colère. On les voit se rendre dans les galas et sortir avec des vedettes. Ils paraissent en première page de la presse people, non pas en leur qualité d’esthètes ou d’intellectuels, mais en fonction des personnes qu’ils fréquentent et des propos qu’il leur chante bien de maugréer. Ces artistes ont compris l’importance du paraître et du coup d’éclat dans une société où la prévente précipite le déchet, où la ligne s’amincit entre nouveauté exaltante et gadget désuet.Mais pourquoi tous ces auteurs trouvent-ils important de crier qui ils sont et ce qu’ils font? Pour se distinguer du vacarme? Pour faire entendre une voix qu’ils considèrent unique à travers un brouhaha médiatique nécessaire à la diffusion de leurs œuvres, brouhaha diffus (dû à une surabondance des discours) et néanmoins spectaculaire?
L’autofiction permet d’amener à l’avant-scène ceux que l’on n’entend généralement pas, c’est-à-dire les minorités. Tout particulièrement les minorités sexuelles.
Parler plus fort que soi
À mi-chemin du réel et du fantasme, l’autofiction permet de s’affirmer en tant qu’individualité distincte du chaos, mais aussi de revenir sur son propre discours – voire de se contredire. En cela, l’autofiction – savant mélange d’autobiographie et de fiction – apparaît comme le genre littéraire le plus apte à exprimer cette non fixation de l’identité propre à la pensée queer, pensée qui cherche à maintenir en équilibre un certain nombre d’éléments instables afin de permettre à la réflexion un mouvement toujours réactualisé et nécessaire à la critique.
Ce que faisait joyeusement Guillaume Dustan, jusqu’à sa mort prématurée en 2005. À travers ses œuvres, il assume sa séropositivité et son choix de ne pas se protéger lors de rapports sexuels. Il se cite lui-même, désigne violemment les entités désirant le faire taire, invente des projets de revues, de films et de performances en y incluant le plus grand nombre possible de personnes célèbres. Dustan propose une écriture personnelle proche du parlé et dresse le tableau d’une utopie queer en bonne et due forme(2). Tout cela, à partir de récits de son quotidien, d’anecdotes dont il tire des leçons, d’attaques; qu’elles soient virales, virtuelles ou véridiques et auxquelles il répond par ses textes. Détenteur d’un prix littéraire(3) et directeur d’une collection de livres de jeunes auteurs queer (le Rayon(4), aux éditions Balland, fermées depuis 2004), personnage tonitruant(5) de la communauté LGBT(6) parisienne, Dustan se veut le témoin privilégié de la seconde phase de l’ère du sida: le relapse. Débutant dans les années 90, au moment où la lutte contre le VIH s’amoindrit et où les individus, moins mobilisés, renâclent à se protéger lors de relations sexuelles, cette période de relâchement a vu naître la mouvance bareback(7). Dustan s’y inscrit avec force et décrit la montée des discours moralisateurs provenant des instances politiques, intellectuelles et associatives qui elles, hurlent à l’irresponsabilité et rabrouent les adeptes de ces pratiques de manière unilatérale. En France, une loi est proposée afin de condamner les individus ayant transmis le VIH à leurs partenaires lors de relations sexuelles et les associations telles qu’Act Up! traitent les barebackeurs d’assassins. Pour leur part, les intellectuels ne prennent pas parti, préférant laisser le corps le plus loin possible de la pensée philosophique ou sociologique.
Levée de boucliers, donc. Vacarme idéologique. Dans la tourmente, c’est l’idée du collectif qui est remise en question au profit d’une affirmation de plus en plus forte – et à tous les niveaux – de l’individualisme. La communauté LGBT, synonyme de force et de protection pour les minorités sexuelles autrement isolées, se déchire de l’intérieur entre ceux qui désirent comprendre le malaise et ceux qui préfèrent le juger sans rien entendre. Le collectif ne représente plus rien et l’union des minorités devient à son tour génératrice d’exclusion. Guillaume Dustan estincendié toutes les tribunes et, par le fait même, accède à la notoriété.
Biologie, pouvoir, exclusion
Ce qui ressort à la lecture des romans(8) de Dustan, c’est le sentiment d’une lutte sans merci entre un individu et une masse, ainsi que la difficulté d’extraire d’un brouhaha diffus une voix unique, mais tout aussi diffuse. Qu’est-ce à dire? L’arrivée du sida a permis à de nombreux auteurs de se faire connaître, principalement par le biais de l’autofiction. Ils ont pu identifier, à travers le récit de leur séropositivité, une lutte contre un mal que l’on comprend alors à peine et que la majorité bien-pensante préférerait continuer d’appeler le «cancer des pédés», comme ce fut le cas au début des années 80, lorsque le virus fut décelé à l’intérieur d’une communauté LGBT balbutiante, peu organisée et peu reconnue. Il s’agissait donc pour ces auteurs d’identifier une différence inscrite à même l’ADN, que le virus discriminateur venait transformer. Une maladie qui condamne les minorités sexuelles à un destin court et forcément mortel et qui surtout, et une fois de plus, les stigmatise et les rassemble en une communauté trouble et perverse où l’on ne parvient plus à dissocier les individus qui s’invectivent et crient à l’indifférence.
