Parmi le nombre essoufflant de spectacles musicaux et d’événements parallèles de toutes sortes présentés par le Pop Festival de Montréal cette année, la projection-performance proposée dans le cadre du volet cinéma par le collectif montréalais Double Négatif représentait une valeur sûre. Après la lecture du programme, de ses descriptions bâclées et à toute fin pratique inutiles, le festivalier n’avait d’autre choix que de se laisser guider par son instinct. Se dévouant depuis sa formation à la diffusion et à la création d’œuvres cinématographiques expérimentales, Double Négatif a, une fois de plus, livré la marchandise en nous saturant l’œil, le 5 octobre dernier, à l’Association portugaise de la rue St-Urbain.
Gasti, Portrait_Nanà4@, Enzo.Ombre et mets chinois
(Sunshine shadows and chinese food), 2006
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Pour l’occasion, sept projecteurs 16mm défilaient tous à la fois leur bobine. Deux projectionnistes contrôlaient ce chaos d’images où des plans hétéroclites passaient de l’abstraction la plus totale (des kyrielles de lignes, de points et de taches, soit dans un noir et blanc absolu, soit dans des coloris aveuglants) au figuratif on ne peut plus concret d’un vieux film pornographique dont quelques scènes repassaient en boucle. Jouée en direct et progressant de façon percutante, la musique de l’orchestre Transylvania, incluant deux membres de Double Négatif ainsi que le drummer de Wolf Parade, interagissait, malmenait, triturait, élargissait la toile visuelle tissée de mains de maîtres par les membres du collectif.
Le parallèle frappe et fait sens: la pellicule, le sexe. D’abord, une femme qui fait une fellation. Puis, un couple s’adonnant aux plaisirs de la chair. Au gré de fellations et de pénétrations à peine entrevues, la pellicule sautille et paraît s’exciter. Des formes indécises et des égratignures font écran à la scène pornographique initiale, qui ne fait que recommencer et se terminer encore, de façon presque machinale. Aux instants de lenteur et d’accalmie succèdent des tempêtes de saturation et de clignotement d’une brutale intensité. La scène lubrique, répétée et modifiée jusqu’à dénaturalisation complète, évoque l’essence des rapports sexuels qui apparaissent pareils à la matière qui les forme : chimiques, répétitifs, lumineux, incontrôlables. Comme si le sexe n’était que de simples particules de bromure d’argent précipitées dans l’émulsion…
Aussi, quoi penser de cet accès de matérialité qui ne semble renvoyer qu’à elle-même? Comment réagir à cette poussée de pellicule, cette crise d’éraflures, de coupures, de perçages, de décoloration, de désintégration? À la vue de ces images, revisitées et revisionnées jusqu’à plus-soif, le spectateur n’a d’autre choix que de se sentir voyeur, puisqu’il cherche en vain les corps lascifs derrière leurs mouvements toujours renouvelés. Il entrevoit subrepticement des formes humaines à travers l’opacité du matériau filmique pour les reperdre ensuite dans un flot ininterrompu d’assauts à la pellicule. La fameuse analogie entre la position du spectateur s’installant incognito dans une salle obscure pour porter son regard à l’écran et celle du voyeur qui, en solitaire, jouit d’épier sans être vu, prend ici toute sa signification. Le spectateur a le sentiment de l’interdit, comme s’il tombait sur un vieux porno illégal enfoui dans un lieu sombre. C’est le plaisir coupable du cinéphile.
Puis, la pellicule brûle. Photogramme par photogramme, les formes dansent, bullent, bouillent. Un des deux projectionnistes applique de l’eau de javel sur l’une des bobines qu’il égratigne de façon aléatoire. Puis, il bloque la pellicule dans le projecteur, ce qui fait bouillonner et fondre certains photogrammes demeurés trop longuement près de l’ampoule électrique. De nouvelles formes et de nouvelles couleurs se combinent au hasard de la tumultueuse effervescence. Le climax advient ou, plutôt, une série de petits orgasmes accidentels, tremplins vers d’autres rythmes, couleurs, sonorités. Obstruant la vue d’images libidineuses, la pellicule, à l’image des corps frénétiques, pétille et mime l’acte sexuel. En somme, la chimie et l’art imitent le couple et forniquent. L’aspect performatif de la projection, avec la panoplie d’interventions concrètes et tactiles en direct qu’il implique, fait une fois de plus écho à la nature physique des images entrevues.
Devant nous, tout feu tout flamme, dans le rôle des corps, à la fois détruit et multicolore, le cinéma prend enfin son pied.