Le 15 août marque la fête de l’Assomption de la Vierge, qui est aussi la fête nationale des Acadiens. Dans le cadre des festivités entourant le 400e anniversaire de Québec, une délégation acadienne est venue fêter sa fête nationale dans la vieille capitale. Joseph-Yvon Thériault, un sociologue qui se penche depuis longtemps sur la question de l’Acadie et des minorités francophones en Amérique, a accepté de nous rencontrer afin de discuter de l’identité acadienne et de son rapport au Québec.
Que pensez-vous du rapport de la commémoration au passé ou, encore, à l’évacuation de celui-ci?
On est toujours en train, aujourd’hui, de vouloir commémorer quelque chose; on est beaucoup dans le moment mémoire… Parfois, on peut se dire que c’est parce qu’on est des peuples de l’oubli qu’on essaie de commémorer beaucoup, mais je ne suis pas sûr qu’on le fasse toujours de façon consciente et explicite. Je prends juste la polémique du 400e sur la présence de Paul McCartney et ça me fait penser que d’abord, dans tout ça, l’enjeu de la discussion était: qu’est-ce qu’on commémore? Si, effectivement, on fait juste une fête, tout le monde peut être à une fête. Si, d’un autre côté, on utilise ce moment-là pour rappeler une expérience historique qui nous marque encore, la présence francophone en Amérique ou, encore, la création d’une civilisation particulière, il y a effectivement une réflexion à faire sur qui on invite lors d’une manifestation spectaculaire, parce qu’on est dans le moment de la commémoration, on n’est pas uniquement dans le moment de la fête.
Donc c’est vraiment le lien à un ancrage historique qui peut faire d’un événement comme le 400e davantage qu’une simple fête…
Oui. Moi, je suis de ceux qui croient que c’est important, les moments de commémoration, parce que, effectivement, si on est dans des sociétés qui ne sont plus des sociétés traditionnelles, qui ne sont plus des sociétés de filiation spontanée, les filiations qu’on a doivent être explicites, elles doivent être vécues, elles doivent être construites d’une certaine façon. Les commémorations et les débats sur les moments de mémoire à conserver, et puis à réinterpréter, c’est la manière dont on se construit un héritage.
L’héritage ne nous étant plus donné de soi, il faut le construire. C’est pour ça que je dis qu’on doit le faire, et qu’on doit le faire sérieusement, sinon on n’est pas obligé d’utiliser l’histoire pour faire des fêtes. On peut dire qu’on fait la fête du printemps, de l’été, mais si on fait des fêtes historiques, il me semble qu’on doit prendre ça au sérieux et dire que ça doit être des moments riches de réflexion sur ce qu’on veut conserver et ce qu’on veut être par rapport à notre mémoire.
Parlons maintenant de l’Assomption de la Vierge, qui est la fête nationale des Acadiens. Que représente cette fête-là pour les Acadiens, qu’est-ce qu’on essaie de véhiculer en matière de symboles cohésifs?
On peut déjà faire un parallèle avec le Québec: au XIXe siècle, au moment de la construction des imaginaires nationaux, on sait que c’est autour de 1840 que la Saint-Jean-Baptiste est devenue une référence: un peuple se donnait une fête nationale, un patron.
Il y a eu à Québec, je pense, je ne suis plus trop certain de la date exacte, une réunion du réseau de la Société Saint-Jean-Baptiste de l’époque à laquelle on avait invité des francophones des Maritimes, vers 1880. C’était la première fois, à cette réunion-là, que des Acadiens se retrouvaient après la Déportation. Il n’y avait pas du tout dans les Maritimes, jusqu’en 1880, de sensibilité au fait qu’il y avait une communauté acadienne qui avait survécu à la Déportation. Ils se sont donc retrouvés à Québec, quelques représentants, et ils se sont dit qu’il faudrait qu’ils se retrouvent à nouveau, chez eux cette fois. En 1881, ils ont fait une première réunion et le débat, l’enjeu était: est-ce que nous sommes des Canadiens français ou est-ce que nous sommes autre chose?
