L’Argentine, le Canada, la Chine et les États-Unis inondent le marché mondial d’organismes génétiquement modifiés (OGM). Pendant ce temps, en Europe, le débat est houleux. Si des agriculteurs cultivent tout de même, en toute impunité, des OGM non autorisés par l’Union européenne, nous assistons globalement à une réaction de rejet de ces produits. Volatiles, car cultivés en plein air, les pollens se diffusent avec les vents, les animaux et les mélanges de semences dans les silos. À l’heure actuelle, sur la planète, nous consommons des OGM sans le savoir et, de fait, contribuons à l’avancée du progrès même si ce dernier entraîne parfois des conséquences irréversibles pour l’humanité. Mais avons-nous suffisamment réfléchi au sens du mot «progrès»? Et dans quelle mesure l’utilisation des biotechnologies est-elle souhaitable?
Petit conte sur la science, machine à faire des dieux…
Il était une religion transgénique avec, à sa tête, riches et puissantes, des multinationales biotechnologiques dont les icônes les plus connues étaient Pioneer et Monsanto. Il était des prêcheurs talentueux en blouses blanches, tout droit sortis de ces laboratoires de recherche.
Il était des catéchumènes fraîchement convertis et pratiquants: des agriculteurs, semenciers ou coopératives agissant en des lieux et des territoires plus ou moins secrets. Et enfin, quelques martyrs qui, avec leurs champs ensemencés d’OGM saccagés, faisaient figure de modèles de piété et d’engagement dans la religion transgénique.
Les politiciens et gouvernements au pouvoir, monarques de l’époque, laissaient faire, tant les lobbies et les enjeux politico-économiques étaient paralysants et opposés au changement. Des conversions étaient même envisagées pour des États entiers. L’éthique s’était génétiquement modifiée, résultat d’un savant mélange entre les contaminations incontrôlables et les redevances aliénantes sur un vivant modifié et breveté. Les fidèles consommateurs-citoyens, exclus des Écritures technoscientifiques, baignaient dans une désinformation des plus profondes. Sans le statut d’expert et en l’absence d’une maîtrise de la «technolangue», ce latin du XXIe siècle, il était interdit de comprendre et de participer au progrès de la civilisation. La «mystification scientifique1»régnait dans toute sa splendeur.
Dans ce sinistre tableau, une lueur d’espoir apparaissait pourtant. Quelques «lumineux hérétiques» nageaient à contre-courant. Leur point commun? Défendre la vie. À leur tête: une poignée de scientifiques2, de penseurs, d’organisations non gouvernementales et d’agriculteurs de toutes nationalités. Dans les pays du Sud, des paysans rejetaient la religion OGM et démontraient qu’une autre voie était possible3. En Europe, des faucheurs de champs ensemencés d’OGM pratiquaient la désobéissance civile pour sauver ce qu’il leur restait de liberté. En France, même des semeurs volontaires de graines biologiques opéraient4. Face à la religion technoscientifique en vigueur, on assistait à l’émergence de tout un mouvement qui n’arrêtait pas le progrès, mais le choisissait.
Science et croyance
Ne perdons pas de vue le fait que la science n’est pas une activité indépendante. Elle est déterminée par des conditions historiques, socio-économiques, technologiques et psychologiques. Karl Popper5 rappelle que les vérités scientifiques sont toujours provisoires, c’est ce qu’il appelle la falsifiabilité.
Le défi est d’accepter la science pour ce qu’elle est: une croyance. Ernest Renan disait de la science: «elle est à mes yeux inséparable de la philosophie, comme elle n’a de valeur que par la philosophie qu’elle renferme. La science est une religion, sacrée, au même titre qu’elle, puisque seule, elle peut résoudre à l’homme le grand problème des choses»6.
Technique et progrès: un choix de société
La transgénèse, la transgression des barrières de la sélection naturelle pour créer des êtres vivants mélangeant des espèces, est une possibilité technique contemporaine7. Elle constitue une étape supplémentaire dans l’emprise sur le vivant. En s’emparant de ce pouvoir, la créature que nous sommes devient le nouveau créateur, ce qui induit un problème crucial de références. On se souviendra à juste titre des gênes de poisson dans les fraises ou des gènes de saumon dans les tomates8.
