Sons et images de Beyrouth: entre résistance, mémoire et mélancolie

Mosaïque de 19 communautés religieuses, espace de tension politique et religieuse, le Liban a connu les affres d’une longue guerre civile de 15 ans. En outre, en juillet 2006, ce pays a été l’objet d’une offensive militaire dévastatrice d’Israël, en riposte à la capture de deux soldats israéliens par le Hezbollah. L’effervescente scène artistique libanaise s’est appropriée les thématiques de la guerre et de la mémoire dans sa production récente.

34  days de Munma
Caroline Tabet,
34 days de Munma, 2006
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Les événements de l’été 2006 transparaissent dans les travaux récents de la jeune et bouillonnante scène artistique libanaise, notamment dans la musique de Munma, la photographie de Caroline Tabet et les dessins de Mazen Kerbaj.

Que la production artistique au Liban soit imprégnée des thématiques de la guerre et de ses conséquences ne constitue pas quelque chose de nouveau. Ces problématiques très présentes dans l’imaginaire collectif et individuel libanais apparaissent souvent, implicitement ou explicitement, dans le cinéma, le théâtre, la musique, la littérature, etc.(1). Après la guerre de juillet 2006, au moment de tensions extrêmes entre les différentes communautés, Jawad Nawfal, un compositeur de musique électronique et électroacoustique basé à Beyrouth, narrait l’extrême effervescence de la scène culturelle: «Il y a des vernissages, des installations, des concerts partout. C’est comme si tout le monde se dépêchait de produire et de montrer son travail tant que c’est encore possible(2)

Sons électroniques, oppressants et limpides de Munma

Beyrouth a vécu, ces dernières années, une éclosion de sa scène musicale, particulièrement riche et diversifiée. Parmi les productions récentes, figure un album de six titres de la formation Munma. Cet album nommé 34 days en référence à l’offensive israélienne sur le Liban en juillet 2006 est sorti chez le label libanais Incognito. Derrière Munma, se trouve Jawad Nawfal, fondateur d’un laboratoire de recherche et de composition sonores mis sur pied en 2001 avec Victor Bresse. Basé sur le souci d’explorer et de combiner plusieurs modes de composition musicale assistés par ordinateur, ce laboratoire appelé Altered Ear s’est ramifié depuis sa création. Il a donné naissance à deux formations différant par leurs styles de musique: Aequo et AEX. Aequo aborde la composition sonore sous un angle expérimental et détourne de leur usage habituel plusieurs courants musicaux (electronica, glitch, breaks, techno, electro et ambient). Quant à AEX, cette formation réalise des performances musicales pour le grand public. Ses influences musicales proviennent de l’electro, la techno, l’electronica, le hip-hop et le breakbeat.

Avant la guerre de 2006, Jawad Nawfal et Victor Bresse faisaient danser les Libanais dans la célèbre boîte de nuit Basement, sur les sons techno de la formation AEX. Ou alors ils sortaient sous le nom d’Aequo un album plus expérimental et plus confidentiel, Mitclan (en 2006), chez un label indépendant américain: Isolate Records.

Puis les rues et les pistes de danse ont été désertées en juillet 2006, et Jawad s’est retrouvé coincé chez lui, privé de son partenaire bloqué à l’étranger, à pianoter sur son ordinateur, sourd au désordre ambiant. En est sorti 34 days, un album à la fois oppressant et limpide, sombre et lumineux, douloureux mais sans désespoir, puisant dans les harmonies et les rythmiques orientales, mélangeant sons réels et synthétiques. Cette dualité est retrouvée dans tout l’album. Par exemple, le morceau Judas est construit sur une mélodie de violon où s’intègrent progressivement des interférences et des rythmiques électroniques syncopées. Le morceau Yaqin (en arabe: «certitude», souvent en relation avec la foi) correspond à une boucle orientalisante très mélodique sur laquelle est échafaudée une montée de masses sonores synthétiques. Quant au morceau Munma, il rassemble des éléments très différents: extraits de nouvelles radiophoniques en arabe, violon oriental réel, sons de guitares traités et rythmiques orientalisantes électroniques. Cette mosaïque de sons semble refléter le profond chaos et le désespoir dans lequel fut plongé le pays en juillet 2006 de même que l’éclatement de la réalité libanaise, sur les plans politique et socioculturel.

Contrairement à d’autres créations ayant émergé depuis la dernière guerre, cet album est plus abstrait, ne contenant pas de sons de déflagrations. Sa seule concession à la mention concrète de la guerre consiste en des extraits de radio dans l’avant-dernier morceau Munma. On devine les bombes à arrière-plan mais sans les entendre.

Quant au nom Munma, il possède plusieurs significations, figurant notamment dans le manga de science-fiction Appleseed, où la «république sacrée de Munma» est un état imaginaire formé à partir de l’Iran et du Pakistan, à la suite d’une troisième Guerre mondiale. Pour le compositeur, il s’agit surtout d’une république de résistance dans le futur, empruntant aux écrits de George Orwell (1984) et d’Aldous Huxley (Le Meilleur des mondes).

