Du 11 octobre au 25 novembre, le Centre commémoratif de l’Holocauste à Montréal (MHMC) et sa coordinatrice Audrey Licop présentent la 10e Série éducative sur l’Holocauste: sept semaines d’événements, de conférences, de films et d’expositions proposant témoignages et réflexions sur l’Holocauste. Cette année, la série a pour but de sensibiliser le public aux leçons que l’on peut tirer de la Deuxième Guerre mondiale, encore importantes aujourd’hui.
Claudia, Installation au musée juif
de Berlin par Menasle Kadishman en
mémoire de l’Holocauste, 2007
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En effet, les réflexions sur l’Holocauste continuent de démontrer la pertinence de la résistance contre la répression dans tous les domaines des relations internationales ainsi que dans les relations sociales et professionnelles. En outre, plutôt que de privilégier l’enseignement d’une histoire basée uniquement sur des faits objectifs, le Centre fait l’effort de souligner le rôle qu’ont joué les expressions artistiques et l’écriture dans les représentations de l’Holocauste.
La résistance juive : une leçon atemporelle
Montréal compte la troisième plus forte concentration de Juifs au monde. Parmi ces Juifs montréalais, 8000 sont des survivants qui se souviennent quotidiennement de la Shoah. C’est grâce aux récits de vie de ces derniers que des institutions comme le Centre commémoratif de l’Holocauste à Montréal et le Montreal Institute for Genocide and Human Rights Studies peuvent offrir au public des témoignages et des programmes éducatifs sur l’Holocauste.
Étudier l’Holocauste est problématique, comme c’est le cas pour tout événement historique, car il faut considérer non seulement les faits objectifs de la Shoah, mais aussi la signification de ces faits dans les vies et la culture des victimes et des générations suivantes. Plusieurs génocides ont eu lieu depuis la Shoah, par exemple au Rwanda en 1994 et présentement au Soudan, pour ne nommer que ceux-là; dans tous les cas, les conflits raciaux et religieux sont à l’origine du massacre, et l’apathie de ceux qui sont en position d’offrir une aide — notamment l’Organisation des Nations unies — contribue à l’inaction et à la perpétuation de ces conflits.
Pour que ses visiteurs tirent des leçons de l’Holocauste, le Centre commémoratif de l’Holocauste à Montréal mise sur un enseignement par la compassion. Plutôt que d’étudier la Shoah en ne se basant que sur des faits objectifs et quantitatifs, on y prend également compte des témoignages subjectifs des victimes. Concentrons-nous sur ces représentations historiques proposées par les survivants et sur les leçons que ceux-ci ont à nous offrir.
L’indépendance de la pensée
Le Centre commémoratif de l’Holocauste à Montréal se trouve à la tête d’un mouvement pour une représentation subjective de la Shoah: «Parce que nous croyons que les témoignages ont plus de poids que tous les livres d’école […](1) ». C’est que qu’on peut d’ailleurs lire sur le site Web du centre, qui vise, entre autres, à transformer tous ces témoignages en un enseignement accessible au public.
L’étude de représentations artistiques portant sur la Shoah – comme Le Journal d’Anne Frank, La Nuit d’Elie Wiesel, La Liste de Schindler de Steven Spielberg ou Le Pianiste de Roman Polanski – permettent d’éclairer les actes de résistance des survivants au moment de la Seconde Guerre mondiale. En outre, ces représentations mettent en contexte la résistance en lui donnant corps.
Ce qui distingue les faits historiques et officiels de la Shoah des visions subjectives de ces événements est l’intervention de l’émotion, de l’empathie. En inspirant de la sympathie pour les survivants et en suscitant une intolérance pour la répression subie par ces derniers, ces représentations artistiques et ces témoignages secouent les spectateurs, les sortant de leur indifférence. Sans la dimension émotive qui crée un lien entre l’étudiant et l’objet de ses études — dans ce cas, l’Holocauste — il manque un aspect de la leçon morale que porte un tel événement: «Ces commémorations […] nous rappellent des conséquences lorsque la haine et l’apathie dominent sur le respect de la diversité et la responsabilité morale(2)», lit-on encore sur le site du Centre. Car l’apathie permet au racisme et à l’intolérance de se perpétuer.
Composée de quatre films traitant chacun d’un chapitre assez connu de l’histoire de l’Holocauste et de la résistance face à l’adversité – René and I (Gina Angelone, 2004, É-U), Au nom de tous les miens (Robert Enrico, 1983, Canada), La maison de Nina (Richard Dembo, 2005, France), et Testimony of the Human Spirit (Sarah Kate Robbins, 2004, É.-U.) – la Série éducative est conçue en fonction de l’objectif du Centre, c’est-à-dire de promouvoir l’éducation et la commémoration comme des formes de résistance de l’esprit.