Il ne s’agit pas de savoir si le progrès que représentent les OGM est négatif (il peut l’être), mais de comprendre pourquoi, au lieu d’être traité et constaté comme une simple réalité, ce progrès donne lieu à des analyses et à des prises de position idéologiques, des éloges ou des condamnations et fait naître l’espoir ou la crainte. Profitant d’un discours technoscientifique qui semble bénéficier d’une adhésion immédiate, les multinationales biotechnologiques sont devenues les centres névralgiques de contrôle du vivant, où la politique et l’éthique n’ont que bien peu de poids. Cela questionne le rôle de l’État dans la diffusion des idéologies, ainsi que la conservation des libertés individuelles et du bien commun. Une des spécificités de notre époque est sans doute l’abandon de la distinction entre la fin et les moyens. C’est alors qu’une nouvelle question se pose, à savoir: doit-on rentre réel le possible? Autrement dit, une technique ayant été validée scientifiquement doit-elle forcément voir le jour?
Les biotechnologies questionnent fondamentalement la loi de Gabor pour qui le possible sera nécessairement réalisé. A ce titre, l’exemple des OGM s’apparente à celui du clonage, domaine dans lequel une partie des chercheurs ont préféré ne pas aller plus loin, pour des raisons éthiques. Ces chercheurs s’inscrivent-ils contre le progrès de l’humanité ou, au contraire, en sont-ils garants?
La société contemporaine est révélatrice d’une contradiction interne9: on ne s’est jamais autant servi de technologies mais on a jamais eu aussi peu de maîtrise et de savoir-faire techniques. C’est ainsi que nous sommes devenus non seulement des êtres dispensés de technique, mais exclus de celle-ci.
La possibilité technique de la transgénèse est réelle, mais imposer l’appropriation du vivant est inacceptable quand on remarque que l’utilisation des OGM entraîne une perte d’autonomie des individus. Les phénomènes de dépendance et de rupture, tant avec la vie qu’avec le savoir, en témoignent. Dès lors, il serait souhaitable de pouvoir utiliser cet outil dans les exigences définies par les êtres libres et responsables que nous sommes. En cela, il serait préférable de définir tout d’abord nos exigences, c’est-à-dire notre projet de société10.
Finalement, et sur une note positive, le Prix Nobel Alternatif (Right Livelihood Award) a été décerné en décembre 2007 à un couple de fermiers de la Saskatchewan pour avoir défendu la «biodiversité et les droits des fermiers en contestant la perversité environnementale et morale des l’interprétation du concept des droits de brevet11». Alors que les champs de canola des fermiers avaient été pollués par des graines OGM, Monsanto poursuivait le couple pour utilisation frauduleuse de semences de canola OGM.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. «Technolangue» et «mystification scientifique» sont des termes empruntés à l’ouvrage collectif suivant: Berlan, Jean-Pierre, Michael Hansen, Paul Lannoye, Suzanne Pons et Gilles-Eric Seralini. La guerre au vivant. OGM et mystification scientifique, Marseille, Agone, 2001, 166 pages. (Coll. «Contre-Feux»).
2. Notamment Vandana Shiva, physicienne et épistémologue, Prix Nobel alternatif 1993, fondatrice et présidente de la Research Foundation for Science, Technology and Natural Ressource à New Delhi, en Inde ; J-P Berlan, agronome et économiste, directeur de recherches à l’INRA de Montpellier-France ; Michael Hansen, directeur scientifique au Consumer Policy Institute de New York ; Suzanne Pons, biologiste française ; Gilles-Eric Séralini, professeur de biologie moléculaire à l’Université de Caen et membre de la Commission du génie biomoléculaire et du comité provisoire de biovigilance en France ; Smati Ababsa, chercheur à l’INRA-CDARS en France ; Ignacio Chapela, chercheur à Berkeley, membre d’un comité de l’Académie Nationale des Sciences sur l’impact environnemental des OGM (États-Unis et Mexique) ; David Quist, collaborateur de Ignacio Chapela ; Arpad Pusztai, biochimiste de la nutrition, spécialisé dans les interactions des composants alimentaires avec le système dugestif et chercheur au Rowett Institute en Écosse ; Jacques Testard, directeur de recherche à l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale ; Mae Wan-Ho, professeur à l’open Université, directrice de l’Institute of Science in Society à Londres ; Joe Cummings, chercheur généticien à l’Université de Western en Ontario (Canada) ; Irina Ermakova. toxicologue de l’Académie des Sciences-Russie ; Charles Benbrook, ancien secrétaire de l’Académie des Sciences aux Etats-Unis ; Katja Moch, Öko-Institut, Institute for Applied Ecology Freiburg en Allemagne ; Florianne Koechlin, Blauen Institut, Münchenstein (Suisse) ; Martin Heinsenberg, Institut en neurobiologie et génétique, Université de Würzburg (Allemagne) ; Marcello Buiatti, professeur en génétique, Université de Florence ; Richard Strohman, professeur émérite, département de biologie moléculaire, Université de Berkeley (États-Unis) ; Cesare Gessler (Zürich-Suisse) ; Matthias Fladung, Centre de recherche sur les forêts, BFH Grosshansdorf (Allemagne) ; Richard Firn, département de biologie, Université de York, Royaume Uni ; Manuela Malatesta, Université d’Urbino, Italie ; Beatrix Tappeser. responsable du département de génétique de l’Agence fédérale pour la conservation de la nature, Bonn (Allemagne).
