Ces ombres du Troisième Reich: les femmes allemandes, victimes ou complices?

En septembre dernier, lors de la présentation de son nouvel ouvrage Le principe de l’Arche de Noé, l’animatrice allemande Eva Herman a tenu des propos controversés qui ont aussitôt fait le tour des médias allemands. Regrettant les valeurs familiales valorisant la femme au foyer, Herman a alors déclaré que le Troisième Reich n’eut pas seulement des mauvais côtés, mais aussi des aspects positifs, telle la valorisation des familles et du rôle des mères1. Cette déclaration lui a coûté son poste d’animatrice à la Norddeutsche Rundfunk (NDR), le directeur des programmes cherchant à se distancier de ces propos.


Dawn Endico, , 2004
Certains droits réservés.

Cette controverse révèle toute l’importance d’une réflexion sur la condition et le rôle des femmes allemandes au sein du Troisième Reich. En effet, les travaux de nombreuses historiennes démontrent que le régime fut loin d’être favorable aux femmes, qui sont bien plus souvent perçues comme les victimes des politiques familiales nazies. Ces historiennes discernent derrière l’idéologie de la féminité de l’État nazi les buts essentiellement racistes et eugéniques du Reich. En 1987, la publication de l’ouvrage de l’historienne américaine Claudia Koonz, qui analyse le rôle des femmes allemandes en mettant en lumière leur complicité avec le gouvernement, vint néanmoins renverser la situation et donna lieu à un débat historiographique à l’image de l’Historikerstreit (la querelle des historiens) de 1986-19872. Une démonstration des différentes positions autour de ce débat contribuera à une meilleure compréhension de la nature de la condition et du rôle des femmes allemandes sous le régime nazi. Afin de mettre précisément en lumière les tendances du débat central, nous concentrerons ce survol historiographique sur les travaux de l’historienne allemande Gisela Bock et de l’historienne américaine Claudia Koonz.

Racisme et sexisme sous le régime nazi

Aux yeux de l’historienne allemande Gisela Bock, l’idéologie de la féminité du régime nazi était raciste et avait pour but de favoriser le contrôle et l’unité de la société, tout en la déchargeant du nombre grandissant des «indésirables» dans le système. Pendant que l’État nazi se donnait pour mandat de faire de la maternité et des tâches ménagères le destin propre des femmes aryennes, il dictait la stérilisation et le travail forcé pour les citoyennes économiquement, moralement et racialement «déviantes». Cette hiérarchisation de la conformité venait justifier l’euthanasie, puis l’extermination. Bock estime que les politiques «pro-familles» du Reich envers les groupes racialement, moralement et économiquement acceptables, oppressèrent également les femmes en les confinant à leur foyer. Les politiques eugéniques et sexistes qui déniaient à toutes les femmes le contrôle sur leur corps annonçaient les «meurtres de masse» des Juifs et des non-Allemands.

Les politiques nazies pro-natalistes et antinatalistes étaient étroitement liées et donnèrent lieu à une série de législations à partir de 1933. En plus d’interdire l’accès aux centres et aux services d’avortement, le Reich renforça l’ancienne loi contre l’avortement. Ainsi, à partir de 1935, les médecins et les sages-femmes devaient signaler au Bureau régional de la Santé d’État toute fausse couche. La police avait ensuite pour tâche d’enquêter sur ces femmes soupçonnées d’avoir avorté. En 1943, les ministères de l’Intérieur et de la Justice ont émis une loi intitulée, Protection du mariage, de la famille et de la maternité, qui prescrivait dès lors la peine de mort pour les cas extrêmes3Ces législations anti-avortements étaient prises de concert avec les lois légalisant la stérilisation eugénique et interdisant la stérilisation volontaire. La loi contre la propagation des «vies indignes de vivre» (lebensunwertes Leben), intitulée Loi pour la prévention des maladies héréditaires, prescrivait la stérilisation d’une certaine catégorie de gens et permettait même l’usage de la force contre les sujets récalcitrants. Bock estime que l’interdiction d’avorter et la stérilisation forcée, ainsi que l’interdiction et l’obligation de la maternité, étaient devenues les deux côtés d’une politique cohérente combinant sexisme et racisme.