Le cas de Sasha
Dans son témoignage To Sobibor and Back: An Eyewitness Account, Kelman Wewryk raconte l’histoire d’Alexander «Sasha» Pechersky, le chef de son groupe de résistants dans le camp d’extermination. En relatant les actes d’un homme cultivé et créatif, l’histoire de Sasha nous enseigne la vertu de la pensée indépendante. Agent soviétique avant la guerre, Sasha fit disparaître toute trace de sa carrière et de son éducation, se faisant passer pour un charpentier auprès des nazis. C’est ainsi qu’il échappa à la mort, car les nazis assassinaient toujours les Juifs les plus éduqués(3) en premier, étant conscients que ceux-ci auraient remis leurs ordres en question. Sasha réussit à conduire environ 400 prisonniers à s’échapper hors du camp d’extermination de Sobibor. Alors que la majorité des Juifs de ce camp avaient obéi aux ordres des nazis pour éviter d’être assassinés, Sasha, au contraire, considérant que le camp comptait plus de prisonniers que d’agents, planifia prudemment la révolte. Il avait donc transcendé la pensée de la collectivité.
Ainsi, malgré le fait que dans certains contextes le respect de l’autorité soit nécessaire au maintien de la cohésion sociale, l’indépendance d’esprit est vitale face à l’oppression(4). La lecture du cas de Sasha nous fournit un exemple pertinent à cet effet. Son récit témoigne certes de la force de l’esprit résistant.
Les héros sauveurs
Depuis la publication d’Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal d’Hannah Arendt en 1963, plusieurs spécialistes de l’Holocauste se sont concentrés sur la question suivante: qu’est-ce qui différenciait les survivants des victimes? Pour Arendt, l’une des conditions les plus importantes pour qu’il y ait résistance est la capacité d’une personne à penser indépendamment des influences de la société et de sa communauté. Quel rôle jouent les témoignages de l’Holocauste dans la représentation de cette pensée indépendante?
Par sa réflexion sur l’obéissance aveugle de quelques victimes et membres des Judenräte(5) («conseils juifs» en allemand), qu’elle a définie comme étant de la collaboration(6), Arendt voulait mettre l’accent sur l’importance de questionner les ordres des individus en position de pouvoir et de résister à la répression. Cette indépendance d’esprit, cette capacité d’organiser une révolte efficace est précisément ce que les Nazis ont essayé d’éliminer dès le début de la guerre au sein de la population juive. Ainsi, les chefs religieux et politiques juifs susceptibles de former une armée ou d’organiser une résistance contre les Nazis furent systématiquement éliminés dès le début de l’occupation(7). C’est ensuite que l’on créa les Judenräte(8).
En prenant l’exemple de l’obéissance aveugle de certains Juifs, Arendt a tenté de démontrer la facilité avec laquelle on peut laisser les autres, et particulièrement les autorités militaires, politiques ou religieuses, penser pour nous. Elle soulignait par la même occasion la rareté des cas de résistance. Ainsi, ceux qui ont su voir au-delà de leur situation et aller à l’encontre de l’avis général pour organiser une révolte sont aujourd’hui considérés comme des héros.
Dans le cas de Sasha, le héros était un homme cultivé. Cependant, l’héroïsme, la pensée indépendante et la capacité de résister ne sont pas seulement les attributs des personnes privilégiées par leur éducation. Pour certains, la résistance était une qualité innée. En fait, beaucoup de Juifs survivants étaient des paysans pauvres, habitués à travailler de leurs mains et ayant plus de tolérance pour la vie ardue des camps que les Juifs de la classe dominante.
Par exemple, les frères Bielski ont organisé un groupe de plus de 1200 résistants qui s’étaient principalement cachés dans la forêt de Naliboki(9). C’est après s’être échappés du ghetto que les trois frères créèrent leur petite communauté de résistants, choisissant chaque membre de leur groupe soigneusement et s’assurant de la fidélité de chacun. Ils ont volé des fusils, par exemple des mousquets, et chacun des résistants avait son propre rôle dans la protection et la surveillance du groupe. Et pourtant, les frères Bielski n’étaient pas des gens instruits. Avant la guerre, ils habitaient une ferme du petit village de Stankovic, dans ce qui était alors la région du Belarus, en Russie(10). Ils n’avaient reçu que l’entraînement militaire. Pour eux, la résistance était instinctive; la lutte contre le nazisme était la seule chance de survie.
Par ailleurs, l’héroïsme s’est parfois manifesté sous des formes surprenantes. Considérons l’exemple d’une jeune héroïne décrite dans le témoignage de Miles Lerman, qu’on peut trouver dans le livre Jewish Resistance during the Holocaust: Moral Issues of Violence and Will de James M. Glass. Cette fillette de 12 ans, qui avait des cheveux blonds et des yeux bleus, se faisait passer pour Polonaise et se rendait ainsi dans le village voisin du ghetto juif, d’où elle rapportait des médicaments, des matériaux et de la nourriture pour les autres Juifs du ghetto. Elle fut cependant découverte et capturée. Les Nazis interrogèrent et torturèrent la jeune fille pour obtenir les noms de ses collaborateurs et pour découvrir l’endroit où ceux-ci se cachaient. Elle resta silencieuse sous la torture et mourut sans prononcer un mot. Cette petite fille est une héroïne et une martyre aux yeux des Juifs de son ghetto(11).
