Les excès d’un mangeur d’opium anglais

Longtemps décrié comme romantique mineur et peu étudié, Thomas De Quincey (1821-1856) a été relu par la critique des années 1960, véritablement redécouvert dans les années 1980, et graduellement remis à l’honneur jusqu’à la réédition révisée de ses œuvres complètes en 2002 et l’inscription de ses Confessions d’un mangeur d’opium anglais à l’agrégation d’anglais 2004 1. La nouvelle critique de De Quincey s’est penchée en particulier sur la façon dont ses écrits anticipent la psychanalyse et la déstructuration de l’identité typique de la modernité. Une constante cependant: Thomas De Quincey est connu depuis le début pour ses excès.

Opium Poppy sketch
THOR, Opium Poppy sketch, 2004
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Qu’il s’agisse de ses excès d’opium, rendus publics par ses Confessions d’un mangeur d’opium anglais 2 ou de ses excès textuels, ainsi que l’on peut interpréter les digressions interminables et l’abondance de citations qui caractérisent toute son œuvre, à cela il faut ajouter l’excès romantique, autrement dit l’expérience exaltante du sublime. Chez De Quincey, cette expérience du sublime est liée à l’opium, plus précisément aux visions et aux rêves générés par l’opium. Ainsi l’excès de drogue lui permet d’affirmer sa sensibilité artistique ou, pour reprendre la terminologie de l’époque, son «génie»; mais dans le même temps c’est une source de culpabilité et d’angoisse, donc d’autojustification et de déni. De Quincey tente de résoudre le problème par une double approche: l’excès sensuel à proscrire d’un côté, de l’autre, un excès intellectuel et esthétique à célébrer.

Refus de l’excès et échec de la mesure

Dès les premiers mots des Confessions, l’excès est relié à une sensualité moralement condamnable: la tentation d’un opium récréatif, et l’étalage émotionnel des autobiographies à la Rousseau. Par la suite l’excès d’émotion, s’il n’a plus une dimension morale explicite, a toujours des conséquences terribles: l’excès de fierté bloque la communication, ce qui pousse De Quincey à partir (d’abord de son école, puis de sa chambre meublée), en conséquence de quoi il est vite réduit à la misère et la souffrance physique, et à long terme à l’opiomanie. L’excès est toujours du côté de la souffrance, même quand il s’accompagne d’esthétique: les somptueux «rêves» d’opium sont avant tout de terrifiants cauchemars, même si De Quincey refuse de leur donner ce nom.

De Quincey se défend de s’être livré à des excès par sensualité: même si sa consommation d’opium a atteint un niveau d’«excès jamais encore constaté chez aucun autre3», elle correspondait selon lui à une utilisation médicale et intellectuelle. En bon Anglais et en bon étudiant des classiques, il valorise l’usage de la mesure, de la raison, des proportions. On peut donner de nombreux exemples. Pesant le pour et le contre de ses Confessions, De Quincey conclut à un retour à l’équilibre bénéfique pour le lecteur. Il insiste sur la modération qui le caractérise tout entier: son caractère «constitué pour l’amour et les sentiments doux», ses origines dans la classe moyenne, et même son habitation, «le modeste cottage d’un intellectuel4». Il disserte sur l’opium en utilisant le langage scientifique de l’expérimentation, et divise et subdivise ses excès de consommation en nombre de gouttes de laudanum (la forme la plus courante de l’opium: dilué dans l’alcool), par jour et par cuillère.

Parallèlement, l’excès est rejeté sur l’Autre, c’est à dire l’étranger. Si De Quincey déplore l’indécence des autobiographies françaises et allemandes, c’est surtout l’Orient qui lui fait horreur: il dépeint des Malais gloutons, rendus fous furieux par l’opium qui fait ressortir leur animalité. La condamnation de l’étranger sert à dénoncer la dégradation liée à l’excès, qui nous fait perdre notre humanité. Cette xénophobie fait partie du discours de l’époque. La rhétorique moderne est plus policée et dénonce les discours ouvertement xénophobes, pourtant le vieux clivage n’a pas disparu et l’Orient est toujours craint par association à l’excès: excès de religion (l’opium du peuple, disait Marx), excès de population, de pollution, etc., dont la bestialité s’exprimerait par le terrorisme et le génocide. D’après Freud, la peur de l’autre dissimule une peur de soi-même. Il n’est pas anodin que les États-Unis, qui expriment la plus forte défiance à l’égard de l’Orient, apparaissent comme le pays de tous les excès. Chez De Quincey, le lien entre étranger et soi est assez évident. L’Oriental (en particulier un Malais censé lui avoir rendu visite; les biographes jugent l’anecdote peu vraisemblable) est une figure inconsciente d’alter ego: il permet à De Quincey d’exprimer ses propres excès d’opium, en les maintenant à distance.

