Sous le hakapik, la chaleur et la bannière des étoilés

Pour nombre d’espèces, le printemps est la célébration de la vie qui renaît mais aussi la saison des grandes prédations. C’est le cas à Terre-Neuve-et-Labrador (TNL) où la chasse aux phoques est une pratique bien ancienne et où près de 6000 personnes en tirent profit chaque année. Tué non seulement pour sa peau mais aussi pour sa viande et son huile, le phoque a rapporté, en 2006, 30 millions de dollars aux chasseurs et 55 millions à la province. Au-delà de ce commerce doré, plusieurs questions viennent embrumer les côtes de Terre-Neuve, plaçant le marché sur des bases de moins en moins stables. Voici une rétrospective de cet étrange combat où les acteurs ne sont autres que les jeunes phoques eux-mêmes, l’homme, sa sensibilité et aussi, plus récemment, le climat dans toute son imprévisibilité.

Protest 16 (Protestation 16)
Stallio, Protest 16 (Protestation 16), 2006
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Qui est Phoca groenlendica?

Avant tout, quelle est l’espèce animale qui se retrouve à la base du secteur économique placé au 5e rang à TNL, qui assure 25 à 35% du revenu des chasseurs et qui crée tant d’émoi chez certains observateurs et tant d’intérêt chez d’autres(1;2)? C’est Phoca groenlendica ou le phoque du Groenland qui partage avec six autres de ses confrères les eaux froides de cette région du monde. Phoca groenlendica est l’espèce la plus concernée par la chasse du fait de son abondance, estimée à 5,85 millions d’individus(3).

Sur le plan biologique, le phoque du Groenland est un mammifère adapté aux régions polaires du Grand-Nord qui migre l’hiver plus au sud pour mettre bas sur la banquise. À cette période, deux sites de reproduction sont privilégiés: le large de Terre-Neuve-et-Labrador (site le plus important où l’on retrouve 70 à 75% des phoques) et le Golfe du Saint-Laurent (35 à 30% des phoques). Les nouveaux-nés, appelés blanchons, naissent fin février ou début mars(4). Ils mettent deux semaines avant de parvenir à maturité et c’est à ce moment que la chasse démarre, au début du mois d’avril, successivement sur les deux sites de reproduction: tout d’abord, dans le Golfe du Saint-Laurent et ensuite au large de Terre-Neuve. Chaque année, la chasse se trouve sérieusement réglementée par le ministère des Pêches et Océans Canada (MPO), qui établit des quotas en fonction de l’abondance du troupeau(5).

Les chasses abondantes influenceraient-elles le déclin de l’espèce?

Si l’on regarde de près, alors que 52 000 phoques étaient pêchés par année entre 1983 et 1995(6), les quotas en question se sont élevés ces dernières années à 312 367 en 2002, 289 512 en 2003, 365 971 en 2004, 329 829 en 2005 puis à 319 517 en 2006. En lisant ces chiffres, on peut se poser la question: la chasse peut-elle causer la diminution de l’espèce? À la suite des chasses excessives des années 2000, les chercheurs Mike Hammill et Garry Stenson, spécialistes des mammifères marins et des régions Arctique, avaient prévu un déclin progressif des populations, mais au final, celui-ci ne s’est pas produit. En fait, selon les chercheurs, les prises n’ont fait que stabiliser une population en perpétuelle croissance, laquelle était de 1,88 millions en 1971, pour atteindre un plafond à 5,85 millions en 2005. De plus, l’estimation faite des naissances rejoint la croissance observée. Par contre, au-delà de cette stabilisation, il existe un seuil naturel de référence à ne pas dépasser: le «fameux» N70. Cet indicateur spécifie que les prises ne doivent pas réduire la population au-dessous de 70% de sa taille maximale observée. Selon les estimations, si les prises restent aux alentours de 275 000 sur les cinq prochaines années, et qu’elles baisent à 235 000 à partir de 2011, la population ne devrait pas décliner sous le seuil N70 jusqu’en 2013. Actuellement, le N70 est évalué à 4,07 millions d’individus(7;8). Mike Hammill rapporte à ce propos:

«Selon les différents scénarios envisagés, le quota de 270 000 prises pour cette année ne place pas les troupeaux de phoques en danger, même en supposant une grande mortalité naturelle parmi les animaux(9).»

Les phoques sont-ils un danger potentiel pour les stocks de morue?