Ces derniers exemples montrent qu’il n’est pas obligatoire d’être instruit pour comprendre l’idée de la résistance. En effet, plusieurs personnes appartenant à la haute société, des gens très cultivés, se sont laissé influencer par le mouvement politique des Nazis. Cette docilité nous indique qu’il n’y a pas nécessairement un lien entre l’instruction et la capacité de résister. Il est donc évident qu’une connaissance des évènements de l’Histoire n’est pas absolument suffisante pour expliquer tous les aspects de la résistance et de l’indépendance de la pensée. Les leçons que l’on peut tirer des commémorations de l’Holocauste se trouvent donc enrichies par l’expression artistique — films, romans et romans graphiques, par exemple — et les témoignages.
Conclusion
Cependant, l’enfant martyr du ghetto possède un courage différent de celui des résistants adultes. Pour ces derniers, la décision de se révolter n’était pas toujours facile, car ils étaient déjà conditionnés à suivre les conventions de la collectivité. Seuls quelques-uns avaient la capacité de s’abstraire de leur situation et de penser par eux-mêmes.
Cette capacité est encore rare aujourd’hui. Mais, sans un récit qui mette en contexte la résistance, il est difficile d’enseigner cette indépendance de la pensée. C’est en suivant l’exemple de ces survivants que l’on peut apprendre à résister à la répression.
La Série éducative présentée par le Centre commémoratif de l’Holocauste à Montréal s’appuie sur des témoignages dans l’objectif de sensibiliser: «Apprendre, ressentir, et se souvenir, parce que nous croyons que la commémoration est une forme de la résistance continue […], parce que nous croyons que l’éducation n’est pas seulement un droit, mais une obligation(12).»
Comme les contes de fées et les fables qui transmettent des leçons morales, on peut enseigner les leçons de l’Holocauste grâce à des moyens littéraires et artistiques. Pour Le Centre commémoratif de l’Holocauste à Montréal, l’étude continue de ces représentations artistiques est une façon non seulement d’éduquer, mais aussi de résister.
Notes:
(1) Le Centre commémoratif de l’Holocauste à Montréal. [En ligne]. . Consulté le 10 septembre 2007.
(2) Idem.
(3) «The Germans killed educated people and officers first.» Kelman WEWRYK. To Sobibor and Back: An Eyewitness Account. Chapitre II. Publié par the Concordia University Chair in Canadian Jewish Studies. Contribution de Howard ROITER. 1999. [En ligne]. . Consulté le 10 septembre 2007.
(4) Comme l’écrit Arendt: «Since we are dealing in politics with men, and not with heroes or saints, it is this possibility of ‘nonparticipation’ that is decisive if we begin to judge, not the system, but the individual, his choices and his arguments.» Hannah ARENDT. Lettre personnelle. Ref. Ed. Ron H. FELDMAN. The Jew as Pariah. New York, Grove Press Inc, 1978, p. 249.
(5) Conseils administratifs des Juifs fondé dans les ghettos par des Nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ces conseils, comme corps gouvernementaux dans les ghettos, jouaient un rôle intermédiaire entre les Nazis et les Juifs. Ils ont aidé à la déportation des Juifs dans les camps d’extermination.
(6) Hannah ARENDT. Eichmann in Jerusalem. New York, The Viking Press, 1963, p. 104.
(7) James M. GLASS. Jewish Resistance during the Holocaust: Moral Issues of Violence and Will. New York, Pilgrave MacMillan, 2004, p. 32.
(8) «The Germans killed educated people and officers first.» Kelman WEWRYK. To Sobibor and Back: An Eyewitness Account. Chapitre II. Publié par the Concordia University Chair in Canadian Jewish Studies. Contribution de Howard ROITER. 1999. [En ligne]. . Consulté le 10 septembre 2007.
(9) La forêt Naliboki est située au centre-ouest du Belarus, près des frontières de la Lituanie et de la Pologne.
(10) Peter DUFFY. The Bielski Brothers. New York, HarperCollins Publishers Inc., 2003, p. 1.
(11) «They tortured her horribly; but she died never having revealed our position. That child, she is our hero.» James M. GLASS. Jewish Resistance during the Holocaust: Moral Issues of Violence and Will. New York, Pilgrave MacMillan, 2004, p. 23.
(12) Le Centre commémoratif de l’Holocauste à Montréal. [En ligne]. . Consulté le 10 septembre 2007.