Il faut se reporter dans le sens de l’époque: on est 20 ans après la Confédération. Les francophones des Maritimes qui, depuis 1713, ne font plus partie du Canada, sont réintégrés dans celui-ci depuis 1867. Il s’est presque passé 150 ans… Finalement, il y a un débat, dont on ne précisera pas les raisons ici, mais un débat à savoir si on est Acadiens, si on est Canadiens français, et si on est Acadiens, il faut, à ce moment-là, se doter, comme nation autonome, de symboles. On fait donc un vote, et c’est l’Acadien qui gagne. On décide qu’on est Acadiens et on décide à partir de ce moment-là qu’il faut se doter de symboles nationaux. On prend le 15 août comme fête nationale, Notre Dame de l’Assomption comme patronne.
Est-ce qu’il y a une raison précise à ce choix?
Non, on ne sait pas très bien. D’ailleurs, il reste une recherche historique assez importante à faire sur le pourquoi; pourquoi les francophones décident qu’ils ne sont pas Canadiens français? Jusqu’alors, ce n’était pas évident… J’ai l’impression qu’il y a à la fois un sentiment que le clergé québécois a un peu délaissé les francophones catholiques des Maritimes et a laissé le champ libre aux Irlandais. Donc, c’est le petit clergé francophone des Maritimes qui décide que la manière de s’autonomiser face aux Irlandais et face au clergé québécois, c’est de revendiquer qu’ils sont un peuple, qu’ils sont une nation.
Ils adoptent le drapeau français, avec une étoile mariale, ce qui paraît une aberration historique dans le sens où l’on est en pleine époque du début de la troisième République française, à un moment où la République se définit de plus en plus à travers sa laïcité. Et voici un groupe de curés qui prennent le drapeau français et lui plaquent une étoile mariale. Il y a d’ailleurs des Français qui sont présents; Rameau de Saint-Pierre est très présent dans la définition de l’idéologie nationale acadienne. Là aussi, ils trouvent le clergé québécois un peu tiède par rapport à leur affirmation en Acadie.
On se définit à ce moment-là de façon autonome comme un peuple qui n’a ni les mêmes origines ni, donc, le même rapport à l’histoire que le Canada français, quoique la trame soit assez similaire. C’est-à-dire qu’on déplace un peu les référents: la Conquête devient la Déportation, mais avec une idée probablement plus providentialiste. C’est-à-dire que l’Acadie est de l’ordre du miracle; la survivance devient le thème majeur de cela. La permanence de l’existence d’un peuple acadien est perçue comme une résurrection. On emploie ces mots comme de l’ordre d’un cadeau providentiel. Ça ne devrait pas exister, c’est donc Dieu qui permit que ça perdure.
Quelle place, selon vous, pouvait avoir ou pourrait, encore aujourd’hui, avoir l’Acadie dans une dynamique de francophonie nord-américaine?
Historiquement, on peut dire que l’Acadie a été, dès le départ, et ne serait-ce que géographiquement, la jonction de l’Amérique anglophone et protestante et de l’empire français. Il y a toujours eu un débat à savoir à qui appartenait le territoire. D’ailleurs, on peut interpréter la Déportation de cette façon-là, c’est que l’empire britannique n’a jamais reconnu l’Acadie comme colonie française et, donc, les habitants de la colonie étaient pour eux des hors-la-loi. Alors que ça n’a jamais été le cas de la vallée du Saint-Laurent, de Terre-Neuve à Boston, on a considéré, à un moment donné, qu’il y avait toujours eu une colonisation anglaise.
On a ainsi appelé Nova Scotia cette région, et ce, dès 1630 ou quelque chose comme ça, donc les deux empires s’y sont chevauchés: de 1608 à 1755, il y a eu 13 passages de frontières. Il est sûr que la position ambiguë de l’Acadie ne date pas uniquement de la Déportation. Avant la Déportation, où se situait cette société un peu coupée géographiquement du Saint-Laurent et qui n’était pas tout à fait dans la Nouvelle-Angleterre, mais qui en était aussi, en quelque sorte, l’extension?