Aux yeux de Bock, les femmes supérieures n’étaient pas touchées essentiellement par le sexisme et les femmes inférieures par le racisme, mais ces deux attitudes affectaient de façon concomitante l’ensemble des femmes du Reich. La pression sur les femmes dites «acceptables» quant à procréer, à pourvoir à un foyer ordonné pour mari et enfants et à accepter la dépendance économique vis-à-vis de l’époux, ne provenait pas tant de la propagande positive sur la valeur de la maternité, que de la propagande négative et des politiques qui rejetaient les femmes pauvres et «déviantes». Ainsi, le racisme était utilisé pour imposer le sexisme sous la forme d’une augmentation des travaux domestiques non rémunérés pour les femmes supérieures. Le sexisme qui obligeait la dépendance économique des femmes supérieures mariées était utilisé pour implanter le racisme en forçant les femmes ne pouvant bénéficier des avantages des mères désirables d’accepter les emplois les plus minables du marché du travail, et ce, afin de survivre.

Ainsi, le sexisme moderne établit deux différentes normes pour les femmes. Si certaines devaient veiller sur la famille et voir à bien élever les enfants dans la doctrine nazie, le tout soutenu par l’argent du mari, d’autres, surchargée et sans aucun soutien, devaient accepter des emplois peu rémunérés, pendant que leurs enfants étaient rejetés. Les discours racistes et sexistes, refusant aux femmes socialement, sexuellement et racialement étrangères le titre même de femmes, firent planer la menace de ces normes sur toutes les autres femmes4.

Les mères de l’Allemagne nazie

Si Gisela Bock représente les femmes comme des victimes du national-socialisme, la thèse controversée de Claudia Koonz met en lumière la complicité des femmes allemandes avec le régime nazi. Koonz estime que si ce ne sont pas toutes les femmes qui admirèrent Hitler, elles le suivirent néanmoins, au même titre que les hommes, par conviction, par opportunisme ou par choix. «Loin d’être impuissantes ou innocentes, les femmes rendirent possible l’État meurtrier au nom des intérêts qu’elles définissaient comme maternels5». Koonz perçoit dans le travail émotionnel que ces femmes accomplirent pour les hommes dans la sphère privée une contribution à la stabilité du régime. Dans le cadre communautaire, la conviction des dirigeants quant à la faiblesse des femmes offrit à ces dernières une certaine liberté d’action et la possibilité d’user des mouvements de femmes comme base pour générer un Lebensraum (espace vital) féminin. La Ligue des femmes national-socialistes veilla au recrutement des partisans, à l’écriture des lois du mouvement et aux levées de fonds. Pendant que les hommes prônaient la haine des races et un nationalisme virulent qui menaçaient de détruire la moralité de la civilisation, «la participation des femmes dans le mouvement créa un ersatz d’idéalisme6».

La séparation entre les sphères masculine et féminine dictée par l’idéologie misogyne des dirigeants nazis relégua les femmes à leur propre espace, à la fois sous et derrière le monde dominant des hommes. La dirigeante du plus grand mouvement des femmes nazies, Gertrud Scholtz-Klink, devint le chef d’un lobby pour les intérêts des femmes qui prit soin de propager la doctrine nazie à l’intérieur de tous les foyers du Reich. Après la mise en place de mesures de planification sociale qui proscrivaient le contrôle des naissances et augmentaient les sanctions pour l’avortement parmi les femmes aryennes, les travailleurs sociaux de Scholtz-Klink contribuèrent au programme de stérilisation. Les femmes professionnelles fondèrent des écoles eugéniques pour éduquer les jeunes filles dans leur future carrière de femmes au foyer. De jeunes épouses laissèrent le marché du travail pour recevoir l’aide de l’État et mirent au monde de nombreux enfants. Koonz estime nombreuses celles qui répondirent à l’appel de la famille et de la maternité, en raison de leur insécurité face au monde moderne. L’historienne dévoile un aspect plus noir de leur complicité et mentionne également que des femmes au foyer participèrent au boycottage des magasins juifs et allèrent jusqu’à rompre leur amitié avec des Juifs suivant les prescriptions de la doctrine nazie.

