On reconnaît à la « musique du monde » le statut de genre musical au même titre que le rock ou le jazz. Toutefois, devenue aujourd’hui un véritable phénomène planétaire, elle représente pour plusieurs intellectuels bien plus qu’un simple genre dont les composantes musicales seraient à définir. Depuis la fin des années 80, en effet, de nombreux chercheurs s’y intéressent et traitent à travers elle de thématiques complexes et globales, dépassant de loin la recherche d’une définition commune strictement musicale.Historique du terme world music
Le terme lui-même – world music, musique du monde ou musiques du monde -a pris de nombreuses significations au siècle dernier. Utilisée pour la première fois dans le contexte de l’émergence de l’ethnomusicologie, l’appellation générique servait alors à désigner un peu naïvement toutes les musiques non occidentales de tradition orale. La conception des musiques du monde était donc rattachée à des musiques dites traditionnelles, étudiées d’un point de vue performatif, qui auraient évolué de façon plus ou moins autonome sur un territoire défini et transmises oralement de génération en génération. Aujourd’hui, la notion même de «tradition pure» en musique est remise en question. En effet, des recherches ont démontré que toutes les musiques sont entrées en contact avec d’autres – ce constat correspond d’ailleurs à une analyse plus contemporaine de la notion de culture – et qu’elles ne peuvent avoir évolué dans un isolement complet: «toute l’histoire de la musique n’est qu’une longue succession de contacts, d’emprunts, d’influences […](1)».
Les années 1980 demeurent, historiquement, une période charnière pour la musique du monde. En 1987, des producteurs britanniques de l’industrie musicale internationale, parmi lesquels on compte Peter Gabriel, se réunissent pour discuter des nouveaux marchés mondiaux de la musique. Ils cherchent une appellation capable d’accueillir l’ensemble des musiques commercialisables «d’ailleurs» qui ne sont ni pop, ni jazz, ni rock. De cette réunion, émerge le terme «world music» : «Le terme date de 1987, alors que les directeurs des compagnies de disques indépendantes et les amateurs se sont rencontrés à London pour déterminer les façons de commercialiser, auprès des consommateurs britanniques, des disques de musiques populaires provenant de divers coins du monde (2).» À ce moment, ce n’est pas la musique du monde elle-même qui change, mais les divers enjeux qui y sont rattachés. En intégrant l’industrie musicale et, par conséquent, la sphère publique, elle perd son statut jusqu’alors principalement académique pour devenir une catégorie commerciale reconnue et accessible à tous. L’apparition, en 1990, de cette nouvelle catégorie au Billboard en fait foi.
À partir des années 1980, les nouveaux enjeux sont posés : la musique du monde est devenue une catégorie commerciale au service de l’industrie et est employée comme «étiquette» dans les classements des magasins de disques. Pour favoriser la vente de ces productions non occidentales, il semble, à ce moment, beaucoup plus simple de tout rassembler sous l’appellation «musique du monde» que de parler des véritables styles qui composent l’ensemble de ce marché.
Définir la musique du monde
La double origine du terme, académique et commerciale, ainsi que les intentions divergentes ayant mené à sa création, sont probablement à la base des débats et des questionnements actuels sur ce qu’est ou n’est pas la musique du monde. D’un point de vue très général, on peut la concevoir comme une représentation musicale de la distance – longue ou courte, réelle ou imaginée – entre un Soi (une personne, une communauté, une culture, une nation, un continent, une pensée) et un Autre, dont la frontière est tracée par la simple notion de différence. Cependant, proposer cette définition musicale univoque et précise de la musique du monde suscite une telle variété de points de vue, que la tâche n’en devient que plus complexe. Il est possible, malgré tout, de relever des éléments conceptuels plus fréquemment invoqués dans les divers écrits théoriques.
Certains auteurs abordent le concept de musique du monde par la question de l’emploi du terme dans les magasins de disques et de sa place dans l’industrie. Spécialiste en Medias Studies, Martin Roberts propose une définition en ce sens : «Je vais provisoirement adopter ce qui, à première vue, semble une définition tautologique de la musique du monde comme étant simplement la musique vendue dans les sections de « musique du monde » des grands magasins de disques du monde capitaliste occidental […] et ce qu’elle inclut dépend en majeure partie de l’endroit où elle est vendue (3).» Il donne l’exemple du Royaume-Uni, où toutes les musiques dont la langue natale des chanteurs n’est pas l’anglais sont placées dans cette catégorie, contrairement à la France, qui inclut, par exemple, la musique francophone d’Afrique. On remarque aussi l’habitude, chez les disquaires, d’en faire une étiquette « fourre-tout » pour tout ce qui n’appartient pas aux champs repérés de la musique classique, des variétés du jazz et du rock. Cela donne, à tort, une image d’homogénéité à des musiques extrêmement hétérogènes.