3. Voir «Un jury citoyen sur les OGM au Mali», Transrural, n°311, (juin 2006), et Robin Maynard, «L’Éthiopie, un pays fertile», l’Ecologiste,n° 17, (décembre-février 2006), p. 50-51.
4. Paris (Reuters), le 20 juin 2006: Après les faucheurs d’OGM, les «semeurs volontaires» de graines biologiques. Après les «faucheurs volontaires», qui détruisent les champs de plants transgéniques, les anti-OGM français alignent une nouvelle force – les «semeurs volontaires»… de graines biologiques. Le 17 juin 2006, 43 militants anti-OGM ont réalisé «un semis volontaire», avec des semences de maïs biologique, sur une parcelle d’essai de maïs transgénique appartenant à la société Pioneer à Ozouer-sous-Bellegarde, dans le Loiret, fait savoir la Confédération paysanne.
5. Popper, Karl. Le réalisme et la science, Paris, Hermann, 1990.
6. Renan, Ernest. L’avenir de la science, [1890], Paris, Flammarion, 1995.
7. Berlan, Jean-Pierre, Michael Hansen, Paul Lannoye, Suzanne Pons et Gilles-Eric , Seralini. La guerre au vivant. OGM et mystification scientifique, Marseille, Agone, 2001, 166 pages. (Coll. «Contre-Feux»).
8. Apotekler, Arnaud. Du poisson dans les fraises, Paris, La Découverte, 1999.
9. Séris parle de «capital technique accumulé» comme d’une prépondérance de la machine par rapport au geste technique. Voir Jean-Pierre Séris, La technique. Paris, Presses universitaires de France, 1994, 413 pages.
10. Illich, Ivan. La convivialité, Paris, Seuil, 2003. (Coll. «Points»).
11. Radio-Canada. Les Schmeiser honorés en Suède, [en ligne] <http://www.radio-canada.ca/regions/saskatchewan/2007/12/07/001-Schmeiser-Prix_n.shtml>. Consulté le 8 décembre 2007.
Bibliographie
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ARENDT Hannah, Condition de l’Homme moderne, Edition Calmann-Lévy, collection Agora, Paris 2005 (première édition en 1961).
ELLUL Jacques, Le système technicien, Editions du cherche midi, réédition de 1977. 338 pages.
HOTTOIS Gilbert, Techno-science et sagesse, Editions Plein Feux, 58 pages
ILLICH Ivan, La convivialité, Editions du Seuil, collection Points, Paris, Février 2003.
SERIS Jean-Pierre, La technique. Editions PUF, Paris 1994. 413 pages.
La contestation aux nouvelles technologies
BOVE José et LUNEAU Gilles, Pour la désobéissance civique, Editions La Découverte 10-18, collection Fait et Cause, Paris 2004.
LIBOUBAN Jean-Baptiste, OGM : 5000 faucheurs volontaires, dans l’Ecologiste n° 17, décembre-février 2006, p.9.
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BERLAN Jean-Pierre, HANSEN Michael, LANNOYE Paul, PONS Suzanne, SERALINI Gilles-Eric, La guerre au vivant. OGM et mystification scientifique, Agone, Editeur, collection Contre-Feux, Marseille 2001, 166 pages.
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Souveraineté alimentaire
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MAYNARD Robin, L’Ethiopie, un pays fertile, dans l’Ecologiste n° 17, décembre-février 2006, p.50-51
Sociétés et espaces ruraux
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