Ainsi, Jawad considère cet album comme son acte de résistance et comme sa participation politique. Selon lui, en matière de politique, les artistes ont la responsabilité d’exprimer ce qu’ils ressentent pendant des conflits et leurs créations devraient refléter la réalité dans laquelle elles se situent. D’ailleurs, Jawad insère toujours dans ses morceaux musicaux des extraits de nouvelles à la radio ou de discours politiques en relation avec la situation politique du Liban. Dans son prochain album qui doit sortir fin 2007 chez Incognito, Black Tuesday, le morceau Finem Respice contient un fragment d’un discours prononcé par Nasrallah, le leader du Hezbollah.

Dans une telle approche, l’art et la vie semblent inextricablement liés. La démarche de création est contextuelle et ancrée dans un lieu, traduisant toutes ses dimensions: politique, sociale, géographique, culturelle… L’artiste ne vit pas dans une bulle hermétique au monde qui l’entoure, mais situe son travail dans le milieu de vie, un travail essentiellement politique dans le sens d’une participation, mais pas forcément d’une prise de position.

Première composition en solo (3), 34 days est aussi une collaboration familiale, puisque c’est le frère de Jawad, Ziad Nawfal, qui a produit l’album et la femme de Jawad, Caroline Tabet, qui a réalisé les photographies de la pochette. En 2000, ces derniers avaient d’ailleurs créé avec d’autres artistes libanais un collectif intitulé Art-Core et organisé des performances dans des lieux désaffectés, appelés à être démolis, les réanimant l’espace d’une nuit.

La mémoire photographique de Caroline Tabet

Le travail de la photographe Caroline Tabet est imprégné des thématiques de l’absence et de la destruction. L’artiste explique sa démarche par «le besoin de garder des traces, traces de ce qui a été à un moment donné, traces de Beyrouth qui s’efface et se reconstruit sans cesse(4)». En effet, le paysage beyrouthin change constamment, non seulement à cause des destructions et des reconstructions occasionnées par les guerres depuis 1975, mais aussi en raison de l’urbanisation accélérée et mal planifiée. Ainsi, mémoire et destruction sont les thématiques premières de 290, rue du Liban, deux séries de photographies réalisées par Caroline Tabet et une autre photographe beyrouthine, Joanna Andraos, dans le cadre de leur collectif Engram. «290, rue du Liban» correspond à l’adresse d’une maison traditionnelle libanaise datant de 1900, où Caroline Tabet a habité dans le passé et qui a été démolie en 2005 pour être remplacée par un immeuble moderne. Cependant, la construction a été ralentie par la découverte de tombes romaines sous la maison.

Dans la première série, l’approche mise en œuvre par les photographes a été de matérialiser, grâce à un procédé photographique, des «flux imperceptibles de personnes disparues(4)», créant dans l’espace l’illusion de présences. Quant à la deuxième série de 290, rue du Liban, elle constitue une retranscription fidèle du processus de démolition de la maison par les entrepreneurs. Ce travail a été exposé à Beyrouth, à Paris et à Arles, dans l’événement «Off du Off» des rencontres d’Arles Photographie 2007.

Comptant à son actif plusieurs expositions, installations et collaborations, explorant par ailleurs la relation entre le son et les images, Caroline Tabet a photographié les traces des destructions occasionnées par la guerre de 2006 au Liban, de même que les habitants du Sud réfugiés par milliers dans la capitale et dormant à la belle étoile dans le jardin public – Sanayeh – ou dans les établissements publics transformés en dortoirs de fortune. Ici aussi transparaît le désir de l’artiste de constituer une mémoire photographique des destructions et de la transformation irréversible et inexorable des lieux. Cette démarche se situe au cœur du contexte beyrouthin, le reflétant et soulevant des interrogations par rapport à la réalité.

Le témoignage pictural de Mazen Kerbaj: résister aux bombes et à la morosité grâce à son crayon

Les bruits des projectiles, Mazen Kerbaj, un musicien et illustrateur libanais, se les est appropriés le temps d’enregistrer une improvisation sur son balcon la nuit du 15 au 16 juillet 2006. Selon Mazen, le morceau était joué par lui-même, à la trompette, et les forces aériennes israéliennes, aux bombes. Surtout, au début de l’offensive israélienne de juillet 2006 sur le Liban, Mazen Kerbaj a créé un blogue(5) où il «postait» tous les jours, lorsque les conditions sécuritaires et matérielles le lui permettaient, des dessins dépeignant la guerre ainsi que son vécu et celui de son entourage(6).