On peut également définir la musique du monde en la distinguant des musiques du monde, qui seraient plus folks ou traditionnelles, et du world beat, terme plus appliqué aux musiques populaires. Cependant, ces différentes appellations présentent entre elles des frontières trop floues pour être réellement pertinentes. Adoptant une définition multiple, le journaliste Yves Bernard résume bien l’étendue du concept de la musique du monde:
De façon générale, les musiques du monde rassemblent :
- Les pièces de tradition orale rattachées à un territoire ou [à] une culture;
- Les musiques classiques non-occidentales [sic];
- Les musiques populaires contemporaines autres que celles qui font partie du palmarès états-unien;
- Les musiques métisses qui sont fréquemment composées par des artistes occidentaux qui s’inspirent de plus d’une culture;
- Les musiques issues de l’immigration et qui peuvent reproduire des styles créés dans les pays d’origine ou refléter une création nouvelle(4).
Les définitions variées de la musique du monde peuvent privilégier l’une ou l’autre de ces propositions ou, également, les amalgamer. Néanmoins, outre les définitions plus ethnomusicologiques qui mettent en évidence les aspects classiques, traditionnels, folkloriques ou ethniques de la musique du monde, la quatrième catégorie identifiée par Yves Bernard, à savoir les « musiques métisses », reste l’une des définitions de la « musique du monde » les plus répandues. Le caractère « hybride » de la musique du monde désigne, ici, le métissage musical de plusieurs genres, styles et rythmes, eux-mêmes associés à différentes cultures et origines. Encore là, une question demeure : puisque toutes les musiques proviennent de métissages, en quoi se différencient ceux de la musique du monde?
Deux faits essentiels permettent d’esquisser une réponse. D’une part, on assiste à une intensification des processus de métissages musicaux – aussi appelés « stratégies de fusion » – à la source même du geste créatif d’un bon nombre de groupes. D’autre part, on constate qu’à la fois la production, la consommation et la commercialisation de ces musiques mettent à profit cette démarche de métissage. Ce n’est donc pas l’acte de métissage qui soit particulier, ici, mais bien sa position centrale tant dans les processus de composition que dans la mise en marché des produits. À ce propos, Taylor rappelle ceci : «Même si les musiques et les musiciens sont en contacts depuis longtemps, la globalisation offre aux musiciens de partout à travers le monde de nouvelles façons de créer des sons hybrides et des identités hybrides(5).»
Au-delà d’une recherche définitionnelle, il semble plus intéressant de penser la musique du monde à l’intérieur du contexte plus large de la globalisation(6). En outre, les démarches de la musique du monde s’inscrivent à l’intérieur des changements qui s’opèrent sur la compréhension même de la notion de culture. On peut donc parler d’un processus parallèle de déterritorialisation des musiques, de construction par des procédés de bricolage ou d’hybridation musicale et de multiplication des référents dans l’imaginaire.
Mondialisation : les enjeux de la musique du monde
Dans un texte publié en 2001 (7), l’ethnomusicologue américain Steven Feld fait ressortir, dans les discours, deux façons opposées d’envisager les effets de la mondialisation sur la musique du monde : l’angoisse et la célébration. Les idées mises de l’avant par Feld relativement à la « musique du monde » s’intègrent tout à fait aux discours traitant des impacts de la mondialisation sur la culture en général. La création de la musique du monde contemporaine est soumise aux conditions du marché international de l’industrie du divertissement et sa production locale est aussi influencée par le contexte mondial. À l’instar de l’anthropologue Hannerz, on peut alors se demander si, aujourd’hui, il y a moins ou il y a plus de musique du monde(8). Autrement dit, la musique du monde est-elle vouée à disparaître dans un processus d’homogénéisation à l’occidentale ou permettra-t-elle un espace de création diversifié et multiple?
D’un côté, l’angoisse ressentie face à la globalisation est reliée à la crainte de perdre l’authentique, l’original, le vrai; comme si les nouvelles créations, inscrites dans un processus à l’échelle internationale, allaient éliminer les précédentes. De ce point de vue, le danger surgit d’une uniformisation de la culture sur un seul modèle, celui de l’Occident. Cette idée appelle la notion d’hégémonie, selon laquelle, malgré les tentatives locales d’autonomisation musicale (d’empowerment musical), l’Occident parviendra à imposer son modèle en nivelant les styles musicaux à sa manière et selon ses propres règles(9). Il y a donc d’abord une perte de référence aux origines musicales, puis une sorte d’aplanissement stylistique des musiques du monde de conception récente. En résumé, selon ce point de vue :
[Les produits de musique du monde] sont le résultat de processus complexes d’ingénierie musicale qui, dans l’ensemble, aboutissent à aplatir les mélodies, à les dépouiller de leurs ornementations, à simplifier les rythmes ou à les reformuler dans un cadre binaire, à noyer les échelles non occidentales dans un système tonal d’origine européenne pour n’en faire qu’un élément de couleur sonore, à élaguer ou « ré-égaliser » les timbres trop bruts(10).
