Regard environnemental: entre savoir traditionnel et science

En 1994, le 9 août a été déclaré par l’ONU «Journée internationale des populations autochtones» pour la durée de la Décennie internationale des populations autochtones (1994-2004). Cette décennie, proclamée à nouveau en 2004 jusqu’en 2014, a pour objectif de renforcer la coopération internationale afin de résoudre des problèmes qui se présentent aux peuples autochtones, notamment dans le domaine environnemental. À la lumière de cette journée internationale, nous vous proposons, dans cet article, de mettre en perspective la place qu’occupe le savoir écologique traditionnel dans la gestion environnementale.

 Even trees can speak (Même les arbres peuvent parler)
Tim, Even trees can speak (Même
les arbres peuvent parler)
, 2006
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Aujourd’hui, il est difficile de douter de l’importance des enjeux environnementaux auxquels nous sommes confrontés, par exemple la conservation de la biodiversité. Bien que la «science occidentale» se présente souvent comme le principal outil de compréhension et de diffusion d’informations concernant ces enjeux, on comprend de plus en plus qu’elle n’est pas la seule réponse possible à la crise environnementale. La recherche tend depuis déjà quelques années, mais récemment à l’échelle historique, à s’ouvrir au savoir des peuples autochtones afin de compléter les connaissances scientifiques, mais aussi d’intégrer ce savoir en matière de gestion environnementale, dans l’objectif d’œuvrer en synergie. Des efforts pour créer des ponts entre savoir écologique traditionnel (SET) et science occidentale sont déployés de plus en plus et les expériences de cogestion environnementale s’avèrent plus fréquentes. Bien qu’encore jeune, la cogestion, encouragée par les Nations Unies, suppose une plus grande collaboration entre autochtones et allochtones, et ce même si la validité de l’intégration entre le SET et la science est souvent critiquée autant par ses partisans que par ses opposants(1).

Les autochtones et la lutte environnementale

L’effort magistral des écologistes dans les années 1970 pour faire valoir les intérêts environnementaux auprès des instances étatiques et internationales est connu. Quiconque s’est intéressé à cette époque effervescente aura remarqué l’apport des représentants des peuples autochtones dans cette lutte pour la protection et la conservation de l’environnement. C’est à partir des années 1980 que la légitimité des savoirs autochtones relative à la protection de l’environnement ainsi qu’à la gestion du territoire et des ressources naturelles a commencé à être reconnue par la communauté internationale. La lutte des autochtones pour la reconnaissance de leurs droits fondamentaux en tant que peuple était d’ailleurs intimement liée à des problématiques environnementales. Le droit à l’autodétermination, l’affirmation de droits ancestraux et de droits issus de traités ainsi que les revendications territoriales ont, à ce jour, un impact notable sur la participation des autochtones à la prise de décisions, notamment en matière d’environnement. L’attention portée par les institutions internationales au rôle des autochtones dans le domaine de l’environnement se reflète d’ailleurs dans le rapport Brundtland sur le développement durable (1987). L’Action 21, entérinée en 1992 au sommet de Rio, spécifie d’ailleurs que:

«Les populations et communautés autochtones et les autres collectivités locales ont un rôle vital à jouer dans la gestion de l’environnement et le développement du fait de leurs connaissances du milieu et de leurs pratiques traditionnelles. Les États devraient reconnaître leur identité, leur culture et leurs intérêts, leur accorder tout l’appui nécessaire et leur permettre de participer efficacement à la réalisation d’un développement durable. (Principe 22)»

La Convention sur la biodiversité propose à l’article 8-J des objectifs relatifs à la préservation et au maintien des savoirs autochtones et de leur mode de vie, mais aussi encourage la participation des autochtones et le partage équitable des connaissances, des innovations et des pratiques locales et indigènes(2).

Savoir écologique traditionnel et science

Plusieurs termes (connaissance environnementale traditionnelle, savoir autochtone traditionnel) et définitions expliquent le SET. Aucune définition n’est cependant acceptée internationalement et certains auteurs reprochent à ces tentatives de définitions leur caractère colonialiste(3). Néanmoins, nous vous proposons la définition de Johnson, selon laquelle le SET est

«[…] un ensemble de connaissances accumulées à travers les générations par un groupe de gens qui vivent en contact étroit avec la nature. Elles comprennent un système de classification, un ensemble d’observations empiriques sur l’environnement local et un système qui régit l’utilisation des ressources.(4)»

Il est important de souligner que le terme «traditionnel» ne désigne pas un savoir qui soit figé dans le temps, mais plutôt un savoir évolutif et donc dynamique. D’ailleurs, le mode de création de nouvelles données, selon le SET, a un caractère holistique, subjectif et se transmet par tradition orale. En comparaison, la science occidentale fonde ses données selon une approche réductionniste, objectiviste et positiviste(5). Il faut toutefois mentionner qu’autant les SET que la science décrivent l’expérience empirique, et ce, malgré des fondements et des explications différentes, telle que la spiritualité versus la recherche scientifique. Le langage relatif à l’environnement est également différent. L’utilisation des termes «gestion» de l’environnement ou de «nature sauvage» (wilderness) sont d’ailleurs issus de la culture occidentale.