Ça, c’est déjà un apport particulier. Je suis impressionné de voir comment, au XIXe siècle, on considère presque l’Acadie, chez les historiens américains, comme une partie de l’histoire américaine. Et le poème de Henry Wadsworth Longfellow, Évangeline, est une démonstration de cela. C’est-à-dire que Longfellow écrit un poème de fondation de l’Amérique et il prend l’Acadie comme lieu de cette fondation. Pour lui, c’est un personnage du Maine; il est en train d’écrire un poème de la guerre de la frontière américaine, il est en train d’écrire un poème d’un autre univers. Il y a certainement ça.
Il y a également les liens avec les francophones, les Cajuns de la Louisiane, mais qui, au XIXe siècle, n’étaient pas très présents. Ce sont des liens qui se sont créés au XXe siècle. C’est-à-dire qu’au XIXe siècle, on n’est pas très conscient qu’il y a des Acadiens en Louisiane; ce n’est pas dans l’imaginaire des gens. Même au Québec, quand on parle de la Louisiane, on parle de l’ancien empire français, mais l’idée que ce sont des Acadiens qui forment la masse des francophones en Louisiane est une idée très récente. Il y a donc aussi ce lien-là.
L’idée de la diaspora est aussi une idée qui participe beaucoup, je pense, de l’imaginaire de l’Amérique du Nord et qui donne une espèce d’auréole, une résonance particulière à l’Acadie, du moins dans les milieux de la francophonie hors Québec. Elle est le peuple victime par excellence, le peuple meurtri, mais en même temps, elle est l’exemple de ce qui marche le mieux dans la francophonie hors Québec. Les Acadiens du Nouveau-Brunswick, particulièrement, sont des gens qui sont perçus comme ayant des institutions, qui ont peu de problèmes d’assimilation. C’est une communauté qui se tient, qui est fière, qui a une mémoire.
L’Acadie joue un rôle symbolique, des fois je pourrais dire plus important que la réalité. C’est vrai aussi par rapport à la France, je crois que les Québécois sont souvent surpris de la place qu’occupe l’Acadie dans l’imaginaire des Français, alors que pour eux ça n’a pas de rapport à la réalité empirique du groupe. Il y a une espèce de reconnaissance que j’associe beaucoup à la parution du poème Évangéline. Celui-ci a donné à l’Acadie un imaginaire qui est facilement universalisable, qui a fait que cette société a une résonance à l’extérieur qui est beaucoup plus importante que la force effective du groupe chez lui.
Pour continuer sur cette question de la francophonie nord-américaine, comment voyez-vous ses différents défis et ses différentes réalités, comment brosseriez-vous un portrait présent et projeté de cet ensemble?
Je pense qu’on est en train de sortir un peu d’une conception qu’on pourrait appeler «homogène» de la francophonie d’Amérique. Si on essaie d’expliquer la rupture et l’espèce de méfiance mutuelle entre les francophones d’Amérique et le Québec, ça porte sur le fait que le projet d’une civilisation francophone en Amérique du Nord, le projet de faire société, à partir des années 1960, les nationalistes québécois on dit que ça ne pouvait se faire qu’au Québec, où il y a une densité démographique, un État, des institutions, etc.
À ce moment-là, particulièrement au Québec, on a rejeté tout ce qui était extérieur au Québec en disant que ça ne faisait plus partie de nous, que c’était autre chose. Finalement, ils sont moribonds; on peut avoir une mémoire, mais c’est une mémoire d’outre-tombe, on a plus rien de commun avec eux.
René Lévesque parlait de dead ducks…
Oui, c’est ça, des cadavres encore chauds. Ça, ça venait de quelque chose qui, à mon avis, est vrai; c’est-à-dire que, probablement, le projet de faire société, à l’exception de l’Acadie du Nouveau-Brunswick, ne peut se faire qu’au Québec. Mais est-ce que ça veut dire que le reste de la francophonie, même s’il n’a pas le projet de faire œuvre de civilisation, n’existe pas?
Je pense que là, on commence à comprendre qu’il y a des parcours différents, qu’il peut exister, à Winnipeg, des francophones qui se reproduisent, qui vivent dans des communautés francophones, mais qui ne feront jamais civilisation comme au Lac-Saint-Jean, comme au Québec. Mais il reste quand même là quelque chose d’un autre ordre et qui est intéressant en soi.