Il ne s’agit pas simplement de nier un excès de consommation. L’excès renvoie à un manque dans l’identité même de De Quincey, origine d’une absence, physique et symbolique: un père décédé et auteur anonyme, et une mère distante et auteure potentielle; à cela s’ajoute la perte précoce d’une sœur chérie. Entre le trop et le manque, la mesure n’existe pas. Chez De Quincey, pétri de contradictions et de paradoxes, on peut même dire que le trop est l’alternative logique du manque (manque d’argent, d’affection, de reconnaissance, de confiance en soi, etc.), de ce vide à combler par un excès d’opium et de lectures. L’excès conduit à un trop-plein qui, suivant la logique de l’addiction, est encore un pas assez.

L’excès comme débordement: une menace pour l’identité et la créativité

De Quincey est d’abord débordé par ses excès qui envahissent le récit: l’image de mesure et d’équilibre s’efface presque immédiatement et se révèle illusoire. Ainsi, le recours au raisonnement tourne facilement à la casuistique. De plus, les argumentations subtiles de De Quincey recouvrent parfois une motivation irrationnelle ou contradictoire. Le récit annoncé, planifié, avec introduction, développement en plusieurs parties, conclusion et morale, cède à une succession d’introductions et préliminaires, la faillite de tout principe organisateur et une morale esquivée. De Qunicey prétend nous donner une comptabilité de sa consommation d’opium au jour le jour, puis avoue ignorer la quantité totale sur toute une année.

De Quincey se laisse déborder parce qu’il tente d’exploiter des stratégies contradictoires: il souhaite à la fois convaincre que l’excès est étranger à sa nature, et prendre la pose du fils prodigue, de retour dans la communauté des érudits. Il veut contenir ses propres excès tout en les exploitant. Cette attitude récurrente donne à ses écrits leur tonalité particulière qui a irrité et fasciné nombre de critiques contemporains et modernes.

Malgré la multiplication des excuses et autojustifications, les Confessions laissent transparaître le sentiment de culpabilité de leur auteur, que ce soit dans la surabondance casuistique des justifications ou dans l’imagerie des rêves. Dans tous les cas, l’excès indique encore chez De Quincey un manque de maîtrise des émotions, à commencer par cette culpabilité à une époque où l’usage du laudanum est très courant, donc nullement illégal ni même immoral. C’est bien le manque de maîtrise de soi qui est en cause, et donc une potentielle trahison de son identité anglaise. L’opium symbolise un débordement émotionnel coupable. L’excès figure ce qui déborde, le retour du refoulé, en particulier dans les rêves: ainsi la culpabilité refusée par De Quincey, enfouie dans son inconscient, ressurgit démultipliée dans les rêves, où l’Orient représente tout à la fois l’altérité la plus terrifiante, l’excès sensuel et l’engloutissement métaphorique dans la multitude, et dans le cauchemar, l’ensevelissement «parmi d’innommables choses visqueuses dans la boue du Nil5». Symboliquement, De Quincey est en réalité submergé par la culpabilité.

L’excès d’opium mène également à une forme atténuée de l’engloutissement, l’emprisonnement: dans la dépendance, dans l’apathie qui l’empêche de gagner sa vie et de s’occuper de sa famille, donc dans le cercle vicieux de l’endettement, et dans les souffrances passées qui ressurgissent inexorablement dans les rêves, de terrifiants cauchemars qui le font s’écrier, tel Macbeth: «Je ne dormirai plus!»6.

L’engloutissement ressort enfin dans la forme. L’excès de digressions absorbe le thème autobiographique, de même que l’excès de références (citations et allusions) absorbe le sujet autobiographique: De Quincey se définit par ce qu’on dit de lui, et par la pensée des autres. La parole de l’autre se substitue alors à l’identité de l’auteur, les citations parasitent sa langue maternelle, en particulier les caractères étrangers du grec ancien. Enfin, l’opium se substitue au narrateur autobiographe: «l’opium, non l’opiomane, est le vrai héros du récit7». Ce trop-plein d’écriture menace le sujet principal: De Quincey se plaint régulièrement de manquer de place pour développer son sujet, et de devoir passer d’intéressantes réflexions sous silence. Le sujet, retardé par la digression, est évacué ou se voit expédié en une conclusion hâtive. En un sens, l’ambition créatrice démesurée entraîne inévitablement l’échec du projet construit scientifiquement: De Quincey mentionne dans ses Confessions un projet de traité philosophiqueambitieux resté à l’état de brouillon, et comparé à un pont «commencé à une échelle dépassant les ressources de l’architecte8».

Il n’est donc pas surprenant, non seulement dans les Confessions mais dans toute l’œuvre de De Quincey, que nombre de textes ne soient jamais finis et appellent à révisions, notes de bas de pages, suppléments, jusqu’à la mort de l’auteur. Ses deux textes les plus célèbres en sont le meilleur exemple. Le premier, les Confessions de 1821, a été presque triplé en 1856, à l’occasion d’une nouvelle édition. Le second, Du meurtre, considéré comme l’un des beaux-arts, donna lieu à un «Supplément» en 1839 et à une note explicative en 1854.