Que les hommes soient un danger potentiel pour les populations de phoques est une possibilité. Que les populations de phoques le soient pour d’autres espèces en est une autre. Sachant qu’un phoque adulte mange entre 1 et 1,4 tonne métrique de poisson par année, beaucoup pensent que cette consommation pourrait avoir un impact important sur le déclin des bancs de poissons en Atlantique Nord, notamment en ce qui concerne la morue(10). Les stocks de morue sont en effet passés de 600 000 tonnes dans les années 1980 à 25 000 tonnes au début des années 1990 (11). En fait, l’étude menée par G. Stenson et M.O. Hammill montre que les fortes populations de phoques ont eu très peu d’impact sur les stocks de morue, mais il est possible qu’elles aient eu, par contre, une influence sur leur difficulté à se rétablir. Garry Stenson, l’un des deux auteurs du rapport rencontré au cours d’une entrevue, m’a spécifié au sujet de cette hypothèse que:

«Le fait que les phoques contribuent à la diminution des stocks de poissons, notamment la morue, n’est pas vérifié. […] Par contre, il est possible que plusieurs facteurs combinés soient à l’origine du déclin chez la morue et que les phoques n’aient pas un impact direct, mais indirect, via par exemple la compétition pour la même qualité de nourriture(12)».

Un ennemi à anticiper: le réchauffement global

Il existe un autre danger qui guette de près les populations de phoques au Canada et ailleurs. On sait que les régions du Nord et de l’Arctique commencent à pâtir des effets notoires du réchauffement global. Mais qu’en est-il pour les populations de phoques? Le danger le plus imminent selon l’Arctic Climate Impact Assessment serait la banquise elle-même, un substrat de mise bas essentiel pour les espèces de phoques(13). Son dernier rapport, datant de 2004, spécifie qu’une réduction d’ampleur de la surface de glace marine est à prévoir pour toutes les régions de l’Arctique. Pour le Canada, on estime un retrait de l’ordre de 150-200 km à 500-800 km pour le XXIe siècle. La première zone concernée est le Golfe du Saint-Laurent, là où la banquise s’étend le plus au sud. Sans glace dans le Golfe, ce site naturel de reproduction est directement menacé.

Ceci est déjà vérifiable pour 2007: on peut en effet découvrir dans le Bulletin des glaces du vendredi 6 avril que la situation glacielle du Golfe du Saint-Laurent était pour le moins désastreuse pour la saison de reproduction: sur les douze points d’observation situés dans le Golfe, neuf ont été décrits comme «eau libre», c’est-à-dire que la couverture glaciaire était inférieure au dixième de la surface marine pour chacun de ces points, en se référant à l’échelle de concentration des glaces du MANICE (14;15). À l’inverse, la situation sur le front était totalement opposée: le 12 avril 2007, la banquise était trop épaisse pour permettre le passage des bateaux et, le 22 avril, un article du Monde traitait d’alarmante la situation d’une centaine de chasseurs de phoques prisonniers des glaces dans cette même région, nécessitant l’intervention d’urgence des secouristes(16).

La chasse aux phoques à travers l’éveil de nos sensibilités

Les menaces attendues liées au réchauffement planétaire alimentent le combat perpétuel que se livrent les groupes de défense des populations de phoques. Guidée par la notoriété de trois célébrités (Brigitte Bardot, Paul McCartney et Heather Mills McCartney), une large part de la société occidentale s’insurge de plus en plus contre la chasse aux phoques. Pourquoi? Les chasseurs sont autorisés à tuer les bébés phoques âgés de plus de 12 jours, c’est-à-dire, dès qu’ils commencent à muer et à perdre leur fourrure. La chasse se déroule ainsi chaque année après la mise bas, et l’International Funds for Animal Welfare, l’association de défense la plus engagée dans la défense des phoques, révèle que plus de 98% des phoques chassés ont moins de 3 mois. Le MPO confirme à peu de chose près que 94% des prélèvements commerciaux se composent des petits de l’année(17). Ce ne sont donc pas des adultes qui sont chassés mais de très jeunes phoques. Même si cinq articles du règlement de chasse du MPO prescrivent des pratiques non cruelles, que 90% des phoques sont tués par armes à feu et 10% au hakapik ou au gourdin, le véritable problème est que pour beaucoup la chasse s’apparente plus à une simple cueillette d’animaux trop jeunes pour être chassés qu’à une chasse véritable avec l’équité qu’elle doit impliquer(18).