De l’autre côté, on observe un enthousiasme quant aux aspects positifs de la mondialisation sur la musique du monde. Ici, on ne perçoit pas une perte ni une homogénéisation des cultures conséquente aux changements du monde, mais plutôt un rejet des identités essentialisées, une explosion de la créativité et une multiplication des possibilités offertes par cette nouvelle réalité. La célébration implique donc à la fois la valorisation de l’hybridité et un certain pouvoir d’action des musiciens des pays en voie de développement concernés. En effet, grâce à la circulation des musiques du monde par l’entremise de l’industrie internationale, les musiciens entrent en contact avec une plus grande variété de styles. Ces nouvelles influences ont un impact sur la création elle-même et favorisent les fusions, permettant une incroyable diversification des genres musicaux. Dans une telle perspective, il n’est donc plus question de rechercher le «pur» ou le «vrai», et les critères d’authenticité s’appliquent autrement. Ce point de vue défend aussi le rôle que peut jouer la musique du monde dans l’autonomisation (empowerment) des populations des pays en voie de développement, aux plans de l’expression, de la résistance et de la reconnaissance de ces populations. En effet, l’industrie de la world music permet parfois à des populations d’obtenir une reconnaissance sur la scène internationale. Elle peut même se faire porteuse de messages dénonciateurs ou, encore, favoriser la création de réseaux transnationaux.
Créé en réponse aux besoins d’une industrie grandissante, le terme «musique du monde» appelle diverses significations et représente aujourd’hui, pour plusieurs auteurs, un vaste sujet d’étude. En effet, nous avons vu dans cet article que les thématiques associées à la musique du monde mettent en évidence des dynamiques et des contradictions intimement liées aux sentiments d’angoisse et de célébration face à la mondialisation. Lorsqu’on regarde de plus près les productions de world music à l’échelle internationale, on peut y soulever de nombreux paradoxes : l’exotisme y côtoie le désir de fraternité, la solidarité internationale le commerce intéressé – c’est-à-dire qu’une multitude d’oppositions comme mélange/pureté et technique/nature cohabitent. En fait, qu’elle soit world, savante, populaire ou folklorique, la musique n’est-elle pas un objet idéal pour comprendre et illustrer autrement la complexité du monde contemporain?
Notes
1 Denis-Constant MARTIN, « Les « Musiques du monde»; imaginaires contradictoires de la globalisation », D-C Martin (Ed.), Sur la piste des OPNIS, Karthala, 2000, p.6
2 Martin STOKES, « Music and the Global Order » dans Annual Review of anthropology, vol.33, 2004, p.52
3 Martin ROBERTS, « World Music and the Global Cultural Economy », dans Diaspora 2:2, 1992, p. 231
4 Yves BERNARD et Nathalie FREDETTE, Guide des musiques du monde; une sélection de 100 c.d., Montréal, Éd. La courte échelle, 2003, p.17
5 Timothy TAYLOR, « Global pop; World Music World Market », Routhledge, 1997, p.197.
6 Il s’agit ici du nom du portail de recherche web www.criticalworld, dirigé par Bob W.White de l’Université de Montréal
7 En référence pour les différentes appellations aux anthropologues A.Giddens, M.Augé, A. Appaduraï, J.Friedman
8 Arjun APPADURAI, Modernity at Large: Cultural Dimensions of Globalisation, Minneapolis, London, Éd. R. G. Fox, University of Minnesota Press, 1996, 226 pages
9 Idem, p.33
10 Roberts 1992, op cit, p.236
11 Steven FELD, « A Sweet Lullaby for World Music », dans Globalisation, Durham et Londres, Ed. Appadurai, Duke University Press, 2001, pp.189 à 216
12 En référence à l’anthropologue Hannerz qui posait la question : « Is there less or more culture? » dans Transnational Connections: Culture, People, Places, Londres et New York, Routledge, 1996, p.23
13 Le concept d’hégémonie au sens marxiste a été élaboré au début du XXe siècle par l’essayiste et homme politique Antonio Gramsci
14 Martin 2000, op cit, p.18