On comprend alors qu’un nouvel élément venait renforcer les positions homophobes en ajoutant aux questions d’ordre moral un problème biologique. L’homosexuel est anormal, en voici la preuve: ses relations sexuelles contre-nature ont donné naissance à un virus dévastateur. L’homosexualité, représentée par un agent viral, pouvait donc facilement être associée à une maladie. Ce qui a mené le président américain Ronald Reagan à faire la sourde oreille face à l’épidémie naissante. Par contre, l’inquiétude de la communauté scientifique internationale, la vitesse de transmission à toutes les couches sociales et l’infection par le virus de personnalités connues mondialement (et dans tous les domaines: du leader du groupe Queen, Freddy Mercury, au philosophe Michel Foucault) ne pouvaient être tues. Un dispositif visant à circonscrire et à éradiquer la maladie fut mis en place de manière plus ou moins adéquate et effective en fonction de la moralité publique, car il s’agit avant tout d’une question morale. L’exemple le plus flagrant est peut-être celui de l’URSS qui, jusqu’à la chute du rideau de fer en 1991, ne comptait officiellement aucun sidéen parmi sa population. L’idéal communiste du travailleur ne pouvait tolérer aucune réflexion sur la sexualité, plaisir individuel anti-productif.
Pour les écrivains, le virus du sida devient partie prenante de l’identité, un mode de vie affirmé dont l’isolement des minorités engendre le besoin de s’exprimer. Cet isolement engendre aussi une volonté féroce de vivre devant la proximité de la mort. Entre découragement et désir de saisir l’instant, le sentiment que provoque la contamination par le virus entraîne ces auteurs à se remettre en question et à revoir leur discours(9). Ils opposent au stéréotype une voix unique et originale qui n’a d’autre choix, pour se faire entendre, que de crier fort afin de donner à l’expérience intime une dimension universelle. On comprend que l’autofiction a beau jeu. Elle rend possible un rapprochement avec le sujet (qui n’est nul autre que l’auteur) tout en lui préservant un moyen de défense (la fiction, en cela qu’elle ne peut être considérée comme réelle) contre des attaques venant de toutes parts; autant de ses propres institutions que de celles, extérieures, visant à contrôler l’individu et à le faire taire.
Contre une différence cloisonnée
Dustan ne déroge jamais à sa ligne de conduite: la fête, la légèreté, l’idéal, l’hyperbole. Le tout est fait publiquement, afin de démontrer qu’il assume ses prises de positions, ses écrits comme ses gestes. Il fait l’apologie des drogues et de la sexualité dans le but de libérer les consciences et surtout, de mettre fin à l’hypocrisie de la classe dirigeante politico-intello-associative. Dustan dit très haut ce que les gens pensent (et surtout font) tout bas. Il voit dans le rejet de sa propre communauté une tentative d’effacement par le collectif d’une voix originale et individuelle, une voix qui aborde des problèmes que nul ne veut soulever et qui se révèlent pourtant préoccupants: pourquoi tant de personnes éprouvent-elles face à la capote un sentiment castrant ayant pour résultat d’éliminer le désir? Pourquoi tant de jeunes désirent-ils être infectés afin de «ne plus avoir à se poser la question»? Ces questions ne peuvent continuer à être étouffées par un dispositif médiatique effroyablement bruyant qui ne véhicule, par son abondance, qu’une rumeur renouvelable à souhait, mais insignifiante. Un murmure de vérité, bâillonné par un grondement vide et abrutissant.
Un véritable débat a lieu depuis quelques années à propos du bareback. Mais trop tard: Dustan, retrouvé mort chez lui, s’est tu.
Notes
(1)BUTLER, Judith, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1999 [1990], 236 p. Sa traduction française par Cynthia Kraus ne paraîtra que neuf ans plus tard sous le titre Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion.
(2)DUSTAN, Guillaume, Génie divin, Paris, J’ai lu, 2001, 377 p.
(3)Dustan est lauréat du Prix de Flore en 1999 pour son roman intitulé Nicolas Pages. Voir: DUSTAN, Guillaume, Nicolas Pages, Paris, Balland, J’ai Lu, 1999, 539 p.
(4)La collection se sera maintenue quatre années durant (1999-2003). Son grand mérite aura été d’offrir un moyen de diffusion à de nombreux jeunes auteurs et d’être restée à ce jour la seule collection entièrement LGBT en France.
(5)Il apparaît sur les plateaux de télévision coiffé d’une perruque blonde, incendie ses interlocuteurs, tourne des films X, etc.
(6)Lesbiennes, Gays, Bisexuel(le)s, Transsexuel(le)s, Transgenres (les patronymes LGB2T, LGBTT ou GLBT sont aussi courants).
(7)Littéralement, «dos nu». Détournement à connotation sexuelle d’un terme hippique anglo-saxon signifiant «monter à cru», c’est-à-dire sans selle. Le terme argotique français équivalent est «nokpot» (en prononçant le «k» comme un [ka]), qui nous rapproche du sens: relation sexuelle non protégée.
(8)Terme problématique pour Dustan, puisque l’affirmation de soi devient si forte que l’écrit se rapproche beaucoup plus du manifeste, en particulier dans Génie divin.
(9)Voir les autopornobiographies de Guillaume Dustan: Dans ma chambre, Je sors ce soir et Plus fort que moi aux éditions P.O.L., publiées entre 1996 et 1998.