Et en pratique?

Savoir écologique et traditionnel et science occidentale offrent des cadres de gestion des ressources distincts et le défi est de les intégrer afin de proposer un mode de gestion complémentaire. Plusieurs tentatives d’intégration des deux types de connaissances sont actuellement expérimentées, notamment dans le domaine de la pêcherie et de la foresterie. Par exemple, le projet de Forêt modèle crie de Waswanipi au Québec, a pour objectif de développer de nouvelles pratiques de gestion et d’exploitation forestières durables en faisant intervenir industriels, gouvernements, chercheurs et, bien sûr, les populations autochtones concernées.

De plus en plus d’expériences sont qualifiées de positives, mais encore souvent le pouvoir des peuples autochtones est réduit lorsque l’on cherche à intégrer les SET aux structures scientifiques de gestion(6). Par ailleurs, la volonté louable des institutions internationales (telles que le Programme des Nations Unies pour le développement, l’UNESCO, la Banque mondiale ou le Centre de recherches pour le développement international canadien) de constituer des bases de données afin d’assurer une meilleure diffusion des SET fait elle aussi face à des critiques. En effet,

«Le processus de « scientifisation » permet d’instaurer une division au sein des savoirs autochtones suivant laquelle seuls ceux qui sont utiles deviennent dignes de protection. De par leur inutilité, les autres, quelle que soit leur valeur de vérité, ne se prêtent pas à l’introduction dans des bases de données qui possèdent un pouvoir instrumental dans les actions de développement(7).»

Les SET sont confrontés au double défi de l’utilité pour la science et de la validité selon les critères de la science avant de pouvoir envisager être intégrés dans un processus de cogestion environnementale, particulièrement dans le cadre de projets de développement. Par contre, sans refléter tout l’éventail des SET, les bases de données sont à tout le moins un espace de diffusion qui permettra éventuellement une plus large compréhension et assurera une place plus grande aux SET. Déjà, la gestion adaptative des espaces et des ressources, fondée sur des conditions spécifiques locales et sur la dynamique de la communauté, intègre beaucoup les SET.

Finalement, ce très bref coup d’œil sur les ramifications et tentatives de conciliation entre savoir écologique traditionnel et science dans le cadre d’expériences de collaboration en gestion environnementale permet de comprendre quelques-uns des défis auxquelles les experts autochtones et allochtones sont confrontés. Beaucoup reste à faire, mais ils sont déjà nombreux à s’y être intéressé et à continuer de multiplier les efforts. Afin d’obtenir davantage d’informations concernant la Journée internationale des populations autochtones, nous vous invitons à consulter la page web suivante: http://www.un.org/depts/dhl/dhlf/indigenous/index.html

Notes

(1)LERTZMAN, David, «Rapprocher le savoir écologique traditionnel et la science occidentale dans la gestion durable des forêts», Recherches amérindiennes au Québec, Vol 26, 2-3, 2006, p. 47.
(2)UNSD (United Nations Divison for Sustainable Development), Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, [en ligne] <http://www.un.org/french/events/rio92/aconf15126vol1f.htm>. Consulté le 6 juillet 2007. Convention sur la diversité. [en ligne], <http://www.cbd.int/doc/legal/cbd-un-fr.pdf> Consulté le 6 juillet 2007.
(3)BATTISTE et YOUNGBLOOD HENDERSON, «Protecting Indigenous Knowledge and Heritage», dans LERTZMAN, op. cit., p. 45.
(4)DUTFIELD, Graham, «Protecting and Revitalising Traditionnal Ecological Knowledge: Intellectual Property Rights and Community Databasas in India», dans BLAKENEY, Michael, Perspectives on Intellectual Property, [en ligne], <http://www.wipo.int/documents/fr/meetings/2002/igc/doc/grtkfic3_9.doc>. Consulté le 6 juillet 2007.
(5)APPIAH-OPOKU Seth, The need for indigenous knowledge in environment impact assessment: The case of Ghana, Lampeter, The Edwin Mellen Press, 2005, p.8.
(6)NADASDY, Paul, «The Politics of TEK :Power and the Integration of Knowledge» dans op. cit. LERTZMAN, P. 45.
(7)AGRAWAL, Arun, «Classification des savoirs autochtones: la dimension politique». Revue internationale des sciences sociales, Vol 173, 2002, p. 329-330.

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