Ces témoignages quotidiens, caustiques, tour à tour mélancoliques et furieux sur la vie au Liban par temps de guerre rappellent la démarche de Marjane Satrapi, qui se met également elle-même en scène dans son travail. Cette dessinatrice iranienne a dressé, à travers une bande dessinée autobiographique intitulée Persepolis(7) et évoquant le trait ciselé de l’encre de Chine, un portrait tout en sensibilité et en humour de l’Iran, depuis la révolution islamique en 1979 à la guerre avec l’Irak. Mais contrairement à Persepolis, le travail de Mazen Kerbaj constitue un témoignage à vif de la réalité, livré dans des conditions difficiles, souvent à la lumière d’une bougie et sous les bombes, et mis en ligne au retour de l’électricité. Il se démarque donc par son caractère plus saccadé (ce n’est pas une histoire), urgent et furieux. Ainsi, pour certains, l’approche de Mazen s’apparente à celle d’Aleksandar Zograf en ex-Yougoslavie en 1999, qui racontait la vie quotidienne en Serbie pendant la guerre par le biais de la bande dessinée.

Mazen Kerbaj continue à publier régulièrement sur son blogue des dessins qui parlent de son vécu de la réalité libanaise, marquée par des tensions politiques et intercommunautaires inquiétantes. Il insiste sur le fait que sa démarche n’est pas politique mais artistique et parle de la «métaphore de résistance aux bombes par un crayon(8)». Son intention est clairement de témoigner d’une réalité extrêmement difficile et révoltante durant l’été 2006, mais semble être aussi, notamment depuis la fin de cette guerre, de regarder la réalité à travers ces multiples facettes et de faire émerger chez son lectorat une pensée critique et un recul par rapport à leurs opinions. Du point de vue de Mazen, son travail n’est pas politique, car il ne prend position pour aucun parti. Cependant, ses dessins sont politiques dans le sens d’une participation au monde et d’une contribution à la capacité des personnes à vivre ensemble car la politique vise à «découvrir ce que les personnes ont en commun ainsi que le terrain (littéralement) des affiliations […] et des intérêts partagés(9)».

Mélange des genres, des médias, des techniques: plus que de narrer les ravages de la guerre, certains artistes libanais souhaitent lutter contre l’oubli et formuler à travers leur travail de création une ode d’amour à Beyrouth, cette ville «mille fois morte, mille fois revécue(10)», pour emprunter les mots de Nadia Tuéni, cette ville caractérisée par son métissage, sa diversité de paysages, de sons, de personnes et d’opinions, son hospitalité et sa fête permanente. Leurs œuvres artistiques tentent ainsi de construire une mémoire des événements douloureux et des lieux et personnes disparus, mais aussi de ce qu’est le paysage historique, géographique, sociopolitique et culturel libanais. Confrontés à la crise politique locale, à la situation épineuse au Moyen-Orient, à l’avenir incertain, au chômage, aux nombreuses coupures d’électricité, à l’impossibilité de vivre de leur pratique artistique, bref, à la difficulté d’exister, les travaux des artistes libanais semblent rejeter cet état des choses et constituer une revendication politique à travers leur refus d’uniformisation et leur valorisation de la diversité des visions, des croyances et des opinions. Face à la mémoire des lieux effacés, des destructions et des conflits, il semble que les artistes libanais dont les démarches de création sont imprégnées de la guerre désirent avant tout donner corps à leur désarroi et montrer l’importance de la pluralité de leur société et du monde, tout en affirmant l’urgence de vivre et de produire.

Notes (cliquer sur le numéro de la référence pour revenir au texte)

(1) Par exemple, le travail des cinéastes Maroun Bagdadi, Ghassan Salhab, Danielle Arbid, Joanna Hadjithomas et Khalil Joreige, des auteurs de théâtre et des metteurs en scène Roger Assaf, Rabih Mroueh et Lina Saleh, du poète Abbas Beydoun, de la poétesse Nadia Tuéni, du rappeur Wael Kodeih, des groupes de musique Scrambled Eggs et Lumi, parmi de nombreux autres, touche à la question de la guerre ou de ses conséquences.
(2) Tous les propos de Jawad Nawfal cités dans cet article ont été pris en note au cours d’un entretien téléphonique en août 2007.
(3) Avec des arrangements additionnels par Wadji Elian sur le morceau Mind over matter et par Victor Bresse sur le morceau Qana.
(4) Propos pris en note au cours d’un entretien téléphonique avec Caroline Tabet en août 2007.
(5) Mazen Kerbaj, [en ligne] <http://mazenkerblog.blogspot.com> (consulté le 15 septembre 2007).
(6) Les dessins et les textes explicatifs de Mazen Kerbaj ont été publiés sous le nom Beyrouth Juillet-Août 2006 en février 2007 par l’Association, éditeur français indépendant de bandes dessinées.
(7) Publié également chez l’Association, en quatre tomes.
(8) Dans une note intitulée «Message aux gens d’Israël qui lisent ce blog» (traduction libre) publiée sur son blogue le 19 juillet 2006, [en ligne], <http://mazenkerblog.blogspot.com/2006/07/message-to-people-of-israel-who-are.html#links> (consulté le 15 septembre 2007).
(9) Traduction libre, Thomashow, M., Ecological Identity: Becoming a Reflective Environmentalist, Cambridge, The MIT Press, 1995, p. 134.
(10) Tuéni, N., Liban, vingt poèmes pour un amour, Liban, [s.n.], 1979.

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