Au-delà du règlement, les images confrontent nos esprits. Aujourd’hui, la chasse et l’exploitation des ressources du milieu naturel ne sont plus vues comme la capture de simples prises pour assurer une subsistance, car le respect de la vie animale entre désormais en ligne de compte. La sensibilité de beaucoup d’observateurs s’éveille au sein d’un système qui se retrouve d’un coup remis en question dans son fonctionnement. Qui aura le dernier mot pour la survie d’une espèce qui ne fait que subir les assauts de ceux qui utilisent sa peau, sa viande, son image et qui se trouve maintenant rejetée d’une partie de son propre habitat?

Notes

(1) Ministère Pêches et Océans Canada. Phoques et la Chasse aux Phoques. [En ligne]:
<http://www.dfo-mpo.gc.ca/seal-phoque/reports-rapports/facts-faits/factsheet_f.htm>. Consulté le 11 avril 2007.
(2) Gov. Newfoundland and Labrador Canada. Fisheries and Aquaculture. Sealing Industry. [En ligne]: <http://www.gov.nl.ca/fishaq/sealfactsheet/>. Consulté le 11 avril 2007.
(3) Ministère Pêches et Océans Canada. Inst. Maurice-Lamontagne. Index des espèces. [En ligne]: <http://www.qc.dfo-mpo.gc.ca/iml/bibliographie/francais/Index_FR_PUB_IML.htm>
(4)(6)(7) STENSON, G.B, HAMMILL, M. 2005. Stock Assessment of Northwest Atlantic Harp Seals (Pagophilus groenlandicus). Newfoundland and Labrador Region / Quebec Region. Ministère Pêches et Océans Canada. Document 2005/037. [En ligne] 12 pages:
<http://www.qc.dfo-mpo.gc.ca/iml/bibliographie/francais/EspecesIML21.htm>
(5)(17) Ministère de la Justice Canada. Règlement sur les mammifères marins. [En ligne]: <http://www.lois.justice.gc.ca/fr/showtdm/cr/DORS-93-56>
(8) HAMMILL, M & STENSON, G.B. 2005. Abondance du phoque du Groenland dans l’Atlantique Nord-Ouest (1960 – 2005). Ministère Pêches et Océans Canada. [En ligne] 34 pages:<http://www.qc.dfo-mpo.gc.ca/iml/bibliographie/francais/EspecesIML21.htm>
(9) HAMMILL, Mike. Extrait de l’entrevue réalisée par courriel le 2 avril 2007.
(10) Sealing around the world. Feuillet d’information sur les phoques et la chasse aux phoques. [En ligne] 3 pages: <http://www.sealsandsealing.net/>
(11)(18) STENSON, G.B. & HAMMILL, M. 2004. Quantification de l’incertitude dans les estimations de la quantité de morues (Gadus morhua) consommées par les phoques du Groenland (Phoca groenlandica). Ministère Pêches et Océans Canada. [En ligne] 31 pages :<http://www.qc.dfo-mpo.gc.ca/iml/bibliographie/francais/EspecesIML21.htm>
(12) STENSON, Garry. Extrait de l’entrevue réalisée par téléphone le 23 avril 2007.
(13) Arctic Climate Impact Assessment (ACIA) – 2004. Conclusions. [En ligne] 29 pages: <http://www.acia.uaf.edu/>
(14) «Le pire début de saison», Radio-Canada.ca – Atlantique, édition du 3 avril 2007. [En ligne] :
<http://www.radio-canada.ca/regions/atlantique/2007/04/03/003-phoque-saison.shtml>
(15) Environnement Canada. Service canadien des glaces. Bulletin quotidien sur les conditions glacielles dangereuses. Édition du 6 avril 2007. [En ligne]:
<http://www.ice-glaces.ec.gc.ca/prods/FICN77CWIS/20070406133000_FICN77CWIS_0003064171.txt>
(16) Kim Ploughman, «Postpone Labrador seal harvest urges Jones», Liberal Party of Newfoundland and Labrador, édition du 11 avril 2007. News release. [En ligne]: <http://www.liberal.nf.net/News_Releases_2007/apr_11_jones_seals.htm>
«Canada: des chasseurs de phoques toujours prisonniers des glaces», Le Monde.fr, édition du 22 avril 2007. [En ligne]:
<http://www.lemonde.fr/web/depeches/0,14-0,39-30609933@7-50,0.html>

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