Je pense qu’on arrive à dire que oui, il y a des traces de ce vieil empire français en Amérique, mais ces traces-là ont pris des trajectoires différentes, et on ne doit pas les mesurer à l’aune du Québec. Par exemple, quand les Québécois vont chez les Cajuns, ils sont un peu gênés, parce qu’ils les regardent à la lumière de la société québécoise, au lieu de regarder l’expérience historique et la manière dont l’identité de la francophonie cajun s’est développée. La langue n’a pas, par exemple, la même importance, mais il y a quelque chose, en soi, de particulier. Mais si on le compare au projet québécois, on dit alors que c’en est un dégradé, et ça ne rend pas la chose intéressante…
Je pense qu’on commence aujourd’hui à pouvoir mieux assumer ça en disant qu’on n’est pas obligé de comprendre la francophonie de la Nouvelle-Angleterre – pour ce qu’il en reste – ou, encore, la francophonie de la Louisiane, à la lumière du projet québécois. Essayons de la comprendre en soi et, à ce moment-là, on pourra nouer des relations sur d’autres bases que des relations un peu condescendantes en disant «voici notre projet, et les autres n’en sont que des dégradés».
Aujourd’hui on est plus près de cela, quand on veut renouer des liens dans la francophonie nord-américaine, quand le ministre Pelletier veut réintégrer le Québec dans la francophonie, même si je ne suis pas certain que l’expression qu’il emploie est bonne et porteuse. Mais l’idée qu’il y a derrière ça, c’est de dire que maintenant on est capable d’avoir des relations de partenariat qui ne sont plus fondées sur une espèce de hiérarchie de la noblesse des projets.
Entre une francophonie qui vit sur des mémoires familiales et une francophonie qui vit sur des projets de société, on doit simplement dire que ce sont deux rapports différents à un même univers francophone. Par exemple, ce que Dean Louder et Éric Wadell font dans l’Ouest américain, on dit que ce ne sont que des traces de mémoire. En soi, ça n’a rien à faire avec le projet québécois, mais le fait de dire qu’il reste des traces de mémoire francophone et qu’il y a des individus qui vibrent encore devant ces traces, dans des lieux comme le Wisconsin, en soi c’est intéressant si on ne compare pas ça au Québec.
Je pense qu’on est peut-être plus adultes dans notre capacité de comprendre. Le vieux rêve de l’empire français d’Amérique est bien mort, et le vieux rêve canadien français d’un projet de civilisation à l’échelle du continent nord-américain l’est aussi. Il reste cependant un archipel dont chaque partie a développé ses particularités, et il faut les prendre pour ce qu’elles sont. L’histoire nous permet de comprendre ces différentes parties, mais n’essayons pas d’en refaire un tout, parce que l’histoire en a décidé autrement.
L’auteur tient à remercier Jacques Pelletier et Michèle Rivard pour leur aide à la réalisation de cet entretien.
Suggestions de lecture
Joseph-Yvon Thériault, Faire société: société civile et espaces francophones, Sudbury, Prise de parole, 2007.
E.-Martin Meunier et Joseph-Yvon Thériault (dir.), Les impasses de la mémoire: histoire, filiation, nation et religion, Montréal, Fides, 2007.
Jacques L. Boucher et Joseph-Yvon Thériault (dir.), Petites sociétés et minorités nationales: enjeux politiques et perspectives comparées, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2005.
Joseph-Yvon Thériault, Critique de l’américanité: mémoire et démocratie au Québec, Montréal, Québec Amérique, 2002.
Joseph-Yvon Thériault (éd.), Francophonies minoritaires au Canada: l’état des lieux, Moncton, Éditions d’Acadie, Regroupement des Universités de la francophonie hors Québec, 1999.
Joseph-Yvon Thériault, L’identité à l’épreuve de la modernité: écrits politiques sur l’Acadie et les francophonies canadiennes minoritaires, Moncton, Éditions d’Acadie, 1995.