Les femmes aux ambitions les plus traditionnelles du régime souhaitaient bâtir un vaste monde de femmes à l’intérieur d’une sphère essentiellement féminine, mais sous la garde des hommes. Ce Lebensraum féminin représentait une sphère sociale au sein de laquelle les femmes de toutes les classes et de tous les groupes d’âge pourraient coopérer pour faire revivre l’amour et l’harmonie. Cet espace pour les femmes eut toutefois un effet pervers et permit aux femmes nazies d’envahir «la vie familiale avec l’endoctrinement idéologique eugénique et antisémite7». Scholtz-Klink répondit ainsi tout à fait aux exigences d’Hitler qui avait besoin de femmes pour convenir à l’illusion de la décence du régime et masquer sa nature meurtrière. En revisitant l’Allemagne nazie, Claudia Koonz constate donc que les mères et les femmes dirigées par Scholtz-Klink offrirent une contribution vitale au pouvoir nazi «en préservant l’illusion de l’amour dans un environnement de haine8».

Conclusion

Deux ans après la publication de l’ouvrage de Koonz, Bock dénonça sa collègue américaine pour avoir écrit «un livre partial et sans utilité historique, voire antiféministe», et de l’avoir blessée en imposant la «responsabilité collective» sur les femmes allemandes9.

Depuis, d’autres chercheurs se sont penchés sur le rôle des femmes allemandes et la dichotomie victime/complice. Adelheid von Saldern estime que les femmes ne peuvent pas être simplement catégorisées comme victimes ou complices du régime et prône une déconstruction de cette opposition binaire. Les expériences de ces femmes furent beaucoup plus complexes et ambiguës et l’ambivalence de leur rapport avec le régime leur permit dans certains cas d’expérimenter à la fois le rôle de victime et de complice. À ses yeux, le confinement des femmes dans la sphère privée ne contribua pas plus à l’innocence des femmes qu’à l’illusion de l’harmonie. «La sphère privée ne constituait en aucun cas un refuge sain et sécuritaire; certaines femmes dénoncèrent leur mari10». Ainsi, la sphère privée fut largement envahie par la sphère publique, imprégnée de l’idéologie nazie et de ses règles arbitraires. Afin de déterminer le degré de responsabilité des femmes dans les desseins nazis, Saldern propose de s’interroger sur la mesure dans laquelle le régime nazi arriva à intégrer les femmes à ses politiques. Cette démarche devra tenir compte des différences parmi les femmes du Troisième Reich et des choix qui s’offraient à elles à l’intérieur des structures nazies. Ainsi, ce survol historiographique aura démontré la variété complexe et contradictoire des expériences des femmes et de leur rôle sous le Reich. Des généralisations simplistes et hasardeuses telles que celles émises par une journaliste comme Eva Herman sont donc loin de rendre compte de la complexité et de l’ambiguïté de la vie des femmes sous le Troisième Reich et des politiques de son régime.

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. «Frauenrechtlerinnen begrüßen Hermanns NDR-Rauswurf», Spiegel online, [en ligne], 2 p. ‹http://www.spiegel.de/kultur/gesellschaft/0,1518,druck-504703,00.html›. Consulté le 28 décembre 2007.
2. Historikerstreit: débat entre les historiens et intellectuels allemands de l’Allemagne de l’Ouest au sujet de la question de la responsabilité des Allemands face à la Shoah.
3. BOCK, Gisela, «Racism and Sexism in Nazi Germany», dans When Biology became Destiny, Women in Weimar and Nazi Germany, sous la dir. de Renate Bridenthal, Atina Grossmann et Marion Kaplan, New York, Monthly Review Press, 1984, p. 276.
4. Ibid., p. 288.
5. KOONZ, Claudia, Mothers in Fatherland, Women, the Family and Nazi Politics, London, Jonathan Cape, 1987, p. 5.
6. Ibid.
7. Ibid., p. 14.
8. Ibid., p. 17.
9. GROSSMANN, Atina, «Feminist Debates about Women and National Socialism», Gender and History, vol. 3, no. 3, 1991, p. 350.
10. SALDERN, Adelheid von, Victims or Perpetrators? Controversies about the role of Women in the Nazi State», dans Nazism and German Society, 1933-1945, sous la dir. de David Crew, New York, Routledge, 1994, p. 144.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *