L’œuvre de l’écologiste québécois Pierre Dansereau est riche d’enseignement pour penser la crise écologique actuelle ainsi que les possibilités d’en sortir. Le cœur de cette œuvre est animé par la nécessité de repenser la relation entre l’humanité et son environnement, notamment à travers l’idée du pouvoir humain sur les écosystèmes et la belle métaphore du paysage intérieur. Il s’agit ici de revisiter l’écologie de Dansereau à la recherche de pistes porteuses d’espoirs.
L’énormité de la crise écologique actuelle nous oblige à repenser la relation entre l’humanité et l’environnement et, en cela, il peut être utile d’explorer de nouveau les intuitions oubliées de géants comme Pierre Dansereau, fondateur incontesté de l’écologie québécoise. Comme il était de mise, pour les précurseurs comme Dansereau, de dénoncer la pollution agricole, de prédire la raréfaction des ressources, de s’apitoyer sur la perte des derniers espaces véritablement sauvages, etc., il est dorénavant nécessaire de décrier la contamination généralisée de la chaîne alimentaire, de combattre l’eutrophisation des lacs et des océans, de mobiliser les politiques pour lutter contre le réchauffement climatique. La crise écologique a changé d’échelle, et notre capacité d’y faire face s’en trouve conséquemment affaiblie. Dans cet article, nous examinerons comment la pensée de Pierre Dansereau sur la crise et le pouvoir écologiques a tracé la voie à une conception de la relation humain-nature qu’il importe aujourd’hui de revisiter.
L’écologiste aux pieds nus
Écologiste, Pierre Dansereau a reformulé plusieurs concepts des sciences naturelles pour les faire entrer dans un modèle novateur de l’écosystème qui permet nombres d’applications concrètes. Pédagogue, il a milité pour une science écologique se posant comme «une toile de fond pour un nouvel humanisme», un vecteur pour un changement global de notre «paysage intérieur(1)». «Écosociologue(2)», il a tenté de comprendre ce paysage intérieur, domaine des représentations sociales de l’environnement, et a théorisé de manière novatrice la notion de pouvoir afin de l’appliquer à l’action humaine sur les écosystèmes. Tout comme ses contemporains (notamment René Dumont(3), pour ne nommer que lui), Dansereau a parcouru le monde, ses forêts et ses villes, au point où il fut surnommé «l’écologiste aux pieds nus» par ses collaborateurs du Sud.
Un des points de départ de Dansereau concerne tout particulièrement la recherche de solutions viables: face à la crise de l’environnement, celui-ci avance que nous avons besoin d’une nouvelle perspective sociologique pour gérer notre pouvoir incontrôlé de transformation des écosystèmes. La crise est donc non seulement de nature écologique, mais aussi politique au sens large, car elle «est le résultat de la différence qui existe entre les intentions et les accomplissements de l’homme(4)». On ne saurait donc la considérer sans s’attarder sur les questions du pouvoir et de la puissance de l’intervention humaine dans les écosystèmes, et sur leur fondement profondément social et symbolique.
Écosystèmes et pouvoir écologique
Aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation économique, du déplacement des lieux de pouvoir et de l’intensification des flux culturels, les sciences sociales portent de plus en plus leur regard sur la ville, sur le cadre urbain et sur la puissance des mégalopoles. Il y a quarante ans, Dansereau le faisait déjà puisqu’il a consacré une partie de ses travaux à l’étude de ce «grand mouvement centripète [qui] implique un énorme flux d’énergie(5)». Sa compréhension de l’étendue du pouvoir de la ville réside dans la définition qu’il a lui-même donnée à sa discipline, l’écologie, soit l’étude des écosystèmes. L’écosystème se définit comme «un espace limité où le cyclage des ressources à travers un ou plusieurs niveaux trophiques est effectué par des agents plus ou moins fixés et nombreux, utilisant simultanément et successivement des processus mutuellement compatibles qui engendrent des produits utilisables à courte ou longue échéance(6)».
Si les notions d’espace, de ressource, d’agent, de processus et de produit portent ici des significations qui relèvent généralement du sens commun, il importe de s’arrêter sur la notion de niveau trophique qui demande un plus grand effort de compréhension. Les niveaux trophiques, qui sont au nombre de six, sont en quelque sorte les strates des écosystèmes. Ainsi, on peut facilement se représenter le niveau minéral qui renvoie au sol et à une partie des nutriments que nécessite la vie. Le niveau végétal est tout aussi évident, bien qu’il faille également imaginer les fonctions de cyclage qu’il remplit, notamment à travers son utilisation des minéraux du sol et en tant que réservoir d’aliments pour les deux strates supérieures que sont la faune herbivore et la faune carnivore. Les animaux, qu’ils appartiennent à l’une ou l’autre des ces strates, remplissent aussi des fonctions de cyclage des ressources en déplaçant celles-ci, en creusant, aménageant, etc. Le cinquième niveau trophique est celui de l’investissement, c’est-à-dire «la mise en réserve de matériaux ou la construction d’artefacts qui ont un usage à long terme pour le maintien d’une certaine condition ou pour le cyclage d’une ou de plusieurs ressources(7)».
L’investissement est donc une réorganisation et un stockage des ressources provenant des autres niveaux trophiques. Si plusieurs plantes et animaux en sont capables, ce qui rend typique l’investissement humain est son intensité, comme en témoignent nos villes, nos routes et nos infrastructures en général. En tant qu’écosystème, la ville présente donc une forte densité en minéraux (qui constituent la majorité des matériaux de construction), en investissement (la mise en réserve de ces matériaux par la construction) et en contrôle. Le contrôle est le dernier des six niveaux trophique et est en grande partie le propre de l’humain. Il s’agit de la capacité à influencer, à diriger et à décider de la circulation des ressources provenant de tous les niveaux trophiques, que ce soit au sein d’un écosystème ou au sein d’écosystèmes éloignés. Incarné par nos systèmes commerciaux, administratifs, économiques, politiques, religieux et culturels, le niveau trophique du contrôle détermine «la qualité, la quantité et la périodicité d’importation de pierres et de fer, de légumes et de viande [… et fait] sentir [son] impact bien au-delà de la ville(8)». À cause de leur forte densité d’investissement et de contrôle, les écosystèmes urbains sont sérieusement dépendants de tous les autres écosystèmes et, en retour, ils exercent un pouvoir considérable sur ceux-ci en contrôlant à distance les processus d’exploitation et de cyclage des ressources.
Ce pouvoir, l’être humain l’a trop longtemps exercé de manière inconsciente et inconsidérée. Quand les penseurs des Lumières ont imaginé qu’il était possible de «vaincre la nature», ils ont supposé qu’il s’agissait de l’ordre naturel des choses. Ainsi, bien cantonnées dans des villes devenues hyperpuissantes en termes écologiques, nos sociétés n’eurent de cesse de «modeler le milieu afin qu’il corresponde à l’image idéale(9)», mais n’ont jamais, jusqu’à récemment, sondé les motivations, les représentations et l’imaginaire qui sont à la source de cette image idéale. Il est temps, affirme Dansereau, de se pencher sur notre «paysage intérieur», notion qui traduit ce domaine des représentations sociales et de l’imaginaire, car le changement nécessaire «ne peut se faire jour, à l’instar des révolutions précédentes dans l’histoire humaine, que si l’homme adopte une vue de lui-même différente de celle qu’il a entretenue jusqu’ici(10)».
Conclusion: une joyeuse austérité
Le salut de l’humain comme de la planète Terre passe obligatoirement par un exercice plus rationnel de notre pouvoir écologique et donc, en quelque sorte, par «le contrôle de notre contrôle». Ceci n’est possible, en retour, que par la prise de conscience et l’exploration de notre paysage intérieur. Cette formulation contraste, il faut l’admettre, avec l’idée d’une «prise de conscience des problèmes écologiques». La démarche que propose Dansereau est plus profonde, à maints égards de nature spirituelle, et à tout le moins d’échelle sociétale.
Le principal cheval de bataille de Pierre Dansereau a été, à l’instar de l’écologie politique des années soixante-dix, la critique de la croissance économique qui «a pris les proportions d’un mythe en symbolisant la promesse même du bonheur terrestre(11)». Ainsi, la société de consommation, cette «vaste conspiration de la réclame(12)», doit être confrontée à la réalité de la limite des ressources et à l’absurdité de la fondation principale de nos économies: la propriété privée. Le principe de «joyeuse austérité» que propose Pierre Dansereau est antagonique à l’état actuel des choses et c’est pourquoi il demande un énorme travail sur notre paysage intérieur: «la joyeuse austérité à laquelle j’ose rêver ne peut guère être basée que sur le consentement(13)».
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. DANSEREAU, Pierre, «Les forces de la nature, les réponses de la culture», dans Vie des arts, no 141, 1990, p. 14.
2. Sans que Dansereau ne se soit jamais, à notre connaissance, revendiqué de la sociologie, Jean-Guy Vaillancourt l’a qualifié d’«écosociologue» pour souligner son apport à la réflexion sur la relation humain-nature. VAILLANCOURT, Jean-Guy, «Pierre Dansereau, écologue, écosociologue et écologiste», dans Sociologie et sociétés, vol XXXI, no 2, 1999, pp. 191-193.
3. René Dumont (1904-2001) était un agronome et écologiste français ayant largement défendu les causes tiers-mondistes et écologistes. Il est considéré comme le père du Parti vert français.
4. DANSEREAU, Pierre, La terre des hommes et le paysage intérieur, Montréal, Leméac, 1973, p. 8.
5. Ibid, p. 110.
6. Nous avons utilisé l’italique pour souligner les principales notions que la définition de l’écosystème mobilise.DANSEREAU, Pierre, «Les dimensions écologiques de l’espace urbain», dans Cahiers de géographie du Québec, vol 31, no 84, 1987, p. 340.
7. DANSEREAU, La terre des hommes…,Op. Cit., p. 73.
8. Ibid, p. 90.
9. DANSEREAU, Pierre, «L’écologie et l’escalade de l’impact humain», dans Revue internationale des sciences sociales, vol XXII, no 4, 1970, p. 703.
10. DANSEREAU, La terre des hommes…, Op. Cit., p. 81.
11. Ibid, p. 163.
12. Ibid, p. 170.
13. Ibid, p. 176.