Célébration d’un excès créatif

Malgré tout, l’excès (comme le chaos) a une dimension créatrice. D’une part, l’excès est éminemment romantique. Il constitue l’essence d’un geste créatif qui cherche à exprimer l’indicible (en particulier l’expérience du sublime, mélange d’esthétique et d’angoisse) et ne peut au mieux produire qu’un fragment ou un prélude sans suite. Tous les grands auteurs romantiques anglais ont laissé derrière eux une ou plusieurs œuvres inachevée(s): ainsi, Le Prélude de William Wordsworth devait précéder un grand poème philosophique, qui ne fut même pas esquissé.

D’autre part, l’excès de De Quincey est la source de son art: l’opium lui fournit le sujet de son autobiographie (son texte le plus célèbre, et le plus apprécié), la matière de ses rêves, et l’exaltation des perspectives et des sentiments: la souffrance et la culpabilité, magnifiés, deviennent la source d’un lyrisme puissant. Le rêve d’opium procure l’expérience esthétique du sublime («les circonstances sublimes» de l’architecture rêvée et des visions opiacées) et l’expérience mystique de la transcendance: l’espace prenant «des proportions si vastes que l’œil humain n’est pas apte à les recevoir» et le temps s’étirant à «une durée bien au-delà de n’importe quelle expérience humaine9». Le rêve, indépendamment de l’opium, et l’excès de souffrances, ont la même fonction que l’opium: De Quincey y voit un accès au mystère et à ce qui dépasse les limites de la condition humaine.

Marque du génie créateur, l’excès échange sa dimension morale pour une dimension esthétique. C’est donc par le style, dans l’affirmation en tant qu’artiste, que l’excès est finalement investi d’une valeur positive et peut être célébré. Le matériau autobiographique devient prétexte à écrire, c’est-à-dire à créer. Ainsi la suite des Confessions, Suspiria de Profundis, célèbre la digression comme l’essence de la vie: «ces variations musicales vagabondes sur le thème – ces pensées, sentiments, digressions, qui grimpent et entourent avec force floraison le tronc aride10». Le thème central (par lui-même, «moins que rien») est un simple support au foisonnement digressif de l’art.

Les passages les plus plaisants des Confessions sont les scènes de comédie; or l’humour et l’ironie jouent volontiers sur l’exagération. De Quincey apprécie aussi l’extravagance verbale, particulièrement quand elle s’accompagne de provocation: une tonalité qui apparaît occasionnellement dans les deux éditions des Confessions, mais qu’il prolonge sur 58 pages à l’occasion de son article Sur le Meurtre, considéré comme l’un des beaux-arts. Dans son autobiographie, paradoxalement, les excès humoristiques de la rhétorique, qui permettent autant d’esquiver que d’exprimer indirectement des souffrances trop douloureuses pour être racontées autrement, jouent alors le rôle d’une litote. De Quincey résume ainsi l’inévitabilité de sa dépendance à l’opium en la postulant, car le récit de ses souffrances reviendrait à «massacrer un régiment de patients lecteurs11»; l’image employée (toss and gore) est particulièrement sanglante et contraste avec la légèreté affectée par l’auteur. Un autre thème exemplaire de cette tonalité ambiguë est sans doute le traitement de l’opium: l’emphase liée à la célébration de l’opium, proprement divinisé, déborde en une parodie du même opium. La tension entre lyrisme et distanciation humoristique se résout en une même jubilation du dire. Cette posture précédait les tensions du théâtre absurde du XXe siècle, au rire grimaçant; mise à jour parallèlement au développement de la psychanalyse, elle s’exprime maintenant d’une voix moins torturée: tous les auteurs de spectacles comiques avouent aujourd’hui exorciser leurs angoisses sur scène, et l’art comme thérapie est devenu un cliché.

Chez T. De Quincey, le récit excessif, de par sa forme et son contenu, est une arabesque: le masque de l’auteur, à la fois la marque d’un vide existentiel et d’une créativité réelle, symptôme et compensation. Si le narrateur y perd en fiabilité, l’auteur y gagne une nouvelle autorité sous le sceau de l’originalité. Cependant, cette maîtrise de soi rétrospective se fait au prix de lourdes souffrances. Au moment où notre société cherche à redéfinir la limite et l’excès, la relecture de Thomas De Quincey peut nous mettre en garde sur les contradictions douloureuses qui accompagnent des excès refoulés.

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. Concours de recrutement du personnel enseignant du secondaire en France. Débouchant immédiatement sur l’enseignement en lycée, c’est souvent le prélude à une thèse et à l’enseignement en milieu universitaire.
2.Les Confessions ont paru en 1821, et dans une version beaucoup plus longue, en 1856. Je traduis toutes les citations d’après l’édition de LINDOP, Grevel, The Confessions of an English Opium-Eater [1ère édition, 1821] p. 1-80; “Suspiria de Profundis”, p. 87-181; “La malle-poste anglaise”. Oxford, Oxford University Press, 1998.
3.Ibid., p. 2.
4.Ibid., p. 9, p. 60.
5.Ibid., p. 74
6.Ibid., p. 77.
7.Ibid., p. 78.
8.Ibid., p. 64.
9.Ibid., p. 71, p. 68.
10.Ibid., p. 94.
11.Ibid., p. 11, p. 52.

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